Aux marges de l'éducation
[jeudi 28 août 2014 - 12:00]

Cette histoire d’amitié – déclinée en livres, pièces, films et téléfilms – a souvent été érigée en modèle de détermination, tant pour les personnes en situation de handicap que pour la cause féminine. Helen Keller a perdu la vue et l’ouïe à l’âge de dix-neuf mois. Seule une nourrice l’accompagne durant ses cinq premières années, laissant la fillette dans un dénuement spirituel total. Après plusieurs fausses pistes, les parents Keller découvrent l’Institut Perkins, un établissement spécialisé pour les non-voyants. Annie Sullivan, souffrant elle-même de troubles oculaires, vient d’obtenir son diplôme de l’Institut. En 1886, âgée de 20 ans, elle accepte le poste de préceptrice et décide d’accompagner l’enfant sur le chemin de la connaissance. Une optique salutaire pour les deux femmes, qui ne se quitteront plus. Joseph Lambert appartient à cette nouvelle génération d’auteurs américains tournant le dos au traditionnel comic book. Avec le sujet présent, il s’empare du folklore étasunien et transfère l’univers mental d’Helen Keller sur la planche. Centré autour du personnage de la professeure, Lambert détaille en trois chapitres les premières années d’apprentissage.

Aux marges de l’éducation, Annie Sullivan se fait d’abord accepter par la gamine, proche du Victor de l'Aveyron1. Une deuxième partie insiste sur la volonté partagée par les deux femmes de communiquer, entre elles et avec l’extérieur. Un dernier chapitre déroule l’épisode au cours duquel Helen Keller est admise à l’Institut Perkins, après avoir écrit un conte. L’arrivée de cette pensionnaire particulière représente un formidable espoir pour la recherche médicale et prouve la qualité des personnels de l’Institut. Cette publicité permet à Michael Anagnos, le directeur de l’institut, de lancer des collectes de fonds. Or, il s’avère que le conte présenté comme une création originale d’Helen Keller a été publié plusieurs années auparavant. Joseph Lambert interroge la forte interdépendance entre Sullivan et son élève, et leurs désirs communs de réussir. Si le plagiat est évoqué, l’auteur suggère que la jeune fille serait douée d’une prodigieuse mémoire, et qu’elle aurait entendu l’histoire avant que sa préceptrice ne lui en permette l’expression.


L’une des forces de ce livre réside dans la transcription en bande dessinée d’un mythe contemporain, maintes fois décrit ou filmé. Le parti pris d’utiliser un gaufrier, de faire ressembler la page à une grille qui découpe invariablement chaque page en 4 bandes horizontales, chacune étant divisée en 4 cases, produit un effet de densité. Ce rythme progressif décompose les séquences éducatives durant lesquelles Helen Keller découvre les mots et leurs significations, selon la méthode expérimentée par Annie Sullivan, avant de s’en approprier l’usage. Pour nous plonger dans l’imaginaire de la jeune fille, l’auteur opère une rupture graphique en utilisant un personnage vaporeux sur fonds noir. Un changement de style dans lequel Joseph Lambert investit de l’émotion. L’absence de décor contribue à focaliser le lecteur sur Annie Sullivan, qui devient la narratrice autour de laquelle s’articule la mise en page.

Helen Keller apprit à écrire, pour exprimer son point de vue, tout en pratiquant la langue des signes. Elle sera la première sourde diplômée. Depuis 1980, le 27 juin est devenu le Hellen Keller day aux États-Unis. Au-delà du message quelque peu rédempteur, cette coédition soignée, préfacée par l’actrice née sourde Emmanuelle Laborit, souligne l’intérêt croissant de la production nord-américaine pour une bande dessinée émancipée du super héros.



rédacteur : William FOIX, Critique à nonfiction.fr
Illustration : Éditions ÇA ET LÀ

Notes :
1 - le sauvageon présenté par François Truffaut dans le film L'Enfant sauvage