De l'amour de la ville par son design
[dimanche 19 janvier 2014 - 03:00]
Arts visuels
Couverture ouvrage
Regard sur le design urbain. Intrigues de piétons ordinaires
Éditeur : Editions du Félin
336 pages
Les objets urbains guident le corps, calibrent les pas, font obstacles aux voitures, jusqu'à libérer le passant ?

"Contribution à l’étude du milieu urbain", affirme le préfacier de cet ouvrage, Thierry Paquot. Pourquoi pas ? Si l’on accepte d’entendre par là que ce livre "analyse et démontre à quel point la qualité de la vie urbaine se mesure dorénavant par le degré plus ou moins grand de l’habitabilité non seulement des logements mais de tous les itinéraires qui y conduisent [...]". Il est vrai que l’auteure, ancienne directrice de l’Ecole de design de Nantes, enseignante et chercheure, s’installe dans une ligne de travaux grâce auxquels la ville est sortie de son enfermement dans des considérations superficielles. Depuis longtemps déjà, des analyses de la généralisation des trottoirs, des éclairages publics, de la numérotation des maisons, puis des études ponctuelles sur les bancs publics, les urinoirs, les fontaines Wallace 1, ont montré que le mobilier urbain ne se contentait pas de remplir des fonctions et d’être utile. Il était aussi question de l’agrément, de l’esthétique urbaine, et des partages du sensible dans l’espace de la rue et de la place publique.

N’a-t-on pas fait de la "vie urbaine" un élément central de la mutation de nos sociétés vers la "modernité" ? Georg Simmel, Walter Benjamin, sociologues et philosophes ont eux-mêmes pris conscience, au sein même de la ville moderne et de son esthétique si particulière, des nouveaux problèmes sociaux et politiques posés. Ils ont élaboré des figures de référence, comme celle du flâneur, du logeur ou de la "pipelette" sur un plan autre que formel. D’abord parce que, en ce qui concerne le flâneur notamment, ces figures contribuent à dessiner un rôle dans la société, et ensuite, parce que, pour arriver à ces commentaires, il a fallu que des armées d’ingénieurs, de techniciens, d’artisans, inventent les esthétiques industrielles et les ustensiles qui, simultanément, servent la vie de chacun et standardisent ladite existence.

Agnès Levitte ne se revêt d’ailleurs pas des attributs du flâneur. Elle demeure une promeneuse, combinée à une chercheuse, voire une enquêteuse qui prend pour objet la culture du piéton. De ce fait, le véritable héros de la ville n’est plus ni le passant furtif des nuits obscures (Restif de la Bretonne), ni le piéton balzacien, ni le flâneur baudelairien. C’est le mobilier urbain, dans sa manière de fabriquer de nouvelles intrigues, pour les piétons, au sein de la ville : des parcours, des obstacles, des aléas ou des questions. Des intrigues par sa présence, des intrigues par les contournements qu’il impose, des intrigues, surtout, portant sur sa provenance : "peut-on voir dans l’objet quotidien ce que l’autre, celui qui l’a dessiné, y a insufflé volontairement ou par intuition ?"

Ce mobilier urbain énonce, en effet, beaucoup de choses sur la place du piéton dans l’univers urbain, la consécration de la ville à l’automobile, les tentatives pour en restreindre la circulation, la reconquête de la ville par les vélos, ou les efforts pour éloigner les SDF des centres-villes voués aux touristes. En quoi l’inflation d’écrans éduque-t-elle ou au contraire bride-t-elle notre regard ? Ces questions sont décisives. Par exemple, que dit l’édicule que constitue l’abri-bus ? Il s’invite à me protéger, peut m’indiquer où attendre l’autobus, m’offre de me reposer sur un banc, et aussi me précise, si je suis dans l’autobus, à quelle station je suis arrêté, etc. A quoi l’équipe de conception a-t-elle pensé en dessinant cet objet ? Est-ce à tout cela ? La question est la même pour les bittes de trottoir, les sanisettes, les colonnes Morris, les corbeilles de propreté (à modèle renouvelé depuis des attentats connus).

Aussi cet ouvrage présente-t-il, finalement, une enquête sur la perception des objets quotidiens, une investigation qui s’appuie sur l’environnement de la rue. A dire vrai, l’ouvrage est très bavard sur trop de points annexes, tentant, il est vrai, de faire partager au lecteur des savoirs à partir desquels l’auteure entreprend l’interprétation des propos recueillis. Les savoirs sur l’œil et la vision, sur la physique de l’œil, sur les illusions d’optique, les rapports de l’œil au mouvement et ceux de la perception, de l’attention ou de la mémoire, ne sont tout de même pas inédits. En tout cas, dans cet ouvrage, ils sont de seconde main. Néanmoins, il n’est pas inintéressant de faire remarquer à ceux qui mystifient encore la perception que les champs de recherche déployés depuis quelques années ont montré que la perception des objets n’est pas pure, ou ne se développe pas linéairement. Elle constitue un monde culturel qui acquiert des propriétés et dans lequel le regard, à la fois, apprend sans cesse et se reconstruit de manière non progressive, mais en répondant à des variables et des actions qui permettent de distinguer les choses. Ceci s’accompagne d’une refonte non moins nécessaire de ce que nous avons longtemps pensé de l’objet : il n’est pas stable non plus, il est constamment changeant. A cela il convient d’ajouter encore, relativement à la question de la ville, que si le piéton perçoit avec les yeux, les bruits et les sons, les odeurs et les fragrances, les surfaces et leurs aspects accompagnent continuellement sa marche urbaine. D’ailleurs, nous ne percevons pas tout-à-fait la même chose si nous bougeons ou si nous sommes véhiculés (et aussi en fonction des types de véhicule : chaise roulante, autobus, skate).

Ajoutons sur ce plan une pièce inédite à la recherche de l’auteure, le travail de l’artiste de skate Raphaël Zarka, travail qui rend assez bien compte de la relation entre la dynamique du corps, des déplacements sur les trottoirs et des qualités de la perception à partir de l’usage du skateboard au milieu des œuvres d’art public. En conséquence, ce qui vient aussi en avant, c’est la différence entre la perception égocentrée et la perception allocentrée dans les lieux publics. Elle est plutôt égocentrée lorsqu’on utilise tel objet urbain, et plutôt allocentrée dès lors qu’on observe une scène de rue.

En revanche, plus intéressants sont les travaux portant sur les objets eux-mêmes. Le regard sur la colonne Morris est l’occasion de remarques pertinentes sur ses formes, son histoire et son usage. L’analyse du « potelet » (la bitte de trottoir) dit fort bien comment il s’est agi de protéger le piéton des stationnements intempestifs des véhicules, mais aussi comment le piéton peut mettre le trottoir à son entière disposition. L’abri qui signale les stations d’autobus est étudié en détail, comme nous l’avons signalé. Devenu Abribus, lorsque le nom fut déposé (dit plutôt "Aubette" dans Wikipedia), il protège contre la pluie, le vent, le soleil, et concentre les indications dont l’usager a besoin.

Mais ainsi décrit, on a l’impression que cet objet a toujours été conçu ainsi. Eh bien non. Il a changé de nombreuses fois, et pour des raisons que l’auteure retrace. Il enveloppe aussi toute l’histoire des relations entre la RATP et les Sans-Abris. L’auteure étudie aussi les trottoirs, traités ici comme des scènes de l’action des passants. Ce qui n’est pas inenvisageable, mais regarde surtout le flâneur. Il n’en va pas tout-à-fait de même des espaces interstitiels dans les rues. Dans l’analyse de ces différences, c’est d’ailleurs toute la question de l’aménagement des rues qui se pose. Et l’auteure d’analyser la zone aménagée en jardin public de la rue de la Roquette (Paris). Puis elle en vient aux kiosques à journaux. Ils sont toujours placés en des endroits typiques, par le passage, la place ou la proximité de passants. Il y avait 371 kiosques, rappelle l’auteure, dans les rues de Paris en 2009, dont seulement 330 en activité. Il en existe deux modèles dont elle étudie les détails. Ce sont aujourd’hui des concessions de la ville de Paris.

Quant à la cabine téléphonique, elle date de 1880. En 1885, Paris en comptait 35. L’appareil y est désormais vertical, mais il fut longtemps horizontal. Elle est habillée depuis 1970 par le modèle dit « de Paris ». Ce n’est plus un confessionnal, mais une cabine de verre, laissant l’œil de l’autre, disent certains passants, tyranniser l’intimité téléphonique.

Les toilettes publiques ne sont plus des vespasiennes. Lieu de la peur, réputation de saleté, l’édicule frappe tout de même le regard par ses formes massives. Un véritable bâtiment. Et des couleurs qui ne sont pas forcément engageantes. Le mode d’emploi n’en est pas non plus si aisé. Cependant, un Julien Darmon défend à juste titre un "droit de pisser" en ville qui est autant affaire de santé publique que de survie dans les promenades ! Au passage, on apprend qu’une Délégation à la sécurité routière travaille depuis 2006 à un code de la rue, destiné à rappeler à chacun le meilleur usage de l’espace public entre toutes les catégories d’usagers. Où en est-il ? Mystère.

Laissons filer les Récup’Verre, les corbeilles urbaines, et autres objets. La question demeure cependant de savoir si chacun de ces objets compose vraiment une esthétique de l’ordinaire. Expérience sensible et cognitive, l’ensemble de ces objets plaide pour un aménagement concerté, ce qui ne signifie pas pour autant une esthétique. La rue est bien le lieu où peuvent se conduire des expériences esthétiques et sensibles. Ces expériences participent à l’éducation du passant. Reste à trancher la question de la différence entre esthétique et esthétisation de notre environnement. Question que pose l’auteure, mais si elle développe un peu la notion d’esthétisation (p. 157), elle laisse largement filer le problème ensuite. Dommage. Mais, c’est pour se reprendre par un autre biais : la perspective du design (dont elle est spécialiste), puisque le mobilier urbain résulte de recherches évidentes, quand ce n’est pas de partis pris esthétiques. Il est certain que l’objet quotidien en question n’est pas purement fonctionnel. Est-il pour autant purement décoratif ? Non plus. Il n’est plus temps de réveiller les polémiques anciennes venues d’Adolf Loos et reconsidérées par les postmodernes. Disons plus simplement que le design urbain contemporain procède aussi d’autres questionnements, parmi lesquels quelques-uns ne sont pas très nobles : comment éviter qu’un Sans-Abri utilise trop longuement un banc, comment mouiller les pelouses en permanence pour que personne ne se couche sur elles, comment assortir des réverbères ou des poteaux de picots qui empêchent les affichages sauvages ? Pas de leurre en cette matière. Les carnets des charges examinés par l’auteure ne laissent aucun doute (pas plus que la concurrence entre designers).

Pour finir, revenons au concept central déployé par l’auteure, celui de marchabilité. Il opère la synthèse des propos entrepris. A la fois concept esthétique et pratique, cette marchabilité renvoie fort bien à l’aspect sensible et esthétique de la ville, même sans faire allusion complète à Walter Benjamin ou à Charles Baudelaire. Le paysage urbain doit être défendu, sans aucun doute. La manière d’habiter la ville, la vie qu’y mènent les passants, la qualité de l’aménagement, les œuvres d’art, la présence de commerces et le type de produits vendus, autant d’éléments qui participent à cet amour de la ville dont on ne se départit pas.

Alors, la ville serait-elle une usine à habiter ou ou un musée ? C’est d’ailleurs encore une question. L’existence urbaine se trouve sans doute entre les deux. N’est-ce pas ce qu’une enquête quasi terminale dans ce livre remet en perspective par un commentaire sur les œuvres d’art public ? A cet égard, la rue redevient comme une école de rencontres et d’interactions (apparemment, la facture de l’entrée de métro par l’artiste Jean-Michel Othoniel (près de la Comédie française) remporte les suffrages dans l’enquête conduite par l’auteure). Et certainement une école de perception.



rédacteur : Christian RUBY
Illustration : Deux fontaines Wallace à Paris / Wikimedia Commons

Notes :
1 - l’une d’elle fait l’objet d’une belle photographie en milieu d’ouvrage, associée à l’histoire de son nom et du rappel du nom du sculpteur nantais Charles-Auguste Lebourg
Titre du livre : Regard sur le design urbain. Intrigues de piétons ordinaires
Auteur : Agnès Levitte
Éditeur : Editions du Félin
Collection : Les marches du temps
Date de publication : 24/10/13
N° ISBN : 2866457897