La mélancolie, un mal nécessaire ?
[mardi 01 juillet 2014 - 09:00]
Littérature
Couverture ouvrage
L'Encre de la mélancolie
Éditeur : Seuil
662 pages
Depuis l’Antiquité, médecins, philosophes et écrivains ont interrogé la figure du mélancolique. Si bien des causes et des traitements ont été élaborés, la littérature, quant à elle, pose la question des “bienfaits” de la mélancolie dans la création littéraire.

L’Encre de la mélancolie retrace le parcours intellectuel de J. Starobinski et propose un voyage dans son œuvre critique. Dans le volume de plus de six cents pages s’ajoute à sa thèse et la bonne vingtaine d’articles publiés en revues1 de 1962 à 2008 et distribués en cinq sections (elles-mêmes découvertes en chapitres), non selon la chronologie de leur parution mais selon ce qui apparaît comme une sorte de clinique littéraire de la mélancolie, deux inédits : un “Avant-propos” de J. Starobinski et l’article de Fernando Vidal.
Cet article, par sa mise en évidence de la synergie créée dans l’œuvre de J. Starobinski entre ses études de médecine, sa recherche littéraire et la phénoménologie, invite à lire le volume comme une mise en abyme du geste critique de J. Starobinski en réponse aux premières interrogations fondatrices de sa thèse2. L’enjeu est de mieux comprendre la mélancolie.

L’histoire de Démocrite supposé fou par les Abdéritains, ses concitoyens le voyant rire de tout, est à ce titre exemplaire. Elle met en lumière les liens étroits, depuis l’Antiquité jusqu’au siècle des Lumières, entre médecine, philosophie et littérature. Hippocrate, venu observer le philosophe, comprenant que son rire était l’expression de son jugement ironique sur lui-même, sur le monde et sur ses contemporains, se mit à son écoute et tira alors parti de ses leçons dans sa pratique de la médecine. Quant à lui, J. Starobinski, médecin et essayiste, en interrogeant depuis des décennies le concept de mélancolie, fait preuve d’une grande prudence épistémologique en insistant sur la difficulté à évaluer aujourd’hui des situations et des comportements passés. En effet, les filtres culturels propres à chaque époque opèrent des décalages dans l’approche du concept. Ainsi, parler du sadisme de Néron est possible mais nécessite de se rappeler que le concept de sadisme est tout récent et parler du spleen n’est pas exactement parler de mélancolie. Cela dit, J. Starobinski, en mettant en résonance les différents termes d’acedia, de nostalgie, de spleen, nous permet, à nous lecteurs, d’affiner notre compréhension du concept de mélancolie.

J. Starobinski dessine un portrait clinique et littéraire du mélancolique. Il rappelle que l’étymologie du mot mélancolie, melancholos, un “feu sombre”, apparaît chez Sophocle en référence à la toxicité du sang de l’Hydre de Lerne. Le substantif grec renvoie au noir, à la nuit, à la mort et traduit l’état de grande tristesse de celui qui en est atteint, sa crainte et son anxiété face à des objets qu’il juge menaçants en lui-même et dans tout son environnement. Le mélancolique a le sentiment de ne plus s’appartenir. Il vit sans lien et sans regard. C’est un banni souffrant d’un mal souvent incurable, d’une forme d’acedia, c’est-à-dire d’un “dés-intérêt” du monde, d’un sentiment de solitude et d’ennui face à un monde “insoucieux”. C’est la “morne incuriosité” évoquée par Baudelaire dans son poème “J’ai plus de souvenirs” et dans les autres poèmes de “Spleen” qu’analyse J. Starobinski dans la section intitulée “Rêve et immortalité mélancolique” sous le prisme des analyses phénoménologiques du psychiatre suisse Ludwig Binswanger.

Ce sont également la maladie de l’âme et le dégoût spirituel évoqués par les Pères de l’Église au Moyen Âge et dont souffraient les anachorètes et les reclus. Dès l’Antiquité, Bellérophon, exilé par les dieux et puni d’une faute dont il ne se pensait pas responsable, en a été la figure emblématique. C’est le portrait qu’en ont dressé les médecins les plus renommés de l’Antiquité, Hippocrate, Celse, Galien et au XIXe siècle le médecin Pinel comme l’analyse J. Starobinski aussi bien dans sa thèse que dans différents articles. C’est le sujet mélancolique en proie à un mal de vivre dont il ne peut guérir représenté par Van Gogh, peignant, dans un jeu de mise en abyme, le portrait du docteur Gachet, son médecin (position du corps, traits du visage, opposition des couleurs) dont la thèse de médecine portait, au demeurant, sur la mélancolie.

Le mélancolique vit selon une temporalité qui lui est propre, entre vie et mort, une mort à venir désirée ou redoutée du fait de sa perception d’une distance entre le monde et soi et d’une distorsion vécue comme une mort à soi-même entre le temps intérieur et le temps extérieur. Le mélancolique vit dans une sorte de gouffre comme l’exprime le poème éponyme de Baudelaire. C’est, pour J. Starobinski, ce qu’ont vécu des écrivains tels que Madame de Staël et Jouve et ce qu’expriment des figures telles que celle du Don Quichotte de Cervantès. C’est la figure même de l’écrivain, un “mort-vivant”. C’est encore la figure du nostalgique qu’analyse J. Starobinski dans la section “La leçon de la nostalgie” où il reprend les analyses d’Hofer en 1688, dont la démarche fait penser à celle de Galien. Hofer, constatant que les soldats suisses souffraient du regret de leur patrie, en allemand littéralement Heimweh, eut l’idée de créer le mot de nostalgie (nóstos : retour et álgos : douleur), le mot grec conférant au mal un habillage scientifique. Mais comme il fallait dédouaner les jeunes Suisses de tout manque de courage, une explication physique en a été donnée : la nostalgie était la conséquence d’un problème de pression sanguine due aux différences d’altitude auxquelles les jeunes Suisses étaient soumis lorsqu’ils partaient à la guerre en pays étranger. En réalité, le trouble des jeunes soldats était lié à la mémoire des moments heureux et perdus, au regret de l’enfance et de l’adolescence. J. Starobinski note encore que le terme de nostalgie est utilisé dans les traités de médecine jusqu’en 1945 avant de passer dans le langage courant et de signaler dans notre société la difficulté de concilier les exigences sociales et les privilèges de l’enfance. Le terme a également largement pénétré le champ de la littérature européenne aux côtés du terme de mélancolie de l’Antiquité à nos jours, comme l’analyse avec précision J. Starobinski, dans les poèmes d’Ovide, dans les sonnets de Michel Ange ou chez Shakespeare, Goethe, Schiller, Leopardi ou encore dans le tableau Mélancolie de Chirico, en couverture du volume.

Cette figure pathologique du mélancolique intéresse les écrivains et les artistes, mais aussi les médecins comme J. Starobinski qui, en retraçant dans sa thèse l’histoire de la mélancolie, a mis en évidence la démarche scientifique depuis l’Antiquité jusqu’au début du XXe siècle. Ses analyses montrent clairement que les médecins ont cherché à comprendre les causes du mal afin de déterminer les traitements les plus efficaces pour soulager le malade et si possible le guérir. À défaut de pouvoir bénéficier des avancées contemporaines de la science et de ses outils d’investigation, les médecins se sont demandé si la mélancolie était le résultat d’une disposition naturelle du sujet ou la conséquence d’événements marquants physiques ou psychiques, ou la conjonction des deux. Hippocrate soutenait que la mélancolie avait une double origine, somatique et humorale. La plupart des médecins ont accrédité, à sa suite, la fameuse théorie des humeurs qui a prévalu jusqu’au XIXe siècle – au moins dans certains traitements (J. Starobinski précise qu’au XIXe siècle en France, certains médecins posaient encore sur le corps du mélancolique des sangsues destinées à sucer cette humeur noire, selon la méthode dite “révulsive”). Cette théorie, soutenue également par Galien mais sans aucune réalité physiologique en fait, postulait que la mélancolie avait pour cause un déséquilibre entre les quatre humeurs contenues dans le corps dont l’humeur noire, autrement dit la bile noire, considérée comme un agent toxique puissant et pourtant nécessaire au même titre que les trois autres mais dont l’excès devait impérativement être éliminé par l’application de différents traitements plus ou moins coercitifs. Certains y ont même vu une influence diabolique contre laquelle s’est élevé au XVIe siècle Wyer, le médecin du duc de Clèves, qui a développé une “diabologie”, avec arguments théologiques à l’appui, destinée à sauver du bucher maintes sorcières, effectivement victimes selon lui d’illusions mais innocentes toutefois des prétendus délits dont on les accusait.

À la Renaissance, Jean Fernel, l’un des médecins les plus réputés de l’époque, publie un ouvrage, Universa medica, dont le premier chapitre s’intitule “Physiologia” dans lequel il s’interroge, comme ses contemporains, sur ce qui dans le corps peut atteindre l’âme. C’est aussi l’époque à laquelle apparaît dans les textes le terme de “psychologie” conçue comme une façon de penser les effets des sensations, des passions ou encore de l’imagination sur le corps et de comprendre les interactions entre les différentes parties du moi. Cela a permis aux médecins les plus avancés dans la recherche, tels que Félix Platter, de mettre au point une symptomatologie des comportements jugés excessifs qualifiés à l’époque d’“ivresses pathologiques” ou de “fureurs délirantes”. Au XIXe siècle, Pinel attribue à la mélancolie une cause psychique. Elle est due, selon lui, à l’attachement du malade à une idée fixe, résultat d’une erreur de jugement dont il faut le débarrasser. Il parle alors de monomanie qui nécessite de la part du médecin une grande attention, voire une grande compassion à l’égard de son malade. J. Starobinski analyse, à la suite de Freud, le dispositif mélancolique comme conséquence d’un “choix d’objet” narcissique. C’est, pour J. Starobinski, l’enjeu du poème “À une passante” de Baudelaire, dans lequel la femme, figure vivante et puissance allégorique, marche et méduse parce qu’elle est l’objet d’un amour impossible.

L’analyse des causes de la mélancolie détermine les traitements dont une grande partie va reposer au cours des siècles sur les différents procédés susceptibles d’évacuer la bile noire. Homère évoquait déjà la nécessité d’un pharmakon, d’un traitement sous la forme du népenthès, mélange d’herbes censé apporter l’oubli. Au fil des siècles, les thérapies, des plus fantaisistes aux plus cruelles, vont trouver leur justification dans la maladie elle-même. Pour exemple : pharmacopée plus ou moins mythique avec prise d’hellébore ou inhalation d’effluves de mandragore chez Hippocrate puis certains médecins de la Renaissance, opium au XIXe siècle. Ou encore : cataplasmes chez Soranus d’Éphèse. Diète, bains, exercice physique chez Hippocrate ; inhalation de parfums et alimentation adaptée (poissons de rivière, viandes blanches, fruits) chez Paracelse à la Renaissance pour alléger les mauvaises dispositions du corps. À l’époque romantique, thérapie par le voyage préconisée auparavant chez Celse, “pose sociale” très appréciée des Anglais et censée guérir du spleen pour les malades les plus fortunés.

D’autres traitements prennent en compte ce que nous appelons aujourd’hui le psychisme du malade. Il s’agit, par exemple, de distraire de son mal pour supprimer les causes de son angoisse de vivre. Hippocrate croyait en la vertu de la parole et en une participation active du malade devant régler sa conduite et son mode de vie pour éliminer la maladie. Soranus d’Éphèse combattait l’anxiété et l’abattement de ses patients en leur prescrivant d’aller au théâtre et les impliquait dans leur traitement en les encourageant à écrire ce qu’ils ressentaient et à le lire à leurs proches. Plus tard, certains médecins, tels que Rufus d’Éphèse, conseillaient la pratique régulière du coït. Avec la même intention, certains médecins tels que Celse à Rome ont appliqué des méthodes beaucoup plus coercitives telles que l’enchaînement des malades ou les coups destinés prétendument à les faire revenir à la raison. Au XIXe siècle, Pinel, pensant qu’un choc violent pouvait conduire le mélancolique à guérir, a recouru à différents stratagèmes aux résultats incertains. C’est, comme l’analyse J. Starobinski, le sujet du Novele de Bandello et du poème en prose “Une mort héroïque” de Baudelaire.

Tout ce dispositif thérapeutique élaboré au fil des siècles ne doit pourtant pas faire oublier une question essentielle que pose J. Starobinski : la mélancolie est-elle un mal à combattre absolument ? J. Starobinski rapporte qu’Aristote dans ses Problemata considérait la mélancolie comme une “humeur naturelle” dont l’excès n’était pas forcément nocif mais pouvait au contraire être la condition du “génie poétique ou philosophique”. À la Renaissance, une mélancolie modérée était le signe d’un esprit distingué. Ronsard et Montaigne se sont dits mélancoliques. Plus tard, à l’époque romantique, la mélancolie apparaît comme un supplément d’âme. Plus encore, elle semble inhérente à la création littéraire. Baudelaire en est l’archétype. En effet, la mélancolie est la matière même de son écriture qui, en retour, lui permet de la mettre à distance les vicissitudes de la vie et le sauve du spleen. Pour cela, le poète s’impose de “savoir rêver” parce que le rêve, à distinguer d’une rêverie nocive, même s’il n’exclut pas l’angoisse, est la “sténographie” même de l’œuvre en train de se faire et l’allégorie du travail poétique. J. Starobinski montre que l’esthétisation de la douleur chez Baudelaire, à l’œuvre également chez les romantiques, Goethe, Musset, Hoffmann par exemple, était déjà présente chez Robert Burton, qui, sous le masque d’un Democritus junior dans son Anatomy of Melancholy (publiée en 1621), met à distance sa propension à la mélancolie en critiquant les vices de la société de son temps sous couvert d’une forme de thesaurus de toutes les connaissances sur la mélancolie accumulées depuis l’Antiquité.

Ainsi, la mélancolie est comme un puits sans fond d’où peut cependant jaillir l’espoir. Dans “Un éclat sans fin pour mon amour”, l’article qu’il consacre à Charles d’Orléans, J. Starobinski rend hommage au poète à qui il a emprunté le titre de ce présent volume. C’est, en effet, dans l’eau noire de la mélancolie, dans son “ancre d’estudie” (équivalent de la bile noire) que le poète Charles d’Orléans a trempé sa plume. Ainsi, le mélancolique qu’il fut, privé de l’espoir d’un futur et voyant son présent s’effondrer, a pu en écrivant “transformer l’impossibilité de vivre en possibilité de dire”. Il est en cela la figure de l’écrivain qui doit mourir à soi-même pour entrer en littérature tout en gardant la maîtrise de cette dépossession de soi par le travail de l’écriture dont J. Starobinski en procédant à une analyse très précise de trois mots-clés “vide, avide, Ovide”, les “rimes du vide” ainsi qu’il les nomme, montre que le jeu des rimes, porteur de tout le substrat culturel et littéraire de Baudelaire, structure et maîtrise dans différents poèmes ce qui menace le sujet. C’est, enfin, comme l’analyse J. Starobinski dans le chapitre intitulé “Des ‘négateurs’ et des ‘persécutés’”, reprenant l’étude clinique du docteur Cotard au sujet des hypocondriaques persuadés d’être immortels, la figure double d’élection et de malédiction de l’écrivain en juif errant telle que l’avait représentée Gaston Paris dans son ouvrage Légendes du Moyen Âge. C’est, pour J. Starobinski, la figure paradigmatique de l’écrivain au centre du poème de Baudelaire “Les sept vieillards”. C’est, enfin, en miroir, le travail du critique J. Starobinski dont Fernando Vidal synthétise les recherches à la fin du volume.

Le lecteur, quant à lui, peut à sa guise déambuler dans cette foisonnante Encre de la mélancolie (qui contient en outre plusieurs bibliographies) et se laisser porter par le mouvement propre à l’écriture de J. Starobinski. Certes, on peut parfois s’interroger sur le regroupement dans une même section d’articles (Don Quichotte voisin de Jouve, par exemple) ou regretter que J. Starobinski n’ait pas fait la part belle à Freud (mais il avait pour consigne dans sa thèse de s’arrêter à 1900 et dans ses articles, c’est le point de vue du littéraire qui domine). Mais il faut lire L’Encre de la mélancolie comme une approche littéraire (et non psychanalytique) de la mélancolie ou dans la perspective d’analyses très précises sur quelques écrivains dont Baudelaire ou tout simplement pour son plaisir.
 



rédacteur : Agnès COUSIN DE RAVEL, Critique à nonfiction.fr
Illustration : D.R.

Notes :
1 - Dont entre autres la NRF, Cliniques méditerranéennes, Le Magazine littéraire, Critique
2 - Thèse soutenue en 1959 à Lausanne éditée ici et jusqu’à présent non diffusée dans le commerce. Son titre, “Histoire de la mélancolie en médecine de Homère au XIXe siècle”, annonce déjà l’enjeu majeur des recherches de J. Starobinski tout autant dans les premières années de son activité médicale jusqu’en 1958 que plus tard ses recherches en littérature
Titre du livre : L'Encre de la mélancolie
Auteur : Jean Starobinski
Éditeur : Seuil
Collection : La Librairie du XXIe siècle
Date de publication : 18/10/12
N° ISBN : 2021083519