Un renoncement par choix stratégique plus que par dépit
[lundi 22 avril 2013 - 00:00]
Histoire
Couverture ouvrage
Comment j'ai cessé d'être juif. Un regard israélien
Éditeur : Flammarion
138 pages
Fatigué de se sentir faire partie d’une caste, Shlomo Sand semble jeter l’éponge ; mais c’est pour réaffirmer ses engagements laïcs et humanistes.

* Nonfiction.fr vous propose deux regards complémentaires sur le dernier essai de Shlomo Sand, Comment j’ai cessé d’être juif, l’un par Benjamin Caraco, l’autre par Jérôme Segal.



Il y eut d’abord le peuple juif, en 2009. Le pétulant historien de l’université de Tel Aviv qui parle français sans mâcher ses mots, avec un délicieux accent oriental, défraya la chronique en dénonçant des mythes tenaces comme celui d’un exil du "peuple juif" consécutif à la destruction du Second temple (en 70 de notre ère) et rappelant l’importance des phénomènes de conversion chez les Berbères comme chez les Khazars, pour expliquer la diffusion de la religion juive. Il sortait de ce premier livre une thèse assez forte, dérangeante pour beaucoup, selon laquelle le peuple juif serait une invention, ou plutôt une construction, puisque placée au centre, de façon plus ou moins consciente, de nombreuses démarches identitaires.

Trois ans plus tard, ce fidèle élève de Pierre Vidal-Naquet, qui avait effectué l’essentiel de ses études en France sous la direction de Madeleine Rebérioux, a récidivé, avec un livre non moins controversé sur Israël. Là encore, si l’ouvrage contenait peu de révélations pour les historiens du domaine, force était d’admettre qu’on avait là un brillant effort de récapitulation, dans un style allègre, aboutissant à une analyse tout à fait pertinente de la portée historique du sionisme chrétien, des débuts controversés du sionisme ou encore de l’utilisation politique des lieux de mémoire dans l’Israël contemporain.

Pour ne plus faire partie du club des oppresseurs

Aujourd’hui, Shlomo Sand nous explique dans un livre bien plus personnel et plus concis1 qu’il renonce à être juif. Il ne supporte plus de faire partie de la classe des privilégiés qui ont la liberté de s’épanouir au sein d’un "État juif" tout simplement parce que leur mère est juive, tandis que 25% des habitants de ce pays ne disposent pas des mêmes droits – et il s’agit là avant tout des arabes israéliens (environ 20% de la population du pays). Un Parisien ne parlant pas un mot d’hébreu, pas même croyant, peut venir faire son alya et acheter des terres que des étudiants de Sand, dont les familles vivent à Tel Aviv depuis des générations mais qui sont arabes israéliens, n’ont pas le droit d’acquérir. Sur sa carte d’identité, Sand ne supporte plus la mention "nationalité juive". Il ne supporte plus, non plus, la colonisation, et encore moins l’arrogance des dirigeants actuels de son pays. On lit dans les dernières pages du livre ce cri du cœur : "J’ai conscience de vivre dans l’une des sociétés les plus racistes du monde occidental"2.

Sa décision peut donc sembler un aveu de faiblesse, un acte de dépit. En même temps, par le côté provoquant de sa démarche, il retrouve une audience pour dénoncer la "configuration ethnocratique"3 qui caractérise Israël, et l’on suivra avec intérêt les débats qui devraient accompagner la sortie du livre en Israël, puisqu’exceptionnellement la traduction en français est sortie trois semaines avant la parution du texte hébreu en Israël. Le livre est d’ailleurs sous-titré "un regard israélien", et c’est bien dans le contexte politique de ce pays que sa démarche doit être comprise.

Dans sa déconstruction de la notion de "peuple juif", Sand s’en prenait avant tout aux conceptions essentialistes de la judaïté, depuis la définition biblique d’un "peuple élu" jusqu’aux derniers avatars de la génétique tentant, à travers la recherche de "gènes juifs", de biologiser un concept qui n’avait tout au plus, selon lui, qu’une existence sociale (Sand a placé en exergue une citation d’un livre quelque peu méconnu de Romain Gary, Le judaïsme n’est pas une question de sang4). A présent, Sand va plus loin puisqu’il s’attaque à l’idée même de "juif laïc". Réduisant presque la judaïté au judaïsme, il explique que le simple fait d’avoir une mère juive ne peut être considéré comme une raison d’attribution du caractère juif à une personne qui se déclarerait athée. S’il est vrai que l’histoire du XXème siècle a montré combien il était néfaste de lier judaïté et génétique, on peut légitimement remettre en cause cet aspect de la halakha, la loi juive traditionnelle.

Contre l’idée d’un judaïsme laïc

Sand peut toutefois sembler s’emballer dans sa critique et même marquer contre son camp, oubliant par exemple le rôle de tous ces Juifs qui œuvrent pour une paix juste au Moyen-Orient, lorsqu’il écrit, dans un style assez lapidaire, "Disons-le : l’identité juive laïque se maintient surtout, de nos jours, en perpétuant ses rapports avec Israël et en le soutenant inconditionnellement." 5. Bien des auteurs comme Noam Chomsky aux Etats-Unis ou Esther Benbassa en France ne manqueraient pas de signaler leurs divergences. L’historienne du judaïsme (devenue récemment sénatrice), avait d’ailleurs publié un petit livre du même type que celui de Sand, expliquant justement comment "être juif" après la dernière guerre de Gaza. L’originalité de la position de Sand réside sans doute dans cette attaque, sans doute déplacée, contre la culture juive laïque. Se gaussant des pratiques juives quelque peu allégées, majoritairement en vigueur aux États-Unis, Sand évoque des pratiques "pseudo-religieuses"6 tout en condamnant le rite archaïque de la circoncision qui "porte atteinte au droit fondamental de l’homme à son intégrité corporelle"(idem). 

Récusant l’idée même de culture juive laïque, Sand se demande si on peut "concrètement faire état d’apports juifs dans la pensée de Karl Marx, de Sigmund Freud et d’Albert Einstein"7 et poursuit son interrogation en évoquant les œuvres de Tristan Tzara (qui selon Sand "n’a pas écrit de poème juif"), Harold Pinter, Stanley Kubrick, Henri Bergson, Marc Bloch ou encore Arthur Koestler. Vient ensuite un auteur-compositeur et Sand écrit : "Se pourrait-il que Serge Gainsbourg, dont je suis un vieil admirateur, ait composé et interprété des chansons juives, et non pas françaises, sans qu’on l’ait remarqué ?"8. Tout admirateur qu’il soit, Sand semble oublier le titre "Juif et Dieu" de l’album Mauvaises nouvelles des étoiles, sorti en 1981, et surtout "Le sable et le soldat", chanson offerte par l’homme à la tête de chou à l’État d'Israël en 1967, composée et chantée en soutien aux soldats engagés dans la Guerre des Six Jours.

Haine de soi et antisémitisme


Ceux qui s’élèveront contre les thèses de ce livre en accusant très classiquement son auteur de "haine de soi" n’auront peut-être pas vraiment lu le pamphlet. A l’opposé de la démarche d’un Otto Weininger (1880-1903) qui s’était suicidé à Vienne car il ne supportait pas sa judaïté, Sand décide de démissionner pour mieux combattre, se démarquant des juifs oppresseurs ou dominateurs. A ce titre, le passage décrivant les "nouveaux juifs" du monde et citant ensemble "Paul Wolfowitz, ancien président de la banque mondiale, lord Michael Levy, le célèbre philanthrope britannique, Dominique Strauss-Kahn, ancien directeur général du FMI, ou Vladimir Gusinsky, l’oligarque russe résidant en Espagne"9… est plus que discutable ! Qu’il le veuille ou non, Sand se retrouve ici en bien mauvaise compagnie.

Par ailleurs, ses lecteurs les plus taquins ne manqueront pas d’observer que pour cesser d’être juif, comme il entend le faire, il faut bien l’avoir été. Lors d’une émission de radio accompagnant la sortie du livre, l’historien a d’ailleurs signalé qu’il serait prêt à reprendre du collier (redevenir juif) si l’antisémitisme venait à prendre des proportions inquiétantes, comme dans le "long siècle judéophobe" que Sand fait débuter en 1850 avec le pamphlet antisémite de Wagner ("Le judaïsme dans la musique") et se clôt en 1959 avec la décision du pape Jean XXIII de ne plus définir les Juif comme des traîtres hérétiques10.

Selon Sand, ce sont les immigrés, surtout arabes et/ou musulmans, qui servent aujourd’hui de repoussoirs pour la promotion d’une identité européenne "blanche" et "judéo-chrétienne". En introduction, sur un long paragraphe11, l’historien rappelle un "fait qui a largement conditionné et inspiré la rédaction de cet essai", à savoir le fait qu’aucun politicien, aucune maison d’édition "respectable" ou aucun écrivain ne peut aujourd’hui tenir des propos antisémites. Sand s’en félicite et c’est en substance ce qui explique qu’il n’a plus à se sentir juif.

Le cinéma et la destruction des Juifs d’Europe

Même s’il ne se dit plus juif, l’historien reste particulièrement attentif à la réception de films comme Nuit et Brouillard d’Alain Resnais et Shoah de Claude Lanzmann. Dans le premier, qu’il considère comme très réussi, il n’oublie pas que le terme "juif" n’est mentionné que deux fois et apprécie la mention de la police de Vichy, avec ce képi qui dépasse d’une fenêtre du camp de Pithiviers… et qui sera censuré. A l’inverse, Shoah est selon Sand un film "harassant" qui attribue aux Juifs l’exclusivité de la mémoire. Pas un train ne vient de France, personne ne rappelle que la moitié des cinq millions de Polonais assassinés n’étaient pas juifs mais catholiques et, pour finir, Lanzmann est qualifié d’agent du souvenir [opérant] une sélection ‘ethnique’ lorsqu’il s’est agi de construire la mémoire des victimes"12. Elie Wiesel est d’ailleurs rangé dans la même catégorie, tout auréolé qu’il fut de son "Prix Nobel de la paix pour avoir rendu éternelle l’exclusivité de la mort juive"13.

Enfin, la critique que l’historien adresse à La liste de Schindler, de Steven Spielberg, peut paraître injuste car elle ne concerne que cette phrase, citée à la fin du film, "Celui qui sauve une vie a préservé le monde entier". Sand rappelle la version complète du Talmud de Babylone, "Celui qui sauve la vie d’un fils d’Israël… sauve un monde entier"14, et conclut en s’offusquant face à ce qu’il considère comme une supercherie historique.

Au final, le pamphlet de Shlomo Sand laisse une petite impression de malaise pour le lecteur qui négligera le contexte israélien dans lequel cet ouvrage s’inscrit. Rapprochant la situation des Juifs contemporains de celle des blancs du sud des Etats-Unis dans les années 1950 ou celle des Français dans l’Algérie d’avant 1962, il pose cette question : "le statut du juif en Israël ne ressemble-t-il pas à celui de l’Afrikaner dans l’Afrique du Sud d’avant 1994 ?"15. Dans ce cas, quel crédit devrait-on accorder à un Afrikaner qui aurait décidé, au temps de l’apartheid, de ne plus être blanc ? Juif ou pas, Shlomo Sand demeure un militant qui mérite d’être écouté pour une paix juste entre Palestiniens et Israéliens mais les propos qu’il tient ici sur la judaïté pourront en décevoir plus d’un, même parmi ses amis ou compagnons de combat.

 

* Lire aussi sur nonfiction.fr :
- La recension de l'ouvrage Comment j'ai cessé d'être juif. Un regard israélien de Shlomo Sand, par Benjamin Caraco
- Shlomo Sand, Comment la terre d'Israël fut inventée : De la Terre sainte à la mère patrie, par Jérôme Segal

 



rédacteur : Jérôme SEGAL, Critique à nonfiction.fr
Illustration : D.R.

Notes :
1 - 140 pages
2 - p. 135
3 - pp. 14-16
4 - Herne, 2008
5 - p. 130
6 - p. 129
7 - p. 35
8 - p. 36
9 - p. 119
10 - p. 49
11 - p. 18
12 - pp. 85-87
13 - p. 87
14 - p. 102
15 - p. 123
Titre du livre : Comment j'ai cessé d'être juif. Un regard israélien
Auteur : Shlomo Sand
Éditeur : Flammarion
Date de publication : 13/03/13
N° ISBN : 978-2081278363