Jus politicum et homo academicus
[mercredi 24 avril 2013 - 00:05]
Droit
Couverture ouvrage
La République des constitutionnalistes. Professeurs de droit et légitimation de l'Etat en France (1870-1914)
Éditeur : Presses de Sciences Po
584 pages
La IIIe République présente une configuration inédite de défense et de stigmatisation juridique de ses fondements.

L’ouvrage de G. Sacriste, tiré d’une thèse de doctorat en science politique soutenue il y a déjà dix ans, possède l’insigne vertu de réduire la complexité des mondes experts du droit naissant de la République en quelques principes d’analyse socio-politique de leurs effets " réels " en matière de codification des institutions les plus diverses comme en matière de légitimation du personnel politique lui-même. Deux point de vue transversaux retiennent particulièrement et successivement l’attention : la transformation académique d’un savoir sur la politique tenu par un nouveau corps, celui des constitutionnalistes, puis la politisation rampante d’un certain nombre d’outils de gestion des carrières ou d’expression publique de ceux qui contribuent par le développement du constitutionnalisme à " légitimer les institutions républicaines naissantes " (p. 166).

Les constitutionnalistes : discipline et recrutement

La genèse des savoirs constitutionnels que réalise G. Sacriste n’est pas inutile dans la mesure où l’anamnèse de ce qui transparaît aujourd’hui comme une justice politique enserrée dans une cour constitutionnelle cache l’immense travail d’acculturation des acteurs sociaux (étudiants, journalistes, personnels politiques, etc.) formés, voire " disciplinés " (au sens académique du terme), à voir alors dans les droits politiques l’horizon ultime des pratiques de gouvernement.

À cet égard, le deuxième chapitre du livre explique assez bien l’univers disciplinaire concurrentiel qui a pu être celui des constitutionnalistes après l’adoption des lois constitutionnelles de 1875. Pour fonder la discipline " droit constitutionnel ", et ainsi désenclavé le droit public de l’univers strictement académique, une première génération de juristes (composée de chargés de cours, d’agrégés à des rangs seconds) doit d’abord s’extirper du modèle incarné par les civilistes : modèle intellectuel forgé autour du magistère du " Traité ", modèle d’organisation académique locale dans la cité judiciaire où la faculté de droit jouait, certes à plein, un rôle d’expertise limité à une collaboration avec les magistrats. Si les chaires civilistes déclinent entre 1880 et 1911 (passant de 75 à 55%) et laissent libre un espace au sein même des facultés de droit, la concurrence disciplinaire la plus féroce est celle d’une autre institution, l’Académie des sciences morales et politiques qui possède dès après 1875 plusieurs atouts que n’ont pas les juristes constitutionnalistes. Elle est d’abord prise dans une expertise directe du compromis république / monarchie qu’elle a contribué à former : l’auteur souligne à ce titre le rôle d’Edouard Laboulaye dont la thèse récente de science politique d’Antoine Schwartz a souligné également toute l’importance (http://www.afsp.info/theses/docteurs2012/schwartz.pdf). Elle a surtout réussi à capter un certain nombre de ressources juridiques : débat avec l’école historique du droit allemand, rôle de plusieurs de ses membres dans la création de la Société de législation comparée. S’inspirant ici des travaux de Bruno Latour, G. Sacriste souligne (p. 155 et s.) le rôle qu’aura eu par exemple la création par Ferdinand Larnaude, alors jeune professeur de droit public à la faculté de droit de Paris, de la Revue du droit public et de la science politique en 1894. Cette dernière jouera un rôle pionnier dans les revues de sciences sociales en France en rassemblant les tribunes épars des jeunes chargés de cours qui peinaient à percer depuis les années 1880, en valorisant les travaux de thèse (plus systématiquement recensées car présentant des recherches documentaires et empiriques désormais originales) et finalement en donnant à voir une véritable " vie de laboratoire ".

Comme souvent, les thèses de la science pour la science ne résistent pas longtemps à l’examen de l’histoire sociale du recrutement du corps. G. Sacriste s’oriente alors de façon assez convaincante vers ce second type d’analyse. Comment en effet comprendre l’ascension relativement rapide de ces " jeunes turcs " et la transformation rapide de charges de cours en véritables chaires d’enseignement en bonne et due forme ? Dès 1871, un cours de doctorat (non obligatoire) en droit constitutionnel est créé et confié alors au doyen de la faculté de droit Gabriel Colmet-Daâge, ancien suppléant du comte Pellegrino Rossi sous la monarchie de Juillet (" le " précurseur de l’enseignement du constitutionnalisme). À partir de là, plusieurs ministres de l’instruction publique vont symboliser les transformations des règles de recrutement. Jules Ferry s’appuie dès 1879 sur le doyen Charles Beudant pour réformer par le haut et imposer (via le Conseil supérieur de l’instruction publique) des cours obligatoires en doctorat qui sont " réservés " à des jeunes agrégés (31 ans en moyenne), très républicains et plus encore non catholiques (à Nancy près de chez lui, J. Ferry nomme un protestant libéral, Philippe Jalabert). Toutefois, la mise en place d’une " gestion administrative sélective du personnel " (p. 166) va se cristalliser plus tardivement par l’action de deux autres ministres, Léon Bourgeois et Raymond Poincaré aidés par des hauts fonctionnaires du supérieur très " politiques " comme par exemple le directeur de l’enseignement supérieur pendant 18 ans, Louis Liard. Cette centralisation politique et administrative joue bien sûr en faveur de Paris qui va devenir le point de rencontre de l’auxiliarisation du droit constitutionnel naissant par les institutions républicaines.

Le constitutionnalisme : expertise et politisation

Le cœur de l’ouvrage se situe donc ici : les modalités de recrutement du corps des constitutionnalistes informent le lecteur sur la manière dont à Paris et en Province les enseignants devenus chercheurs ont décidé de mettre le droit constitutionnel au service d’intérêts politiques plus ou moins médiatisés. La plupart des professeurs provinciaux vont revendiquer l’autonomie même du droit comme une insoumission face aux élites républicaines, radicales notamment. Les méthodologies académiques diverses, de la théorie (Hauriou) en passant par l’essai (Duguit) ou le Congrès (Saleilles), permettent de comprendre les avancées induites par cette phase d’ébullition du champ juridique. La conceptualisation qu’ils font du " droit naturel ", comme droit antérieur supérieur à l’État lui-même, est d’abord le plus souvent une rationalisation d’inspiration chrétienne de facture inédite. Ainsi dans cette perspective, la refondation du droit que tente le toulousain Maurice Hauriou dans La science sociale traditionnelle (1896) lui interdit en quelque sorte d’accéder à une chaire parisienne parce que politiquement celle-ci doit promouvoir une forme d’expertise qui ne reconnaît qu’une souveraineté, celle de l’État. Pour cette raison spécifique, la province pousse, on s’en convainc aisément, à l’innovation intellectuelle. L’essai que publie Léon Duguit depuis Bordeaux, L’État, le droit objectif et la loi positive (1901), est ainsi une ouvrage dont la forme détonne tout autant que le contenu qui assigne aux croyances républicaines centrales (la loi, la souveraineté …) un caractère fictionnel. De même, cette fonction d’ " ingénierie constitutionnelle " est renforcée par l’organisation de manifestations comme le Congrès international de droit comparé en 1900 impulsé notamment par Raymond Saleilles, alors nommé à Paris, mais qui coordonne tous les efforts des publicistes provinciaux autour d’une forte critique de l’État républicain comme par exemple la promotion d’un mode de scrutin alternatif pour les élections législatives, la représentation proportionnelle. Malgré l’autonomie d’ensemble conquise par les différentes fractions de ce monde naissant des constitutionnalistes, ceux que G. Sacriste appellent les " légistes parisiens " (eu égard tant à leurs positions d’enseignement qu’à leur proximité aux institutions républicaines) vont développer quant à eux une expertise auxiliaire les mettant triplement au service des ministères (très prosaïquement), de l’État (plus abstraitement) et enfin du corps politique lui-même incarné par une souveraineté nationale qui redéfinit (notamment) les droits politiques depuis la Révolution.

L’enrôlement des professeurs comme conseillers ministériels devient une pratique courante. Le grand maître des " légistes parisiens ", Adhémar Esmein, est par exemple membre du Conseil supérieur de l’instruction publique. Le long mandat du directeur de l'enseignement supérieur Louis Liard assure aussi une certaine continuité par-delà les changements de ministres. En échange de ces prébendes, charge revient aux professeurs de défendre juridiquement l’État comme le fait justement Esmein dans son rôle d’expert. G. Sacriste insiste par exemple sur la critique que l’auteur des Éléments de droit constitutionnel émet contre la création des associations de fonctionnaire " véritable acte de rébellion contre la souveraineté " (alors que les professeurs provinciaux vont paradoxalement être moins critiques envers cette initiative). Mais in fine, l'ensemble des juristes parisiens (Esmein, Ducroq, Geouffre de Lapradelle, Larnaude, etc.) va surtout mettre son savoir constitué au service de la justification d’ensemble d'une République démocratique fondée sur la souveraineté nationale une et indivisible, l'électorat fonction ou encore la supériorité de la loi sur toute chose.

On peine à imaginer aujourd'hui que ces modélisations constitutionnelles controversées aient pu influer sur le cours même du débat public, sur la pente naturelle de formation des opinions en cette matière. Pourtant, un certain nombre des traits qui existent aujourd'hui sous la forme de principes ou de fonctions assignées au juge constitutionnel lui-même (constitutionnalité de la loi, justice électorale, etc.) ont largement été pré-formés avant 1914. La Troisième République est ainsi, par exemple, traversée par plusieurs lignes de fracture sur l'exercice de son droit de suffrage qui mettent en branle ce champ académique naissant du droit constitutionnel : les " légistes parisiens " sont pour le vote obligatoire, contre le vote des femmes (le plus souvent), contre le vote des militaires ; les légistes provinciaux sont pour la représentation proportionnelle (quasi unanimement), pour le vote plural ou familial (très souvent), pour la représentation professionnelle. Le titre de l'ouvrage, La république des constitutionnalistes, pourrait alors signifier bien plus qu'une République des experts et désigner plutôt une forme de co-production, parfois conflictuelle, des institutions républicaines majoritaires. En cela, l'ouvrage pointe une situation de départ dans laquelle ces intellectuels incarnent une fraction de l'élite parmi d'autres. Reste à savoir si au point d'arrivée où nous sommes peut-être parvenus aujourd’hui, l'intégration des constitutionnalistes dans nos comités de réflexion institutionnelle (comité Balladur en 2008, comité Jospin en 2012) ressort du même principe d'insiders / outsiders ou si, plus sûrement, la compétence constitutionnelle s'est tellement diluée qu'elle en devient invisible.

 



rédacteur : Thomas MARTY
Illustration : Flickr.com
Titre du livre : La République des constitutionnalistes. Professeurs de droit et légitimation de l'Etat en France (1870-1914)
Auteur : Guillaume Sacriste
Éditeur : Presses de Sciences Po
Collection : Académique, Domaine Droit
Date de publication : 12/01/11
N° ISBN : 2724612345