Balzac mystique
[jeudi 18 avril 2013 - 22:30]
Littérature
Couverture ouvrage
Balzac occulte. Alchimie, magnétisme, sociétés secrètes
Éditeur : L'Age d'homme
326 pages
Un essai qui étudie brillamment toutes les formes d'occultisme dans l'œuvre de Balzac.

Par cette septième étude, Anne-Marie Baron, révèle au public un Balzac inconnu attentif aux ressorts cachés de la société. Rêvant d’écrire une Recherche de l’Absolu, Balzac voulait livrer sa conception illuministe et mystique du monde. Pour lui, l’unité fonde les lois du microcosme en correspondance avec le macrocosme, entre les règnes naturel, social et spirituel. Le jeu d’influences et d’alliances va jusqu’à celles substantielles des contraires : il s’agit pour la pensée d’incarner, d’objectiver l’esprit et pour les corps de spiritualiser la matière. Illustrant ses idées à l’intérieur des agissements de microsociétés analogues à des interactions plus vastes, le philosophe cède la tâche au romancier dont l’imagination et la plume, puissantes, donnent corps et voix aux divers choix, thèses et antithèses grâce aux milliers de protagonistes à l’œuvre. L’intrigue romanesque mettra en mouvement ce système dont l’auteur suit le libre vouloir et les déterminismes. Or, si ses premiers romans, semi-fantastiques disent l’alchimie de sa quête, Balzac, dont “le secret est l’une des clés de son imaginaire”1, s’exprimera ensuite à mots couverts, sous l’écran du réalisme fictionnel, sous le masque onomastique et symbolique. Son texte, lisible selon d’autres niveaux de lecture, s’adresse aux entendeurs.

Le premier chapitre, “Rencontres”, évoque les influences de jeunesse. Carencé sur le plan affectif, délaissé par sa mère, Balzac compense ce manque par une boulimie de savoirs, de lectures. Cet imaginatif recrée des lignés, (s’)invente des familles, une fraternité idéale. Détestant la solitude, tourmenté par le mystère qui l’éloigne des siens, il forge dès l’enfance un “roman familial” généralisé, amplifié. Ses divers personnages expriment ses conflits et contradictions. Son milieu familial – père franc-maçon et mère théosophe, liés à toute une société d’initiés européens qu’ils recevaient chez eux – entretient la pratique du secret. Le jeune homme anxieux des origines et des fins se nourrit de lectures ésotériques puisées librement dans la vaste bibliothèque des parents. Dans une époque de chaos religieux, Balzac, comme son milieu et comme beaucoup de contemporains, très critique à l’endroit de l’Église romaine, défend toutes formes d’hérésies et de mystique2.

L’érudition d’Anne-Marie Baron énumère, dresse des listes, d’après celles que lui-même établit, des nombreuses sources et influences de Balzac. L’alchimie, les sociétés secrètes, la sphère de la Spécialité sont les points d’appuis de son analyse. Ces apports divers fusionnent en un syncrétisme où concilient les opposés, raison et intuition, rêverie et réalité, apparences et vérité. Balzac donne vie, imitant Rabelais, à un monde relié à tous les vivants. Ouverte à tous les courants ésotériques historiques et de l’Europe moderne, sa pensée procède à l’amalgame.

À la suite des mythes et des penseurs antiques, de la Bible, des mages et de l’alchimie venus d’Orient, Balzac convoque bien des sectes, chevaleries, sociétés secrètes et kabbalistes où puisent les occultistes d’Occident : illuministes, théosophes, francs-maçons, ainsi que le compagnonnage3, les philosophes du XVIIIe et le romantisme noir. Ce sont, pour les plus influents, Louis-Claude de Saint-Martin et Martinez de Pasqually, Mesmer, Fabre d’Olivet4 ; Swedenborg, symbole de syncrétisme mystique, inspire sa théosophie matérielle5. Pour Balzac, la solitude conspire de rapports invisibles, d’interrelations. Son alchimie sociale invente sur ces modèles des cercles ou réseaux de sociabilité – familles, associations, ordre. Boîtes gigognes, ces groupes et sous-ensembles parallèles, en marge, sont positifs ou malfaisants6. Le cénacle littéraire, idéalisé, se transforme en mythe7.

Mage moderne, Balzac en réfère à une tradition immémoriale qui lie les grands esprits par-delà l’histoire ; visionnaire, il suit la filiation qui, depuis la Bible, par les sages antiques et de l’Orient, par Dante et la mystique, irrigue les courants ésotériques de la poésie. Si pour Balzac l’Histoire crypte ses clés, la lecture du monde moderne passe désormais par les ressources de la prose et du roman. Sa pratique est une éthique, une recherche de vérité et une illustration de ce système de clés magiques selon une longue tradition. La quête de l’or (principe actif) qui meut bien des récits recouvre une quête spirituelle.

Rêveur d’inconnu, Balzac fut initié sans l’être “presque de naissance”. La Comédie humaine est ce creuset où cet alchimiste fond ensemble les passions, des éléments de ses observations, de son expérience, de ses lectures avec les qualités littéraires. Le roman donnant corps à des idées et des fonctions, atteste de quêtes abouties ou pas. Après le thème alchimique explicite des premiers romans (chercheurs d’absolus, “vieux sage”, devins)8, le secret infiltre la trame du récit, la texture, l’étoffe du verbe (anagramme, mots, argot, double langage). Au soleil de l’œuvre, tout signifie, s’ignifie. Le passeur d’arcanes nous convoque à lire au-dessous de l’histoire, au-delà, dans les intersignes. Balzac crypte le texte, sa structure sous-jacente, les noms. Il mêle des références hermétiques, emprunte aux lectures occultes9. Cette évolution du roman touche à la substance même de l’écrit, au sens de la création. L’œuvre enfante l’écrivain, le révèle à son destin : Balzac s’attelant à ses Études de mœurs au XIXe siècle se fait “mage” qui défend une haute idée de l’écriture, de la Création. Le Haut dire remonte au sens absolu de l’Écriture qui est révélation, au Verbe fait chair. L’art est le ressourcement qu’à chaque siècle des esprits créateurs ont charge de renouveler et de transmettre. Balzac poursuit avec ferveur le Grand Œuvre, qui devient, en écho avec Dante, la Comédie humaine.

Le roman balzacien est ainsi initiatique à plusieurs sens10. A.-M. Baron en analyse par de nombreux exemples les significations cachées. Ainsi, elle nous livre une interprétation anagrammatique du Lys dans la vallée. Ailleurs, c’est la langue codée qui est le lieu effectif du récit, où dans leurs “noces chymiques” les mots livrent des joutes d’amour. De ce “gai savoir” transmis par les Maures à la langue d’Oc et à l’italien, de cet “art des goths” repris par la langue verte de Rabelais, par son immense érudition, par son appétence et son art, Balzac se fait l’héritier. Son ambition est de rivaliser avec les grands textes11. Ce prophète du roman s’est rêvé voyant, par le truchement de doubles de lui-même : devins, alchimistes, astrologues12. Visionnaire, il désirait prédire la science future de l’homme. Cependant, son idéal collectif qui demeure en avant, c’est l’église primitive, celle de Saint Jean. Séraphita, médiatrice androgyne, est sa Béatrice, guidant vers le divin.

L’alchimie de Balzac13 réfère au génie de l’homme intérieur. Le génie tient à la génitalité de l’écrivain au psychisme androgyne, masculin féminin, soufre et mercure. “Infatigable travailleur”, sa capacité surhumaine tient en ce qu’elle est liée aussi aux excitants, à l’inconnu, aux mystères, au religieux, à la mystique, aux savoirs clos et traditions secrètes, aux démiurgies et aux langues cryptées. La pensée peut engendrer un monde uni du plan matériel au plan spirituel et divin, où tout circule, s’échange, se transforme. Le magnétisme de ce monde est régi par des analogies et des correspondances attestant de l’unité de la matière et de la nature de l’âme. Le symbole central (de ce système) est tenu par l’OR matériel et spirituel, autre face du soleil, de la lumière.

Ainsi arrimé en un tout, le monde intérieur balzacien est une sphère qui se prête à une lecture infinie. Les flux, les biens et les liens circulent, le sens s’augmente. Les retournements, les contresens, puis le retour de certains personnages d’un roman à l’autre, distillent ou précipitent des processus d’évolution.

Ambition universelle, mais aussi autoreprésentation que le miroir de la fiction. Dans cette configuration se conçoit aussi l’autoengendrement de l’auteur que l’œuvre sécrète et révèle à lui-même, autant que le travail de l’écrivain sécrète l’œuvre. Il s’y réfléchit tout entier. Les mots transpirent, conspirent à dire et à celer. Noms, filiations, secrets de “familles” portent-ils le douloureux secret de Balzac en sous-œuvre ? L’origine des êtres, de leurs relations, l’invisibilité, tissent et détissent le roman familial et les mythes personnels brouillés, entrelacés de mythes collectifs, de spéculations compliquées, de rêveries métaphysiques. Par combien de fils, de mères (auto)fictionnels se fait l’appel d’amour d’un garçon mal-aimé, éloigné ? De quoi retourne-il dans la quête de l’Or/de Laure (qui est le prénom de la mère, des sœurs, de l’amante-mère spirituelle, initiatrice) : si ce n’est d’abandon, de peur du vide, du rejet, de l’effroi de la solitude, du froid. Et le soleil éclaire sa quête d’amour. Le nom du père, Balssa, ou la forme que l’écrivain (après Lord’Rhoone ou Horace de Saint-Aubin) s’est choisie vient de balsan. Ce terme réfère à une tache blanche, marque élective ceinturant les pieds du cheval bai, signe de bonne race, meilleure si le sujet porte une étoile blanche au front (Littré) – c’est là le signe des Mages, de l’initié. Chez Littré, le mot “balzac” désigne un cépage blanc et un cépage noir (de l’Angoumois), noir en Limousin – voici l’homme raciné à la vigne, au vin. Balzac clair, l’“auteur réaliste des manuels scolaires” ; Balzac occulte, dans le régime nocturne de la langue, où sont la veine et le trésor cachés. Le roman enfouit à travers d’autres histoires celle d’un enfant du siècle, devenu chercheur d’or et orfèvre dont le verbe sublimé, transmuté, s’est fait chair, moi-peau.

Nous tendant des clés et des pistes de lecture, Anne-Marie Baron, présidente de la Société des amis d’Honoré de Balzac et de la Maison de Balzac, nous dévoile un Balzac inconnu qui habite son nom – qui habite aussi ses “emblèmes” prenant alors un tour symbolique, talismanique. Ce Balzac mystérieux, “alchimiste de la société”, appelle à lui la distinction. L’œuvre constelle son lectorat de fervents, groupe infini d’élus qui partagent le secret. Balzac est le nom d’une fraternité élective..


 



rédacteur : Martine MONTEAU
Illustration : < D.R. >

Notes :
1 - p. 29
2 - p. 153
3 - p. 187
4 - p. 172, 182, 185, 186
5 - p. 232 sq.
6 - p. 202
7 - p. 189
8 - p. 8
9 - p. 97
10 - p. 177
11 - p. 266
12 - p. 124
13 - p. 90-93
Titre du livre : Balzac occulte. Alchimie, magnétisme, sociétés secrètes
Auteur : Anne-Marie Baron
Éditeur : L'Age d'homme
Collection : Revizor
Date de publication : 03/01/13
N° ISBN : 2825142344