CINÉMA – "Le Dernier des injustes", de Claude Lanzmann
[mardi 12 novembre 2013 - 07:00]

Claude Lanzmann est seul dans la synagogue Pinkas à Prague. Une caméra le suit dans ses moindres mouvements, puis effectue un panoramique, découvrant ainsi une longue liste de noms inscrits à même les murs. La voix du réalisateur se fait entendre : "Il y a tellement de noms, si pressés, serrés, les uns contre les autres qu'on est dans l'illisibilité même." Il y a un cut. La caméra est maintenant placée au plus proche de ce mur des noms (qui représente symboliquement 80 000 victimes juives), effectuant toujours le même mouvement de balayage de gauche à droite. La voix off poursuit : "Soudain ça devient lisible, des noms se distinguent." Cette courte séquence fonctionne à la manière d’un indice, qui peut être articulé avec d’autres éléments dispersés avec soin tout au long du film. Rendre lisible, rendre visible, rendre interprétable, sans pour autant rendre compréhensible et explicable, voilà ici illustrée une constante du cinéma de Lanzmann. Le choix d’une courte focale centrée sur un nombre restreint d’acteurs de l’histoire, afin d’appréhender un phénomène beaucoup plus large et complexe, est également quelque chose de récurrent chez le réalisateur depuis quarante ans (et le film Pourquoi Israël, 1973).

 

La figure controversée de Benjamin Murmelstein

La personnalité singulière qui prend de l’épaisseur dans ce film est celle de Benjamin Murmelstein. À la suite de Maurice Rossel (Un vivant qui passe, 1997) et de Yehuda Lerner (Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures, 2001), c’est la troisième fois que le réalisateur de Shoah plonge dans ses archives pour en sortir une figure absente dans le montage final de son film de 1985 (le cas du Rapport Karski de 2010 est un peu différent, dans la mesure où le protagoniste central s’exprimait déjà durant quarante minutes dans Shoah). Le sujet évident du Dernier des injustes est la réévaluation des actions accomplies par cet homme, Murmelstein, entre 1938 et 1945, d’abord à Vienne en tant que membre de l'Office central pour l'émigration juive, puis comme chef du dernier Conseil juif du camp de concentration / ghetto de Theresienstadt. Il s’agit, plus justement, d’un film historique et politique visant à favoriser la réhabilitation posthume de cet homme. Ainsi, à la caméra inquiétante qui opère un zoom avant sur sa nuque lors de la première séquence de l’entretien, succède trois heures plus tard un plan final rédempteur dans lequel Lanzmann et Murmelstein marchent ensemble dans les rues de Rome en se tenant par le bras. 

Cette interprétation repose sur le présupposé que la narration relève du domaine de l’histoire orale et que l’enjeu central du film tourne autour de la trajectoire biographique du protagoniste principal. Murmelstein, dont les prises de décisions, le caractère et la propension à coopérer avec les nazis ont été très critiqués pendant la Seconde Guerre mondiale et après 1945, constituerait donc un cas digne d’être reconsidéré soixante-dix ans après les faits. Il s’agirait alors, sur la base de la mise en partage d’un entretien tourné en 1975, de déterminer si ce rabbin viennois à qui "la communauté juive de Rome refusa [en 1989] de l’inhumer auprès de sa femme" peut être réintégré à la communauté des victimes de la Shoah1. L’ensemble des propos montés vise à répondre par la positive à une telle question – sans pour autant gommer la grande complexité de sa personnalité. Les regards échangés et l’ensemble de gestes et des attitudes corporelles de Lanzmann et de Murmelstein insistent également sur cette dimension empathique.

Pour autant, l’analyse de la forme et de la structure même du film rend insuffisante une telle lecture orientée prioritairement sur les échanges qui se sont déroulés devant la caméra à Rome. En fait, Le Dernier des injustes n’est pas seulement la communication d’un entretien produit, il y a près de quarante ans (et extrait pour les besoins de la diffusion en salle d’un matériau de rushes de plus de 11h), mais un film pensé au présent. Cela se traduit notamment par le choix – relativement novateur et étonnant de la part de Lanzmann (mais non contradictoire, il faut se rappeler la photographie d’archive qui ouvre Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures) – d’intégrer des images relevant de différentes temporalités. Ainsi, à l’entretien tourné en Italie, s’ajoutent des mises en scènes contemporaines dans lesquelles le réalisateur occupe une place centrale et, surtout, des images conçues pendant le génocide des Juifs. Il s’agit d’œuvres créées par des artistes juifs enfermés à Theresienstadt (Bedrich Lederer, Bedrich Fritta, Ferdinant Bloch, et Otto Ungar), de photographies prises à cette époque (dont une série datant de la Nuit de Cristal à Vienne) et d’un long extrait d’un film de propagande national-socialiste tourné sous la contrainte par Kurt Gerron en 1944 (Theresienstadt. Ein Dokumentarfilm aus dem jüdischen Siedlungsgebiet). L’hétérogénéité de ces blocs d’espace-temps rend compte de la dimension extrêmement construite de la narration. 

Ces allers-retours entre différentes époques conduisent à ce que le réalisateur soit régulièrement représenté à l’écran, comme le médiateur de cet acteur de l’histoire. Lanzmann réactualise notamment la parole de Murmelstein en lisant des extraits de l’ouvrage que ce dernier a publié en 1961. Ainsi, le cinéaste se rend aux abords, puis à l’intérieur de la forteresse de Theresienstadt, aux abords et dans les rues de Vienne, à Cracovie et à Nisko en Pologne, à Prague et à Jérusalem en Israël, donnant voix et corps à un Murmelstein aujourd’hui décédé. Par ailleurs, le fait que, d’une séquence à l’autre de l’entretien monté, le spectateur voit des changements dans la manière dont Murmelstein s’habille, constitue un marqueur du fait que la chronologie de l’entretien n’a pas été suivie à la lettre. La consultation des archives du film, accessibles au Musée mémorial de l’Holocauste à Washington (USHMM) permet, elle, de se rendre compte de la finesse apportée au montage du son (un repérage systématique a été effectué par Frankee Lyons). Ainsi, les plans tournés au présent se chargent-ils d’une fonction plus pragmatique ; celle de permettre de monter la piste son, afin de la faire correspondre aux enjeux narratifs du film.

 

La délicate question des Conseils Juifs

Dès lors que ces jeux de temporalités et ce montage complexe sont constatés, il s’agit de se demander à nouveau ce que serait, au-delà du seul cas de Murmelstein, le sujet de ce film. La deuxième hypothèse (à la suite de celle de l’axe purement biographique) est qu’après l’aveuglement volontaire (Rossel), la réappropriation de la violence par les Juifs (Lerner) et la circulation de l’information au moment du génocide (Karski), la question historiographique ici approfondie par les moyens du cinéma serait celle de la fonction exacte des Conseils juifs. En effet, si Lanzmann s’est intéressé à des cas particuliers, c’est toujours pour poser des questions ayant un enjeu plus large. Pris dans cette perspective, c’est donc à une réévaluation plus générale du rôle des Judenräte que ce film invite. Il s’inscrit ainsi au sein d’un processus historiographique plus global qui voit s’imposer progressivement, depuis le début des années 1970, une vision nuancée du rôle de ces organismes juifs mis en place le plus souvent par la SS pour administrer les communautés juives, principalement en Europe de l’Est. Il participe d’un mouvement qui, partant d’une désignation de leur rôle comme collaborateurs ou comme traitres (chez les survivants et les premiers historiens), les conduit à être aujourd’hui parfois rapprochés de la résistance et des actions de sauvetage des Juifs par le travail, par la négociation ou la corruption de responsables nazis (notamment dans l’historiographie israélienne, lire par exemple Yehuda Bauer, Repenser l’Holocauste, Paris, Éd. Autrement Frontières, 2002.). A nouveau, cette interprétation-là du film relève davantage de l’évidence que de l’analyse.

Une hypothèse plus aventureuse reviendrait à postuler que la narration du film a été conçue pour rendre invisible le fait qu’entre 1975 et 2012, le réalisateur a changé d’avis concernant Murmelstein (et plus largement au sujet du rôle des Conseil juifs). En fait, une analyse comparée de l’entretien d’origine et du film révèle le contraire. Le point de vue de Lanzmann a peu varié et Le Dernier des injustes reste très fidèle à l’entretien original mené en 1975 (bien qu’il n’aborde pas l’ensemble des questions discutées lors de celui-ci, dont notamment certaines des tensions au sein de l’administration juive et celle du rôle de la police juive). 

En fait, c’est dans le choix des sujets abordés, aussi bien en 1975 qu’en 2012, que réside la décision essentielle du cinéaste. Pour bien comprendre cela, il est nécessaire d’historiciser le témoignage accordé par Murmelstein. En effet, ce témoignage a été recueilli plus de trente ans après les faits incriminés. Ainsi, il n’est pas exempt de reconstructions (et d’oblitérations volontaires, notamment sur la question des Listes), ainsi que d’une volonté clairement affichée, de la part de l’interviewé, de justifier ses actions passées. Plus intéressant pour définir le sujet du film, le témoignage de 1975 prend une forme narrative similaire à celle de l’ouvrage qu’il a publié en Italie en 19612. Cet ouvrage est, en fait, la version légèrement remaniée d’un rapport que Murmelstein avait rédigé dans l’optique du procès Eichmann, qui s’est tenu à partir d’avril 1961 à Jérusalem.

 

Le procès Eichmann, Hannah Arendt et la thèse de la "banalité du mal"

Adolf Eichmann, chef du RSHA Referat IV B4, est alors logiquement placé au centre du récit3. Le chef du Conseil juif insiste alors sur sa longue fréquentation du SS-Obersturmbannführer en charge de l’émigration, puis de la déportation des Juifs, dans l’optique de s’imposer comme un témoin clef du procès. Il ne sera cependant pas appelé à témoigner à Jérusalem, car il n’était alors pas considéré comme un témoin digne de foi ; ce qui correspondait alors à un refus de l’intégrer à la communauté des victimes de la Shoah. Aujourd’hui encore la plupart des historiens le considère comme une figure controversée (lire notamment Saul Friedländer, Les années d'extermination : L'Allemagne nazie et les Juifs : 1939-1945, Paris, Seuil, 2008). À la figure d’Eichmann vient s’adjoindre, lors de l’entretien de 1975, celle d’Hanna Arendt, dont les articles très critiques envers les Conseils Juifs ont conduit à une polémique et donné naissance à la notion, elle aussi très controversée jusqu’à aujourd’hui, de "banalité du mal". Lors des débats virulents qui eurent lieu à la suite du procès Eichmann, l’un des rares points d’accord entre Arendt et le philosophe et historien Gershom Scholem, était une vision partagée – très négative – de la figure de Murmelstein. Il faut se souvenir qu’à l’époque, "les poursuites contre les criminels nazis suscitèrent moins de passions que celles contre les collaborateurs autochtones, réels ou supposés tels" (Henry Rousso, "Réflexions sur un procès historique", introduction à H. Rousso (dir.), Juger Eichmann, Jérusalem, 1961, Paris, Mémorial de la Shoah, 2011).

Ainsi, tout en se décrivant lui-même comme un Sancho Panza moderne, Murmelstein structure son témoignage de 1975 en se confrontant directement avec ces deux figures très importantes dans l’espace public durant les années 1970. Il tonne contre Eichmann, dont il dit avec force de conviction : "C’est un démon !". Il s’emporte contre Arendt, dont il n’approuve pas le point de vue (qu’il déforme en partie). Il critique enfin la manière dont s’est déroulé – en son absence – le procès Eichmann. Il insiste alors sur le fait qu’il a personnellement vu Eichmann prendre part au saccage de la synagogue Seitenstettengasse durant la Nuit de Cristal, ce qui n’a pas pu être prouvé lors du procès. Il déclare qu’il a assisté au discours fait par Eichmann à Nisko (ou plus précisément à Zarzecze), ce qui n’a pas non plus pu être prouvé lors du procès à Jérusalem.

Ces différents éléments sont placés au centre du film de Claude Lanzmann. Celui-ci s’est ainsi rendu à Nisko, étape importante de la mise en œuvre de la "Solution finale", à laquelle il consacre une longue et belle séquence. Ces deux derniers aspects – critique d’Arendt et critique du procès Eichmann – recoupent largement le point de vue de Lanzmann. Pensée au présent, la réalisation du film est ainsi à interpréter comme un acte s’inscrivant dans la société d’aujourd’hui. Comprendre cette dimension nécessite de lier les choix du réalisateur à ses prises de positions politiques et philosophiques. Il est ici impossible de distinguer les deux (comme cela est trop souvent fait). Rappelons pour mémoire ce que le réalisateur de Shoah expliquait dans son propre ouvrage, Le lièvre de Patagonie en 2009 :  

"Le procès Eichmann ne pouvait m'être d'aucune aide [pour réaliser Shoah]. Je me convainquis, à la lecture de ses actes, que c'était un procès d'ignorants : les historiens avaient encore trop peu travaillé, le président et les juges étaient mal informés, le procureur Hausner pensait que les envolées morales et pompeuses suppléeraient son défaut de savoir - il confondait Chelm et Chelmno, entre cent autres erreurs -, les témoins en larmes faisaient une sorte de tour de piste qui ne permettait aucune recréation de ce qu'ils avaient vécu et la directivité scandaleuse du procès faisait porter injustement une grande part de la responsabilité et de la culpabilité aux Conseils Juifs. Ce fut l'origine d'une violente polémique entre Gershom Scholem et Hannah Arendt, qui avait suivi le procès et, dans son livre Eichmann à Jérusalem, montrait une partialité, une absence de compassion, une arrogance, une incompréhension de la situation dont il lui fit à bon droit le reproche."4

Plus proche de nous, dans un article publié en 2011 dans Marianne, il indiquait au sujet de la préparation du film dont il est question aujourd’hui : "Le témoignage de Murmelstein, capital, est aveuglant d’intelligence et de clarté : Eichmann n’était pas du tout le falot bureaucrate dont Arendt a brossé le portrait en même temps qu’elle inventait le concept de banalité du mal, qui n’était au fond que la banalité de ses propres conclusions. Dès la fin 39, c’est Eichmann qui organise la première déportation de Juifs. Tout au long de ses rencontres avec Murmelstein, Eichmann apparaît comme un antijuif fanatique aboyant des ordres inexécutables qu’il multipliait à dessein. Les anecdotes à ce sujet sont nombreuses, odieuses, et irrécusables. Tout cela sera montré dans le film, et définitivement établi."5.

Le réalisateur de Shoah poursuit ainsi, dans Le Dernier des injustes, une réflexion portant sur la manière de représenter le génocide des Juifs. Et si dans Shoah il avait décidé, avec sa monteuse, Ziva Postec, de ne monter que des séquences portant sur le temps de la mise à mort des juifs par le gaz (décembre 1941- janvier 1945), il intègre ici un questionnement de nature plus philosophique sur la perception du génocide des Juifs dans l’après-guerre. Il s’agit-là du changement le plus important par rapport à Shoah. Cela conduit à conclure que Le Dernier des injustes est tout autant un film sur le cas Murmelstein et les Conseils juifs, que sur la perception publique actuelle d’Adolf Eichmann, et à travers lui de l’ensemble des "exécuteurs" (pour reprendre le terme de Raul Hilberg). Il s’oppose ainsi en tout point au récent film de Margarethe von Trotta, Hanna Arendt (2012), qui était lui très favorable à la philosophe et à son point de vue sur le procès de 1961.

En remettant dans l’espace public la question de l’administration juive cinquante ans après la publication du Eichmann à Jérusalem d’Hannah Arendt (1966 en français), c’est, en fait, à une disqualification définitive de la thèse de la philosophe que Lanzmann espère aboutir. Il se dresse ainsi contre l’idée que, par leurs actions, certains Juifs aient pu – sans le vouloir évidemment – coopérer à la mise à mort de leur propre peuple. Il insiste aussi sur la très grande violence, y compris physique (sous-entendu : qui n’a rien de "banale"), dont était capable Eichmann. Il réaffirme ainsi dans un même mouvement sa volonté de s’approcher au plus proche du soleil noir nazi et son irréductible refus de "comprendre"6. Si la réussite de ce projet est liée à la qualité esthétique du film, elle sera avant tout mesurable à la richesse et à l’ampleur du débat qui aura lieu après sa sortie en salle. Affaire à suivre donc.

 

 
[La capture d'écran ci-dessus est extraite d'images tournées par Claude Lanzmann pendant le tournage de Shoah. Used by permission of the United States Holocaust Memorial Museum and Yad Vashem, the Holocaust Martyrs and Heroes’ Remembrance Authority, Jerusalem].
 


rédacteur : Rémy BESSON, Critique à nonfiction.fr
Illustration : USHMM

Notes :
1 - Raul Hilberg, Exécuteurs, victimes, témoins, Paris, Gallimard, 1994
2 - à ce sujet lire, Anna Hàjkovà, "Benjamin Murmelstein und seine Beziehung zu Adolf Eichmann und Karl Rahm", Ronny Loewy et Katharina Rauschenberger (dir.), "Der Letzte der Ungerechten" : Der Judenälteste Benjamin Murmelstein in Filmen 1942-1975, Frankfurt am Main, Campus, 2011
3 - à la différence des premiers témoignages de Murmelstein. Sur ce point lire également Hàjkovà
4 - p. 443-444
5 - propos recueillis par Aude Lancelin
6 - Lire à ce sujet : Claude Lanzmann, " Hier ist kein Warum ", dans Michel Deguy (dir.), Au Sujet de Shoah, Paris, Belin, 1990, p. 279. Ce texte a d’abord été publié dans la Nouvelle Revue de Psychanalyse, n°38, automne 1988.