Internet : l’avenir est dans le flux
[lundi 30 septembre 2013 - 09:00]

En crise, le monde de l’édition est à la recherche d’un nouveau modèle. En parallèle de l’expérience ebooks (relativement peu concluante pour le moment pour ce qui est de sa commercialisation en France), certains acteurs du livre semblent en passe de tenter le virage du communautaire et du social (de la recommandation aux commentaires ligne par ligne, en passant par toutes sortes de partages…). Un pari qui révèle peut-être une réalité que le monde de la culture refuse d’accepter jusqu’à présent : sa solubilité dans le web. Une dissolution qui laisse apparaître à son tour, derrière cette nouvelle " manière de lire ", les soubassements anthropologiques d’un nouveau modèle cognitif que le web est en passe d’imposer. Si Internet ne nous rend pas " stupides " 1, il est en tout cas bien en train de nous changer radicalement.

 

La lecture augmentée, futur du livre ?

En France, la start-up Youboox, spécialisée dans le livre numérique, vient d’annoncer une levée de fonds de 1,1 millions d’euros pour financer son développement. Le principe est non seulement de développer une offre légale de lecture gratuite en ligne, mais surtout de rendre cette pratique participative et communautaire. Il est intéressant de noter que parmi les souscripteurs, se trouvent les Editions Atlas, dont les différentes innovations en matière de commercialisation de contenus culturels n’ont pas attendu l’arrivée du web. Et l’ambition comme le succès de Youboox ne sont pas isolés : Literazee (une application de " lecture augmentée " espagnole disponible en France depuis quelques semaines) compte par exemple plusieurs milliers d’utilisateurs, qui commentent leur lecture et partagent leur avis sur des passages ou des pages spécifiques. Autant d’initiatives qui tentent d’appréhender et d’exploiter les pratiques de lecture émergentes, radicalement transformées par le contexte de l’économie de l’attention, et que Pierre-Emmanuel Brugeron regroupe sous le terme de " paradigme participatif ".



Du search au discover : la mort du surf " à la Google " ?

Mais ce paradigme s’inscrit lui-même dans un champ plus vaste, en pleine reconstruction. Ainsi, lors des Journées de l’Udecam, qui se tenaient à Paris le 5 septembre dernier, une table ronde était consacrée à la Silicon Valley. Seul réel moment prospectif dans une journée qui voyait plutôt jusque-là les acteurs de l’ancien monde des médias confesser leur incapacité à embrasser les mutations du secteur, ce panel réunissait les représentants de Google, Twitter et Facebook. Au fil des présentations, c’est la " mort de Google " qui fut annoncée en creux : pas assez " live " au goût de Twitter, trop " search " au goût de Facebook. Mark d’Arcy, Directeur des solutions créatives chez Facebook, déclarait ainsi que le paradigme du " search " était désormais supplanté par celui du " discover ", lui-même avatar du " share "… Comme si l’idée même d’un internaute cherchant de façon réfléchie un contenu ou une information particulière (le monde de Google) avait cédé la place à celle d’un individu social consommant des contenus recommandés par son réseau, au gré du défunt " Edgerank ". Les innovations de Youboox et Literazee s’inscrivent dans cette tendance. Et si l’on peut dire qu’après l’innovation qu’a représentée la lecture à voix basse, la lecture est en train de devenir un " surf " comme les autres, c’est bien au sens où le surf, lui-même, est en mutation.



Lecture sociale et surf affinitaire, ou l’art de ne pas choisir soi-même

L’idée sous-jacente est donc en réalité anthropologique : c’est le postulat selon lequel le consommateur (que ce soit, indifféremment, de jeux en ligne, de vidéos amusantes, de contenus informatifs ou de lecture de romans) ne sait pas lui-même, le plus souvent, ce qui lui conviendrait ou le satisferait. D’où le rôle de la recommandation ou du partage, du " like " et du " share " de Facebook, du RT de Twitter. Et les petites libraires, défendant depuis des années leur capacité à " conseiller " et " orienter ", ne disaient en réalité pas autre chose. Sauf que l’algorithme a remplacé l’intuition humaine.

En matière de contenus culturels et digitaux, tout se passe alors comme si les consommateurs souhaitaient se laisser guider, et déléguer à d’autres le soin de " programmer " les contenus auxquels ils vont accorder (ou pas) de l’attention. Autrement dit, l’oppression du choix débouche, comme souvent, sur une dépossession volontaire. Celle qui fait que l’on peut se retrouver parfois à regarder, sur TF1 ou M6, la diffusion d’un film que l’on possède pourtant dans sa DVD-thèque. Tout en aspirant, d’après les sondages déclaratifs, à une consommation " asynchrone et libre "… Sous cette pression, une partie du web (la galaxie Facebook en tête) s’apprêterait alors à revêtir les habits du " flux " et de la programmation (pour reprendre une terminologie télévisuelle), avec un zapping toujours plus saccadé. Le fait que cette mutation touche déjà le livre et le " lire " dit suffisamment combien elle est avancée.

 



rédacteur : Jean TILLINAC
Illustration : CC melenita2012/Flickr

Notes :
1 - Nicolas Carr " Is Google making us stupid ? ", The Atlantic, juin 2008.