La Revue Dessinée réinvente la bande dessinée reportage
[jeudi 29 mai 2014 - 10:00]
Arts visuels
Couverture ouvrage
La Revue Dessinée
Éditeur : Futuropolis
228 pages

En trois numéros, La Revue Dessinée s’est imposée dans le paysage éditorial1. Elle a réussi à captiver les amateurs de mooks. Ce succès n’est pas le fruit du hasard : il est le résultat d’une habile campagne de communication qui aura su attirer la sympathie et l’intérêt du public, d’une approche somme toute originale et surtout d’une ligne éditoriale d’une qualité croissante. Ce succès est également une très bonne nouvelle pour la bande dessinée, support souvent mésestimé : La Revue démontre au grand public que le 9ème Art ne souffre d’aucun handicap quand il s’agit d’aborder des sujets complexes et brûlants. La Revue vient également éclairer un nouvel angle du champ de la « BD reportage », terme souvent utilisé et quasi-galvaudé. Mais certainement faut-il replacer cette heureuse initiative dans son contexte, ou plutôt voir en quoi elle se place dans une logique de maturation de la bande dessinée française qui s’est accélérée dans les années 1990.

Le principe de La Revue Dessinée est de présenter dans une revue des reportages sous forme de bandes dessinées. L’idée s’inscrit au carrefour de deux traditions. D’un côté, celle très récemment popularisée par XXI du mook, cet objet entre le livre et le magazine, à trois ou quatre numéros par an, et qui favorise des reportages plus longs et littéraires que ceux des périodiques traditionnels. XXI avait déjà opéré un rapprochement avec la bande dessinée, ou du moins l’art graphique : d’abord en publiant au moins un reportage en bande dessinée dans chaque numéro (on a pu ainsi admirer les travaux d’éminents auteurs tels que Joe Sacco, Emmanuel Guibert ou Jean-Philippe Stassen dans les pages de la revue). Ensuite, XXI a pour parti pris de remplacer les habituelles photographies de reportages par des illustrations. Par cette approche, elle a effectué un premier pas vers une réappropriation entièrement graphique du reportage.

Mais La Revue Dessinée se raccroche également (et surtout ?) à la tradition des revues de bande dessinée alternative. Ce format A5 de La Revue ne peut qu’évoquer celui des fanzines apparus dans le sillage de Lapin (périodique publié par l’Association) à partir des années 1990. Le principe est de regrouper les travaux de différents auteurs dans un volume que l’on pourra garder, ranger dans sa bibliothèque et feuilleter à l’occasion (contrairement à un magazine). On retrouve l’idée d’une publication de qualité, qui justifie l’utilisation d’un format noble et durable (le livre). C’est par ailleurs dans la bande dessinée alternative que sont apparues des œuvres non fictionnelles se rapprochant du reportage (voir Shenzhen de Guy Delisle ou La guerre d’Alan d’Emmanuel Guibert, pré-publiés dans les premiers numéros de Lapin et par la suite sortis chez l’Association). Le parallèle s’arrête cependant là.  La bande dessinée alternative revendique être à contre-courant de l’édition « mainstream », pas La Revue. Son contenu relève certes de la bande dessinée d’auteur, mais elle vise un public plus large, avec des œuvres plus accessibles (en matière de dessins ou de narration) et en couleurs. Elle se consacre entièrement à des reportages alors que le courant alternatif ne l’abordait que marginalement préférant, quand il s’agit de non-fictions, les récits intimes et autobiographiques.

En conséquence, ses modes de diffusion sont également différents : par son important tirage (15 500 exemplaires pour le premier numéro), sa version électronique destinée aux tablettes et son diffuseur (Delsol, créé par deux géants du secteur Delcourt et Soleil). Pour résumer, La Revue Dessinée peut être considérée comme ayant récupéré les traditions alternatives des années 1990, et les aurait diffusées à un public plus large.

Est-elle dès lors une resucée des recettes de la bande dessinée alternative, avec des objectifs commerciaux, empruntés aux gros éditeurs comme Delcourt et Soleil ? La réalité semble plus complexe. D’abord, parce que ses créateurs sont principalement des auteurs ayant eu recours au financement solidaire (crowdfunding), ce qui garanti une certaine indépendance au projet même si, encore une fois, on retrouve un gros éditeur parmi ses actionnaires (Futuropolis)2.

Mais le plus important est certainement le contenu de La Revue. Force est de constater que celui-ci s’est affiné au fur et à mesure des numéros, à tel point qu’on sent un style « revue dessinée » émerger. D’abord notons l’absence de noms d’auteurs de bande dessinée connus de longue date du grand public. Certes on trouve les signatures de Gipi, Beb Deum, Mattotti ou Davodeau, mais pour apporter une caution au périodique (les trois premiers ont dessiné les couvertures, tandis que Davodeau n’a pour l’instant réalisé un dessin inséré dans le numéro 2 – même si de plus amples collaborations sont à venir). La plupart des auteurs sont donc jeunes, et souvent inconnus du grand public.

Les thèmes choisis se veulent sérieux, informatifs et proches des préoccupations du moment: ils mélangent grosso modo trois types de contributions : les reportages à proprement parler, souvent liés à un voyage de(s) l’auteur(s); l’enquête sur un thème spécifique (…. qui peut également s’accompagner de déplacements avec interviews – voir « La Saga du gaz de schiste » de Sylvain Lapoix et Daniel Blancoux dans les trois numéros) et enfin, les rubriques, plus courtes, à vocation principalement informatives. Les thématiques collent à l’actualité, avec certains sujets de prédilection : plus particulièrement l’énergie (gaz de schiste, nucléaire – « Les Plaies de Fukushima » d’Emmanuel Lepage dans le numéro 2, sécurité énergétique – rubrique « Le Futur est pour bientôt » du numéro 3 d’Olivier Jouvray et Maëlle Schaller) et en moindre mesure l’extrême droite (« En Plein front » sur le FN par Valérie Igounet et Julien Solé dans le numéro 3, ou sur le groupe grec de l’Aube dorée par Sylvain Ricard et Damien Vidal à paraître dans le numéro 4). D’autres récits mettent en lumière des thèmes habituellement peu traités: voir « La Guerre des mouches » de Pedro Lima, Philippe Psaïla et Jean-Paul Krassinky ou encore celle de la guillotine par Marie Gloris et Rica (tous deux dans le numéro 3). Certaines histoires sont à suivre et ont vocation à être publiées séparément (« Saga du gaz de schiste »). La Revue prévoit également de faire paraître des extraits d’albums en cours de réalisation (voir le projet de Davodeau et Benoît Collombat sur l’affaire Boulin).

Ces récits sont entrecoupés de rubriques de moins de dix pages. Celles-ci viennent aérer les numéros, avec des sujets la plupart du temps légers, traités avec humour. Elles ont un objectif informatif, voire éducatif, reprenant avec décalage les rubriques pédagogiques des vieux journaux pour enfants. Certaines de ces chroniques constituent probablement le point faible de La Revue.  Des récits pêchent par leur faible documentation (« Le Futur est pour bientôt » du numéro 3 d’Olivier Jouvray et Maëlle Schaller, aurait gagné à être approfondi et illustré par des données précises) ou leur goût parfois un peu douteux (représentation assez archaïque de la femme dans « Savoir pour tous » de David Vandermeulen et Daniel Casanave).

Les auteurs de La Revue ont également réussi à développer un style graphique et des mises en page efficaces qui viennent soutenir l’ambition de combiner bande dessinée et reportages. Au niveau purement graphique, on signalera Rica dont le style sombre illustre très efficacement l’histoire de la guillotine. « Syrie : le veto de l’ONU », écrit par Karim Lebhour, est dessiné par deux auteurs différents: James qui illustre les tractations onusiennes et Thierry Martin qui représente la réalité du conflit. En matière de mise en page, certains récits parviennent habilement à faire éclater les cases à des fins informatives. Nous avons par exemple été séduit par la mise en page du «VRP de guerre », de David Servenay et Alain Kokor. Les auteurs réussissent à illustrer et à donner vie aux activités d’un marchand d’arme et au contexte géopolitique dans lequel il évolue. Les cases sont innovantes et informatives. On appréciera par exemple le détournement d’icônes à connotations guerrières, de couleurs noires, placées dans des cases à fond rouge et qui viennent aérer le récit tout en soulignant le côté permanent des conflits que le marchant d’armes traverse et entretient. Le « VRP de guerre » exploite les potentiels uniques de la bande dessinée.

Au final, la Revue Dessinée est probablement en train de structurer un genre, celui de la bande dessinée reportage. Certes, ce terme n’est pas nouveau et de nombreux auteurs ont déjà produit de grandes œuvres qui se rattachent à ce genre (Joe Sacco, Emmanuel Guibert, Etienne Davodeau…). Mais la Revue permet de lui donner plus de visibilité et aussi de poser des exigences de qualité. Et probablement rend-elle inopérante la critique de l’historien de la bande dessinée Thierry Groensteen : dans La bande dessinée, objet culturel non identifié, il parle du « phénomène de la ‘’prime au sujet’’ qui, indépendamment de leurs qualités intrinsèques, vaut à certaines œuvres un surcroît d’attention des médias »3. Autrement dit, c’est le sujet de l’œuvre attire les médias (et le public), au détriment de son contenu. La Revue réussit à combiner le sujet d’actualité et la qualité du contenu – le 9ème Art ne peut que sortir grandi de cette expérience.



rédacteur : Thibaud VOïTACHEWSKI

Notes :
1 - Le numéro 1 a été rapidement épuisé et deux fois réédité – il aurait dépassé les 20 000 exemplaires vendus au début 2014
2 - Notons que La Revue a réuni plus de 36 000 euros grâce à Ulule… soit 720% de ses objectifs (établis à 5000 euros) ! Voir la page Revue Dessinée sur ulule.com.
3 - Thierry Groensteen, La Bande dessinée, un objet culturel non identifié, 2006, éditions de l’An 2, p. 179.
Titre du livre : La Revue Dessinée
Auteur :
Éditeur : Futuropolis
Collection : La Revue Dessinée
Date de publication : 13/05/14
N° ISBN : 978-2754810890