Le roman : XIXe et XXe siècle
[samedi 23 février 2013 - 09:00]
Littérature
Couverture ouvrage
Le Roman d'hier à demain
Éditeur : Gallimard
464 pages
Une belle synthèse à quatre mains sur le roman au XXe siècle et au XXIe siècle.

La première partie de l’ouvrage, écrite par Jean-Yves Tadié, connu entre autres pour son édition de Proust dans La Pléiade, a été achevée en 1990, à l’exception du chapitre sur le roman historique qui date de 2011 et a d’abord été publié dans Le Débat. Il ne s’agit pas d’un palmarès du roman au XXe siècle, ni d’une histoire littéraire du genre romanesque qui ne retiendrait comme cohérence que la chronologie. La méthode de classement est l’organisation autour de grands concepts des œuvres marquantes de ce genre dominant qui a renouvelé son langage et ses formes, sans se limiter au domaine français, ce qui n’aurait pas de sens quand on cherche à dégager quelle vision du monde se construit dans l’écriture romanesque : Proust, Malraux, Beckett certes, mais aussi Kafka, Broch et Musil, Joyce, Woolf et Faulkner. L’auteur gratifie son lecteur de son immense érudition et de sa pratique assidue des œuvres, même les moins connues, pour proposer un parcours conceptuel passionnant qui donne envie de retourner aux auteurs et de mettre leurs romans en perspective.

La démonstration part du constat du recul de la religion, et des livres fondateurs, comme le Coran, la Bible ou la Torah, sous l’effet des progrès de l’incroyance ou de l’indifférence, à tel point que c’est le monde littéraire, semble-t-il, qui propose désormais des œuvres matrices, qui rayonnent et engendrent d’autres livres, même si on ne les lit pas. La synthèse s’organise autour de grandes questions, et d’abord celle, déterminante, de l’énonciation : “Qui parle ici ?” Deux tendances opposées se dégagent au cours du siècle : la prolifération de la voix de l’auteur, chez des écrivains comme Gide, Genet ou Céline pour qui l’œuvre n’est pas une fin, mais un moyen d’édifier un mythe personnel qui domine leurs récits particuliers ; et l’extinction, d’autre part, de cette parole pour annoncer la mort de l’écrivain, voire de l’écriture.

Dans ces questions d’énonciation, l’ironie a la part belle, dès lors qu’on l’analyse en termes de polyphonie énonciative. Certes “le XXe siècle n’a pas inventé l’ironie, mais il n’y a plus de grand roman sans une énonciation ironique qui le porte”. Dans un chapitre intitulé “Le personnage sans personne”, Jean-Yves Tadié montre comment le roman moderne voit disparaître le personnage classique, “non celui du XVIIe siècle, mais celui du XIXe siècle : le héros de Balzac, de Dickens, de Zola”. Simultanément le théâtre connaît une “crise du personnage”, selon la formule de Robert Abirached, et la peinture voit disparaître l’art du portrait. Il s’agit bien d’une “notion périmée”, comme l’affirme Robbe-Grillet dans Pour un nouveau roman.

L’“invasion de l’intériorité” est caractéristique du roman moderne, avec notamment le monologue intérieur inventé par Édouard Dujardin dans Les lauriers sont coupés en 1897, ou “la réfraction d’un même spectacle en plusieurs points de vue”, comme chez Faulkner (Tandis que j’agonise, 1930). Mais le personnage peut être aussi traité comme un objet, d’où le “triomphe de l’extériorité”. Le roman moderne est aussi le lieu d’une “perte de l’identité” et ne peut pas se comprendre sans le “sentiment de culpabilité”. C’est ainsi que dans Entre la vie et la mort paru en 1968, où Nathalie Sarraute retrace l’itinéraire de la conscience d’un écrivain anonyme, on trouve ces variations ironiques sur le concept de personnage : “Hérault, héraut, héros, aire haut, erre haut, R. O.”

Les romanciers du XXe siècle sont les enfants de Freud ou de Dostoïevski, qu’ils s’appellent Conrad, Kafka, Bernanos ou Mauriac. À propos du célèbre article de Sartre paru dans la NRF en février 1939 sur “M. François Mauriac et la liberté”, Jean-Yves Tadié juge qu’il l’a lu avec une “mentalité de correcteur d’examens” et poursuit ainsi : “Sartre aura été le pion de son époque, mais les mauvais points – ou les bons – qu’il aura distribués, lui qui s’est tellement trompé, et dans tous les domaines, ne font plus impression.”

Après avoir analysé dans un chapitre très riche les questions de “structure”, fermée ou ouverte, essentielles dans le roman moderne, l’auteur s’arrête sur un aspect essentiel de la création romanesque au XXe siècle dans un chapitre intitulé “Roman de la ville, ville du roman”, s’intéressant d’abord (à tout seigneur tout honneur) à la “ville proustienne”, puis à la “ville sans qualités”, avant de montrer qu’elle peut être “architecture du roman” (Ulysse, Berlin Alexanderplatz, Manhattan Transfer), de l’étudier dans le nouveau roman, avec surtout Michel Butor et Alain Robbe-Grillet, et enfin d’analyser les “villes imaginaires”, comme Royaume-farfelu de Malraux ou Héliopolis de Jünger.

La synthèse sur le roman historique est remarquable, à la fois par son étude des “frontières” du genre, que par la prise en compte de sa “renaissance” après la Seconde Guerre mondiale autour de Morand, Giono, Aragon et Yourcenar. Dans le chapitre sur le “roman et la pensée”, une partie est consacrée à Proust et au combat avec la philosophie dans À la recherche du temps perdu, une autre à l’“essai dans le roman”, avec des analyses sur les œuvres de Louis Aragon, Thomas Mann et Robert Musil. La dernière partie sur “Technique et vision : de Bernanos à Malraux” est passionnante. Au XXe siècle, le roman s’est hissé au premier rang et a absorbé les autres genres. Il s’annexe mêmes les arts et les sciences du langage (Finnegans Wake) et se réfléchit lui-même en interrogeant sa propre esthétique dans le roman du roman (Les Faux-monnayeurs).

La seconde partie de ce livre porte sur le roman français de 1990 à nos jours, sans proposer un palmarès et en dehors de la “grande convention littéraire”. Il s’agit de s’interroger sur “les problèmes que pose le roman contemporain” en s’appuyant plus sur un “roman de recherche” que sur les œuvres de divertissement. Comme dans la première partie, il s’agit bien d’une “histoire structurale” du roman d’aujourd’hui. Blanche Cerquiglini réfléchit de manière liminaire à la définition d’un “classique contemporain” : un classique réussit certes l’épreuve du “tribunal de la postérité”, mais surtout il continue à “poser problème”, comme Bartleby de Melville. Il faut aussi le penser en termes de rupture pour un individu et une communauté de lecteurs : “Il ouvre une faille qui ne se referme jamais.”

Elle envisage “le romancier face à l’histoire” comme s’il n’y avait pas d’histoire avant Auschwitz : “La problématique générale trouve son origine dans la littérature issue de la Shoah”, ce qui est évidemment très contestable, aussi bien du point de vue de la production littéraire que de la méthode choisie pour l’aborder. Elle revient longuement sur la polémique Jan Karski qui a opposé Claude Lanzmann à Yannick Haenel sur la question du droit à la fiction quand on aborde l’histoire, et cette histoire-là notamment. Elle analyse à propos de HHhH de Laurent Binet les méthodes différentes de l’historien et du romancier.

Son chapitre sur “Roman, société, actualité” est passionnant, où elle montre que le roman capte les “mythologies” du monde contemporain : “Internet, Facebook, le néocapitalisme, la haute finance”. Elle s’interroge sur le “roman social” comme ceux de François Bon ou de Leslie Kaplan, pour montrer qu’il peut s’élever jusqu’à l’histoire, avec les romans de Laurent Mauvignier ou d’Alexis Jenni : “Le retour sur l’Histoire permet […] une perception accrue du monde actuel.”

L’utilisation du fait divers dans le roman, avec les œuvres d’Emmanuel Carrère, de Régis Jauffret ou de Mathieu Lindon, conduit à la judiciarisation du champ littéraire, qui se situe à la frontière des genres, fictionnel et non fictionnel, et des méthodes, romanesque et journalistique.

Les chapitres sur les “romans biographiques” et l’“écriture de soi” prouvent la porosité des genres, et s’interrogent sur l’autofiction comme arte povera : “Les romans d’autofiction ne produisent pas toujours de grands textes, et peu resteront dans les annales de la littérature ; en revanche, ils posent de bonnes questions.”

Les chapitres sur l’“écriture blanche” (qu’Annie Ernaux appelle “écriture plate”) et le “roman transfuge” constituent d’excellentes synthèses sur des pratiques très contemporaines où la prise en compte de publications très récentes constitue un des intérêts majeurs et une façon courageuse de se situer par rapport à une production sur laquelle nous avons très peu de recul.
Il manque sans doute un index pour rendre ce livre encore plus utile et on s’étonnera de certaines absences dans les deux parties, comme les Nimier, père et fille, ou Saint-Exupéry pour le XXe siècle. On aurait pu attendre aussi une meilleure prise en compte des femmes écrivains et on s’étonne que les travaux les plus stimulants d’histoire littéraire soient encore centrés et organisés autour de figures masculines de l’écriture, passant presque sous silence toute une production féminine ainsi que la réflexion théorique très nourrie qui l’a accompagnée. Ce livre est en tout cas déjà une référence pour le public universitaire, d’un côté et de l’autre du bureau, mais aussi pour tous les amateurs de littérature cherchant à mieux comprendre ce qu’ils lisent et comment les romans modernes et contemporains mettent le monde en question.

 



rédacteur : Anne COUDREUSE, critique à nonfiction.fr
Illustration : D.R.
Titre du livre : Le Roman d'hier à demain
Auteur : Jean-Yves Tadié, Blanche Cerquiglini
Éditeur : Gallimard
Collection : Hors série Connaissance
Date de publication : 09/11/12
N° ISBN : 2070137015