Une histoire anarchiste de la résistance à l'Etat
[jeudi 23 mai 2013 - 22:00]
Société
Couverture ouvrage
Zomia ou l'art de ne pas être gouverné
Éditeur : Seuil
530 pages
Un livre passionnant au croisement de l'anthropologie, de la science politique et de l'histoire sur la résistance à l'Etat.

La carrière de l'anthropologue et politiste américain James C. Scott est déjà bien avancée même si le public français n'a eu l'occasion de découvrir son oeuvre qu'à partir de 2009 avec la publication de La Domination et les arts de la résistance aux éditions Amsterdam. Cette même année, il publie aux Etats-Unis The Art of Not Being Governed. An Anarchist History of Upland Southeast Asia, aujourd'hui traduit par le Seuil sous le titre de Zomia ou l'art de ne pas être gouverné. La Zomia, c'est cet espace insoumis au confluent de neuf Etats, principalement d'Asie du Sud-Est (dont le Vietnam, le Cambodge, le Laos, la Thaïlande et la Birmanie), qui a "conservé" des pratiques considérées aujourd'hui comme désuètes telle que la cueillette, la chasse ou le semi-nomadisme. Comme l'annonce dès l'ouverture Scott, "[sa] thèse […] est à la fois simple, osée, et polémique. La Zomia est la dernière région du monde dont les peuples n'ont pas encore été complètement intégrés à des Etats-nations."1

Scott propose une clé de lecture de l'histoire de ces peuples assez simple bien que peu orthodoxe. Plutôt que de concevoir leurs modes de vie comme des formes d'organisation sociale et économique fossilisées ou arriérées dans une perspective évolutionniste, il faut redonner une place aux choix : ces populations vivent ainsi parce qu'elles ont cherché à fuir le modèle étatique. Alors que ce dernier est aujourd'hui dominant dans le monde entier, les jours de la Zomia (ou des espaces de ce type) sont comptés à cause de la montée en puissance de la technologie (GPS, militaire), qui vient en appui de la force des Etats. Toutefois, l'appartenance à un Etat ne fut pas toujours la règle immuable qui gouverna la vie des individus. Au contraire, il s'agit d'une forme politique somme toute très récente à l'échelle de l'histoire de l'humanité. Pendant longtemps, les individus et les groupes sociaux ont eu le choix de se placer ou non sous la coupe d'un Etat. C'est cette histoire que Scott propose de raconter en partant du cas particulier contemporain de la Zomia.

Les études portant sur cet espace ont toutes souligné ses caractéristiques non-étatiques, sans pour autant réaliser une synthèse et proposer des éléments de théorie dépassant le cadre du Sud-Est asiatique. Scott vient apporter un récit unificateur à ces différentes études, qu'il estime pertinent jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, la donne étant alors changée et le reflux des zones non-étatiques commençant alors véritablement. Dans son entreprise, il se place dans la lignée de grands noms de l'anthropologie comme Pierre Clastres, auteur de La Société contre l'Etat, des études des berbères réalisées par Ernst Gellner ou encore d'un Emond Leach avec son Political systems of highland Burma: A study of Kachin social structure2.

Comment se rendre ingouvernable ?

Des premières manifestations étatiques aux Etats modernes en passant par les colonisateurs, la Zomia a régulièrement donné du fil à retordre à ses administrateurs, ou du moins à ceux qui ont essayé de le devenir. Un ensemble de caractéristiques citées avec humour par l'auteur expliquent les frustrations engendrées. La possibilité de se réfugier dans les périphéries, qui plus est montagneuses, est l'une des premières explications de la résistance de ces populations aux tentatives des Etats agraires des vallées de les dominer. En effet, l'une des thèses les plus originales du livre est que là où certains ont vu des ethnies distinctes, il vaut mieux voir des ensembles d'individus venant bien souvent des vallées ayant fui les velléités étatiques de les taxer, de les réduire en esclavage ou de les envoyer combattre.

La faible accessibilité des collines explique le choix géographique de ces réfractaires à l'Etat, qui ne voulaient pas subir le sort des populations restées dans la vallée, organisées autour de la riziculture qui les obligeait à rester au même endroit et les exposait donc au risque de la taxation et de diverses violences. Outre la localisation, les modes de subsistance sont autant de variables qui peuvent être choisis afin de rendre la production plus difficilement appropriable. Le retour à des pratiques de chasse et de cueillette ou la plantation de tuberculeux, faciles à cultiver, à cacher et à récolter à la période voulue, se prêtent très mal à une saisie par l'Etat. La mobilité induite par ces cultures permet une fuite aisée au fil des expéditions militaires. Ainsi au lieu de voir dans ces pratiques des signes d'arriération, ce que nous invite habituellement à faire le schéma évolutionniste qui part du nomadisme au sédentarisme, de la chasse à l'élevage, de la cueillette à l'agriculture, il faudrait les considérer comme des stratégies de résistance. A l'appui de sa démonstration, Scott rappelle que ces techniques de subsistance ont été rendue plus facile après la découverte du Nouveau Monde et l'exportation du maïs ou de la pomme de terre, plus facilement cultivables dans ces conditions. Pour le dire autrement, il est devenu plus facile d'être nomade à l'époque moderne !

Peuplement des collines, culture et agriculture fugitives ; à ces choix déterminés par les exigences de la vie matérielle, Scott ajoute, avec plus de prudence, des choix socioculturels. En effet, il rappelle que cette "zone refuge" est aussi une zone de brassage culturel important aux "ethnies", aux langues et aux organisations familiales variées. Il n'hésite pas à avancer que les formes de la vie sociale sont reconfigurées en miroir de l'Etat : la dispersion permettant de fuir plus facilement, la taille des familles est alors réduite. La volonté d'empêcher la formation de l'Etat conduit à rejeter la hiérarchie, en tuant au besoin un chef un peu trop autoritaire, ou à nommer des responsables faisant office de potiches comme lors de la période coloniale.

Plus radicalement, Scott estime que l'absence d'écriture qui caractérise souvent ces peuples est aussi un choix, nombre de leurs récits mythologiques faisant état d'une perte de l'écriture, qui s'expliquerait surtout par la volonté de ne pas laisser de traces appropriables par l'Etat. L'oralité, mais aussi l'absence d'histoire, seraient là encore des formes de résistance. De même, les identités ethniques seraient malléables et facilement appropriables. Les différentes vagues de fugitifs se fondent ainsi aisément dans leurs sociétés d'accueil alors qu'à notre époque, les populations de la Zomia jouent stratégiquement de leurs identités pour bénéficier des avantages des politiques de discrimination positive à l'égard des minorités.

Enfin, Scott propose une réinterprétation radicale des révoltes prophétiques qui ont émaillé l'histoire de cet espace, qui met de côté les explications fondées sur l’irrationalité. Ces révoltes seraient plus le reflet d'espoirs millénaristes visant à un renversement de l'état actuel du monde, source d'oppression pour ces réfractaires à l'Etat. Tout au long de Zomia, Scott nous invite finalement à reconsidérer nos conceptions de la construction de l'Etat, mais aussi nombre d'oppositions structurantes telles que civilisé/barbare, cuit/cru, qui pourraient parfois se résumer (caricaturalement) à contribuable/non-assujetti à l'impôt.

A première vue, le sujet de Zomia ne semble que peu accessible ou engageant. Pourtant, l'ouvrage dépasse clairement la zone étudiée et la richesse de ses conclusions apporte de nombreux éléments explicatifs encore d'actualité pour comprendre aussi bien le phénomène rom qu'évoque Scott, que la structure ethnique des Balkans ou la résistance des Touaregs en Afrique. Zomia est donc une excellente synthèse, permettant une compréhension unifiée du phénomène du rejet de l'Etat, qui allie érudition et qualités pédagogiques3. Scott sait écrire avec humour et proposer des comparaisons éclairantes permettant de saisir des phénomènes relativement complexes comme le degré de pénétration de la puissance étatique sur des territoires montagneux. Il ne tombe pas dans l'angélisme quand il décrit ce mode de vie semi-nomade qui sait aussi profiter des avantages de l'Etat quand il s'agit de commercer avec les territoires de la vallée ou de les piller. Enfin, il ne verse pas non plus dans le déterminisme géographique. Au contraire, les peuples décrits font un choix politique, celui de la fuite, ce qui ne va pas sans rappeler les travaux du sociologue américain Albert O. Hirschman (1915-2012),4 : les groupes sociaux tirent simplement parti des possibilités offertes par le relief et la palette de modes de subsistance à leur disposition afin de mieux échapper à l'emprise de l'Etat.

 



rédacteur : Benjamin CARACO, Coordinateur de pôle
Illustration : La Zomia / (c) Martin Lewis, GeoCurrents.Info.

Notes :
1 - p. 9
2 - p. 14
3 - Parfois presque trop, ce qui explique la répétition de certaines thèses.
4 - Auteur de Exit, voice, loyalty. Défection et prise de parole, Bruxelles, Éditions de l'Université de Bruxelles,2011.
Titre du livre : Zomia ou l'art de ne pas être gouverné
Auteur : James C. Scott
Éditeur : Seuil
Titre original : The Art of Not Being Governed: An Anarchist History of Upland Southeast Asia
Nom du traducteur : Nicolas Guilhot, Frédéric Joly, Olivier Ruchet
Date de publication : 14/02/13
N° ISBN : 978-2021049923