La fierté des origines populaires comme arme de pouvoir
[mardi 20 mai 2014 - 09:00]
Société
Couverture ouvrage
Grand patron, fils d'ouvrier
Éditeur : Seuil
68 pages
Un récit incisif et convaincant, à propos de l'itinéraire d'un fils d'ouvrier d'origine italienne devenu l'un des patrons importants du secteur pétrolier.

Dans la nouvelle collection "Raconter la vie", dirigée par Pierre Rosanvallon aux éditions du Seuil, le sociologue Jules Naudet publie un récit de recherche, sorte d'enquête de terrain presque journalistique mais à des fins savantes, auprès du patron de la filiale française d'un grand groupe pétrolier – il semble s'agir du PDG de Shell France mais rien n'est affirmé clairement –, sobrement intitulé Grand patron, fils d'ouvrier. Jules Naudet, jeune chercheur du Centre Maurice-Halbwachs, influencé par la sociologie de Pierre Bourdieu et de Serge Paugam, s'était déjà intéressé à la question de l'ascension sociale et des "parcours de réussite" dans un livre remarqué, publié aux PUF en 2012, Entrer dans l'élite, se focalisant sur des itinéraires biographiques de réussite sociale à la fois en France, en Inde et aux Etats-Unis.

Dans Grand patron, fils d'ouvrier, c'est à partir de l'agglomération lyonnaise (Givors, plus exactement) que le sociologue fait démarrer son récit de réussite sociale. Franck (le prénom a été modifié, à la demande de l'intéressé) est natif de cette ville industrielle et vit une enfance difficile dans un milieu ouvrier qui, dans cette région, comme le rappelle le magnifique ouvrage Lyon à l'italienne. Deux siècles de présence italienne dans l'agglomération lyonnaise1, est alors pour une part importante originaire de l'Italie, en proie à un vaste exode dans la deuxième moitié du XIXe siècle et la première moitié du XXe. Jules Naudet s'attarde en particulier sur l'influence du père de Franck dans la construction de son identité. Fils d'immigré du Mezzogiorno, ouvrier de l'industrie, ajusteur dur à la tâche, ne s'octroyant aucun loisir sinon la construction d'une future maison de campagne (qui s'avérera être un échec, après la séparation d'avec sa femme, peu désireuse de quitter la ville et ses réseaux de sociabilité) à la seule force de ses bras, Marius constitue un modèle pour son fils, celui de la "religion du travail". Peu sensible aux luttes sociales et très critique vis-à-vis de la section CGT de son usine, ce père ouvrier, aussi discret socialement qu'efficace aux yeux de ses responsables, croit en la faculté de sublimation du travail individuel. C'est cette valeur que Franck retient de l'itinéraire de son père, alors même qu'il a tendance à dénigrer la vision plus épicurienne de sa mère, cherchant dans les loisirs des plaisirs plus immédiats et s'éloignant progressivement de son mari pour cette raison, après de longues disputes, pénibles pour Franck et ses frères, débouchant sur un divorce tardif mais néanmoins douloureux.

Selon Jules Naudet, qui a suivi Franck pendant une semaine après l'avoir interrogé préalablement pour ses recherches rassemblées dans Entrer dans l'élite, c'est à dessein que ce dernier revient si souvent sur l'exemple de son père, mais aussi de sa mère et des frères. Alors que d'autres enfants d'ouvriers, à l'instar d'Annie Ernaux dans La honte2 – livre que le sociologue soumet vainement à la lecture du patron –, laisseraient transparaître une difficulté, une frontière sociale étanche entre les origines populaires et la bourgeoisie (qui plus est la grande bourgeoisie patronale parisienne), Franck préfère mettre en avant sa fierté de s'être extrait de son milieu, tout en disant garder ses codes et ses valeurs. C'est cette "authenticité" selon Jules Naudet qui fait la force et le charisme d'un patron comme Franck, rare exemple à son niveau d'ascension par le travail, sans passer par les classes préparatoires et les réseaux des plus grandes écoles de commerce ou d'ingénieurs (par un concours de circonstances, Franck a réussi, après ses études à l'IUT de Grenoble et à l'Université de Lyon, à intégrer une école d'ingénieurs de "seconde zone", devenant la fierté de sa famille, son grand-père italien allant jusqu'à le vouvoyer et à l'appeler Ingegnere).

Ce que Grand patron, fils d'ouvrier montre de manière convaincante, c'est précisément dans quelle mesure la fierté de l'ascension sociale devient une arme de pouvoir chez un patron aussi puissant que Franck, défenseur convaincu des thèses néolibérales les plus violentes sur le plan économique et social. Pour justifier ses positions et son action (il a notamment mené d'importants plans sociaux au sein de son entreprise, débouchant sur des centaines de licenciements économiques), Franck se réfère sans cesse à l'un de ses frères, bénéficiaire du RMI puis du RSA depuis vingt-cinq ans, et qui, selon lui, ne cherche pas à travailler, ce qui lui fait dire qu'on est toujours responsable individuellement de sa situation et que la méritocratie existe bel et bien pour peu qu'on veuille se donner les moyens de réussir ("On est victime si on le veut", dit-il sèchement). En d'autres termes, l'on comprend que Franck, issu d'un mileu ouvrier mais vouant un culte au travail (ou plus exactement à son travail individuel, qui lui a valu une carrière professionnelle fulgurante, de cadre de terrain jusqu'à devenir patron d'une filiale nationale), s'est totalement approprié l'idéologie dominante de son milieu professionnel actuel, se sentant parfaitement à l'aise (tout en restant "authentique") dans des sphères telles que l'Automobile Club de France ou le MEDEF. Et c'est sans doute parce qu'il est tout en fait en phase, du point de vue des idées, avec son milieu d'adoption qu'il ne s'est pas senti obligé d'en adopter les codes et les habitus, préférant survaloriser ses origines populaires plutôt que de singer la haute bourgeoisie parisienne, à laquelle il sait qu'il est tout à fait étranger malgré sa situation actuelle.

Or, derrière l'observateur attentif, le sociologue n'est jamais loin. Alors que son récit cherche de manière détachée mais efficace à dessiner la personnalité et l'itinéraire personnel et professionnel de Franck, Jules Naudet réussit l'exercice difficile qui consiste à exprimer en peu de mots, comme le veut la collection "Raconter la vie", les paradoxes et les contradictions du personnage. En effet, la foi de Franck dans le modèle méritocratique est de moins en moins d'actualité selon les dernières phrases de l'ouvrage de Jules Naudet, se référant notamment aux travaux actuels (davantage salués outre-Atlantique qu'en France) de Thomas Piketty, car l'héritage et la fortune familiale pèsent de plus en plus sur le destin des individus. Sans doute Franck est-il assez conscient de cela et c'est pourquoi, sans jamais l'exprimer clairement, on sent dans ce récit une forme de dénonciation du cynisme et de l'égoïsme du self made man, se présentant volontiers en exemple, tout en sachant pertinemment que cet exemple personnel est d'une certaine manière l'arbre méritocratique qui cache la forêt d'héritiers. « Allégorie vivante d'une société qui se rêve sans classes, Franck est un alibi parfait pour le mythe méritocratique », conclut Jules Naudet, dans un registre final qui tranche avec le ton observateur de son récit, laissant entendre que le parcours de Franck est autant instrumentalisé par son entreprise (et par le système capitaliste) que par lui-même lorsqu'il s'y attarde.

Ainsi, de manière progressive, après avoir décrit minutieusement le parcours d'un patron passé par de nombreux postes de cadre intermédiaire, supérieur et dirigeant – en usine, à l'étranger (Londres, Dubaï) puis à la tête d'une filiale du groupe –, récompensé de son énergie, de son engagement et de son adéquation avec la "culture d'entreprise", selon des techniques managériales largement analysées par Luc Boltanski notamment3, Jules Naudet pointe l'enseignement sociologique de son enquête en dégageant une forme d'idéal-type, selon la terminologie wébérienne, celui du cadre dirigeant survalorisant ses origines populaires afin de mieux asseoir sa domination sur ses salariés. Aussi peut-on penser (et souhaiter) que ce court récit sera sans doute la première pierre d'une recherche fouillée sur le sujet.



rédacteur : Damien AUGIAS, Responsable du pôle politique
Illustration : D.R.

Notes :
1 - Lieux dits, 2013. Le livre a été prolongé par une exposition actuellement en cours aux Archives municipales de Lyon.
2 - Gallimard, 1999.
3 - Les cadres. La formation d'un groupe social, éditions de Minuit, 1982 ou Le nouvel esprit du capitalisme (avec Eve Chiapello, Gallimard, 1999).
Titre du livre : Grand patron, fils d'ouvrier
Auteur : Jules Naudet
Éditeur : Seuil
Collection : Raconter la vie
Date de publication : 09/05/14
N° ISBN : 2370210435