Chaos dans l'Europe d'après-guerre
[mercredi 07 août 2013 - 09:00]
Histoire
Couverture ouvrage
L’Europe barbare. 1945-1950
Éditeur : Perrin
488 pages
Un tableau apocalyptique, fascinant et vertigineux de l'Europe d'après-guerre.

Keith Lowe signe ici un ouvrage passionnant et déroutant qui présente un tableau apocalyptique de l’Europe entre les années 1945 et 1950. Le sujet qui a le plus souvent été traité sous la forme de monographies nationales est ici abordé à l’échelle continentale. Un simple survol des sources utilisées montre la tâche titanesque accomplie par l’auteur qui utilise des supports variés dans de multiples langues. Les exemples abondent, peut-être trop, et finissent par donner le vertige au lecteur qui perd au fil de l’ouvrage ses repères moraux. Les violences politiques, personnelles, idéologiques, judiciaires éclatèrent en 1945. Il s’agissait alors de se venger, régler des conflits laissés en suspens et se projeter dans la recomposition de l’Europe à venir. Pour autant l’auteur explique que comprendre ce chaos, c’est aussi comprendre le contexte qui a permis de mettre en œuvre la construction européenne.

Une Europe anéantie

Keith Lowe démarre par un bilan de la guerre. Il mêle aux chiffres généraux déjà connus (27 millions de morts en URSS, 380 000 Lituaniens,…) des données plus précises. Ainsi à Wilno en Lituanie, seul un dixième des 68 à 70 000 Juifs présents avant le début du conflit a survécu. En Croatie, 592 000 Serbes musulmans et juifs ont été tués. Il revient aussi sur le sort funeste réservé à la commune tchèque de Lidice après l’assassinat de Reinhard Heydrich, le protecteur-adjoint du Reich en Bohème-Moravie. La guerre ne tua pas seulement dans les combats, la Résistance et les camps d'extermination. Il y eut également la famine : sur les 410 000 morts que compta la Grèce, 250 000 le furent de faim, tandis qu’en Pologne, les nazis avaient fixé la ration quotidienne à 600 calories. Le marché noir continua d’ailleurs à être pratiqué après la guerre.

À cela s’ajoutent les destructions matérielles : 84% des bâtiments de Budapest ont subi des dommages. Le nombre de sans-abris devint considérable, atteignant 18 à 20 millions en Allemagne.

Les repères moraux s’effaçaient devant les besoins. Des femmes consentaient à des relations sexuelles pour obtenir de la nourriture. "Le paysage moral de l’Europe était en tous points aussi méconnaissable que son paysage physique"1. Dans les régions reconquises par l’Armée rouge, notamment en Poméranie et Silésie, on assista à une banalisation du viol. La criminalité battait son plein avec l’absence d’ordre public. Et bien sûr à l’ "Est" comme à l’ "Ouest", les Alliés découvrirent les camps de concentration et d’extermination. Devant ce spectacle, les Américains firent justice eux-mêmes à Dachau ; à Bergen-Belsen, les Britanniques obligèrent les Allemands à enterrer les corps des victimes.

L’auteur insiste aussi sur la violence avec laquelle se sont familiarisés les peuples, ce qui n’est pas sans rappeler la "brutalisation", telle qu'elle a été analysée par George L. Mosse pour la période de l'Entre-deux-guerres. On soulignera cependant quelques exagérations de Keith Lowe, qui affirme par exemple que "pour certains, tuer devint une addiction"2, sans qu’aucune source ne vienne ici corroborer cette interprétation.

Cette première partie montre à quel point, le défi à relever pour les Alliés, seule autorité compétente reconnue sur l’ensemble du continent, était immense. Dans un paysage de chaos, où les valeurs avaient été occultées, comment pouvaient-ils remettre le continent en marche ? Si au milieu du chaos émergeait un certain idéalisme à l’image de Tito faisant appel à l’unité et à la fraternité des peuples yougoslaves, ce sont bien la vengeance et la violence qui l’emportèrent.

Un déferlement de violences

L’Europe avait d’abord besoin de se venger de ses oppresseurs, ce que firent les Soviétiques avec leurs 3 millions de soldats allemands capturés. En Allemagne, la violence contre les Allemands était relativement contenue en raison de la présence américaine et britannique. Mais elle prit une toute autre ampleur à l’Est. Ici, l’auteur offre une série d’exemples participant à la qualité de l’ouvrage. À Prague vivait une importante communauté allemande. Les soldats allemands y furent brûlés vifs, roués de coups, pendus à des réverbères. La violence touchait aussi les civils : environ 5 500 Allemands vivant à Prague se sont suicidés pour échapper à ces traitements.

Le poète juif d’origine lituanienne Abba Kovner créa le groupe des "Vengeurs" pour assassiner les suspects de crimes de guerre. Son groupe parvint à déposer une bombe à l’intérieur d’un camp de détention SS qui fit 80 morts. Leur projet majeur d’empoisonner le réseau d’approvisionnement en eau de grandes villes allemandes et de camps de prisonniers ne put aboutir car les meneurs furent arrêtés sur le bateau les ramenant d’Israël avec le poison.

L’Armée rouge créa un camp à Zgoda, en Pologne3. Pour rappeler aux prisonniers allemands leurs crimes, comme à Auschwitz, l’inscription "Arbeit macht frei" trônait au-dessus du portail. L’auteur parle d’ailleurs à son sujet de "camps d’extermination", terme qui mériterait sans doute d’être nuancé. Si on y relève des cas de tortures et des morts violentes, l’essentiel des prisonniers mourut de typhoïde ou de famine. L’auteur tombe ici dans une morale incompréhensible par laquelle il explique que ces crimes longtemps cachés, ou perçus, dans une certaine mesure, comme légitimes, doivent désormais être révélés pour éviter certaines exagérations et comportements extrémistes actuels4. Il est assez difficile de suivre son raisonnement.

Il s’agissait également de punir les ennemis de l’intérieur qui avaient collaboré avec les  nazis. L’Italie du Nord apparaît comme la région d’Europe occidentale où cette épuration fut la plus violente. Cette violence toucha également les femmes "coupables" de collaboration horizontale. En Norvège, 10% des femmes de 15 à 30 ans eurent un compagnon allemand durant la guerre : les enfants nés de ces unions furent considérés comme attardés.

Les exemples les plus choquants se trouvent dans la troisième partie portant sur le nettoyage ethnique. Les actes antisémites continuèrent. Comme à Kielce en Pologne, où un pogrom causa la mort de 42 Juifs après que l’un d’entre eux a été accusé (à tort) de l’enlèvement d’un des enfants du village.

Ce nettoyage ethnique ne concerna pas que les Juifs. L’incessant remaniement des frontières avait installé des minorités en différents pays. L’armée polonaise massacra ainsi la minorité ukrainienne d’un village polonais. Les exactions entre ces deux communautés atteignirent un tel degré durant la guerre que l’URSS préféra les séparer. Les Hongrois furent expulsés de Slovaquie, les Finlandais d’Ukraine et bien sûr les Allemands de Tchécoslovaquie, de Pologne et d’autres territoires. Près de 12 millions d’Allemands furent déplacés. Certains pays ayant subi l’occupation allemande rebaptisèrent même des villes portant un nom germanique.

Les prémices de la guerre froide

Une série de guerres civiles éclatèrent dans plusieurs pays. Elles avaient des origines diverses mais bien souvent le conflit idéologique naissant entre les deux blocs se greffa dessus. Comme le précise l’auteur, la Seconde Guerre mondiale recouvrait bien plus qu’un conflit Axe/Alliés. En 1945, une série de divisions ressurgirent, comme par exemple entre les communistes, les anarchistes et les trotskistes. Les civils avaient perdu confiance dans le pouvoir central. Dans la région itallienne de Campanie, la petite ville de Calitri et ses villages voisins créèrent la république de Batrocchio afin de montrer leur rejet du fascisme et de tout pouvoir qui serait imposé par l’extérieur. L’exemple fut suivi en Sardaigne, Sicile et Italie du Sud. Certaines de ces expériences furent réprimées violemment par les carabinieri aussi bien que par les troupes alliées.

Le communisme gagnait peu à peu du terrain. Les partis communistes obtinrent des scores élevés aux élections d’après guerre : 23% en Finlande, 28% en France.

L’URSS imposa son système dans de nombreux pays. En Roumanie, après le coup d’Etat contre Antonescu, les communistes s’emparèrent du pouvoir et mirent en place une stalinisation du pays : purges des élites, églises dépouillées, répression, abolition de la propriété privée.

Lors de la conférence de Moscou d’octobre 1944, Staline et Churchill, après s’être partagés les sphères d’influence réciproques, avaient décidé que la Grèce serait sous influence britannique à 90%. Mais le dictateur soviétique donna l’ordre aux communistes grecs de prendre le pays. Les Britanniques se rangèrent du côté des autorités et donnèrent ainsi naissance au premier affrontement de la guerre froide.

Keith Lowe propose ici un ouvrage remarquable. Il est vrai qu’une partie consacrée à une analyse globale des facteurs de violence aurait été la bienvenue. Le lecteur se perd parfois dans ce qui ressemble parfois à un chapelet apocalyptique, mais l’auteur, en 400 pages, parvient à dresser un tableau global de l’Europe en mêlant approches locale, nationale et continentale. À nouveau, la quantité des sources mobilisées est stupéfiante et témoigne de la solidité du travail accompli. On appréciera également les photographies accompagnant le texte et illustrant la banalisation de la violence. L’ouvrage nous invite à une approche moins manichéenne, moins arc-boutée sur des dates précises mettant fin à des périodes et en ouvrant d’autres. Nombres d’exemples utilisés témoignent d’une étonnante continuité entre le premier et le second XXème siècle.

 



rédacteur : Anthony GUYON
Illustration : (Varsovie, janvier 1945)

Notes :
1 - p. 61
2 - p.68
3 - p. 161-165
4 - p. 151
Titre du livre : L’Europe barbare. 1945-1950
Auteur : Keith Lowe
Éditeur : Perrin
Titre original : Savage Continent: Europe in the Aftermath of World War II
Nom du traducteur : Frédérik Hel Guedj
Date de publication : 28/02/13
N° ISBN : 978-2262037765