L'anachronisme constitutif de l'existence juive
[mercredi 13 février 2013 - 14:00]
Philosophie
Couverture ouvrage
Echapper à la philosophie ? : Lecture de Lévinas
Éditeur : Verdier
185 pages
L'auteur actualise la pensée de Levinas en accentuant sa capacité à justifier les traits de l'existence juive.

Première remarque, sans doute à l'humour décalé : l'auteur de ces lignes a toujours entendu Emmanuel Levinas réclamer que l'on écrive son nom correctement, c'est-à-dire sans accent. Tant pis pour cet ouvrage.

Poursuivons donc par un autre genre d'humour : le traité Menahot raconte que Moïse s'assit un jour dans le public d'un cours délivré par le Rabbi Akiva et ne comprit rien à ce qui s'y disait. Jusqu'à ce qu'il entendit Rabbi Akiva dire à ses élèves que tout ce qu'il venait de leur enseigner avait été révélé à Moïse au Sinaï - c'est-à-dire à lui-même qui ne comprenait rien à la leçon du maître. Question ? Faut-il traduire ce trait autrement et l'appliquer à l'œuvre de Levinas ? C'est en tout cas ce que tente d'accomplir l'auteur de cet ouvrage, prétextant que l'université actuellement colonise les ouvrages de Levinas à son profit en leur ôtant leur caractère central, et en les rendant incompréhensibles.

Troisième trait d'humour donc. Pour mieux enclencher cette tentative, l'auteur nous ayant expliqué que le drame des écrits du philosophe est le suivant : les publications savantes, universitaires, autour de Levinas se multiplient, visant à le faire entrer dans le panthéon de la philosophie. L'université, même, dénie à ce penseur la capacité à sortir de ce que l'université considère comme son domaine naturel : la philosophie. Là est le trait d'humour. Car le propos est étrange relativement à un Levinas lui aussi membre de l'université, dans laquelle il a enseigné 16 ans durant : de Poitiers à Fribourg, en passant par Nanterre, et la Sorbonne. En quoi l'auteur va nous expliquer qu'il n'y appartenait que de biais, etc.

Bien sûr. Et pour justifier son propos, l'auteur nous signale qu'il existe deux lectures des ouvrages de Levinas, la lecture "basse" et la lecture, sans doute, "haute" (la seconde n'est pas vraiment nommée). Cette lecture "basse" ne prend pas en compte la tension entre l'esprit occidental et l'existence juive qui constitue pourtant, dit-il, le cœur de travail de pensée de Levinas, son halètement.

Attardons-nous donc sur la lecture "haute". Elle vise à opposer à la figure bourgeoise du philosophe respectable (!), la figure du prophète ; à la figure du penseur "occidental", la figure du juif. En un mot, l'actualité de Levinas - conçue ici à partir de l'actualité que Levinas prêtait à Maïmonide, dans un article de sa main - se perçoit lorsqu'on aborde cette pensée en tant qu'elle est vivante (tant pis pour tous les autres lecteurs de Levinas !).

Brisons là avec ces enfantillages. Et revenons sur le prophète et sur le sort du "juif", un peu hâtivement unifié, traité par l'auteur très manifestement dans le prisme des travaux de Benny Lévy.

En s'établissant dans la pensée de l'auteur, quelque chose d'important commence à sourdre. Il se focalise en effet sur l'opposition entre la conception philosophique classique de l'histoire (téléologique) et la conception levinassienne de l'histoire sainte, inséparable de l'affirmation de la positivité de la diaspora, comme constituant l'une des modalités fondamentales de l'existence juive. Qu'entendre, en ce sens, par histoire sainte ? Un point d'extériorité par rapport à la totalité formée par l'histoire universelle (définie par les Lumières) à partir duquel il est possible de juger cette dernière.

La propriété de l'histoire sainte est alors qu'elle troue l'histoire universelle, ne s'oppose pas à cette dernière en tant que, portée par un peuple, elle serait particulière, mais en tant qu'elle substitue à l'universel politique du "tous" une universalité "créaturielle", c'est le mot de l'auteur, du rapport à l'Un.

Cette opposition construite par Levinas donne alors un sens aux épreuves auxquelles les juifs sont exposés, et dont l'extermination est la pointe la plus délicate à penser. Elles font de l'existence juive une existence "hors le monde", laquelle le rend étranger à l'histoire universelle, et inéluctablement rivé à son judaïsme. L'existence juive, en somme, ne peut s'accomplir concrètement que dans l'existence diasporique. Interprétant Levinas, l'auteur en vient alors à conclure que ce qui se révèle dans l'effraction de l'histoire sainte au cœur de l'histoire universelle, c'est la proposition selon laquelle l'existence "juive est l'accomplissement de la condition humaine".

C'est alors qu'il reconstitue le parcours intellectuel de Levinas, en posant la question de sa conception de l'histoire, de sa lecture de Maïmonide, de sa réélaboration du concept d'universel, et de sa manière de poser la question du mal. Entre autres, car il est aussi question de la littérature, de l'université, de Jean-Paul Sartre, ...

Ainsi, vu depuis le prisme levinassien, le progressisme aura été, pour les juifs, le lieu politique de la haine de soi. Pourquoi en a-t-il été ainsi ? Parce que le progressisme, s'inscrivant en cela dans la trace du christianisme (la thèse est courante à défaut d'être suffisante), a capté l'idée messianique en la dépouillant de toute matérialité sémantique, de tout le sens biblique au sein duquel cette idée avait été formulée. Cette forme de la haine de soi, précise encore l'auteur au nom de Levinas, témoigne d'un problème de fond : l'entrée du juif dans la cité issue du monde gréco-romain. C'est ainsi que le messianisme prophétique a disparu derrière le messianisme révolutionnaire, politique.

Tout ceci ne va pas sans difficultés intrinsèques. Car un tel développement historique ne peut pas aboutir à autre chose qu'à un drame pour le juif. Le sens de l'émancipation devient en effet de faire du juif un homme comme les autres. Mais, ajoute l'auteur, cela revient à organiser son devenir chrétien.

En fin de compte, l'ouvrage ici proposé en lecture est entièrement tissé du relevé des paradoxes et difficultés à partir desquelles appréhender la "question juive". La question du mal par exemple est, elle aussi, entièrement prise entre théodicée et téléologie.

L'audace d'écriture de Levinas est incontestable. L'intérêt de cette lecture de Levinas n'est pas moins grand. L'existence juive - et l'auteur précise pourquoi il ne maintient pas l'expression d'identité juive, et lui substitue le problème d'une singularité - a besoin de puiser dans les écrits du philosophe le nerf de sa capacité à assumer ce que les juifs auraient cherché passionnément à intégrer et contre lequel, en tant que juifs, ils auraient constamment buté. En un mot, l'Occident - mais il n'est pas certain que cette opposition fonctionne si aisément, d'ailleurs l'auteur est obligé de souligner que "Occident" ne doit pas être conçu comme une réalité historique, géographique, politique ou culturelle, mais comme un "esprit", une figure métaphysique. Ou pour être plus précis, l'analyse conduit à prendre de front l'apparente opposition irréductible (et la question serait de savoir qui déclare cette "apparence" ?) entre métaphysique occidentale et métaphysique juive, pour montrer comment Levinas construit des contaminations réciproques entre elles, et déploie une fécondation réciproque heureuse. C'est aussi ce pourquoi la traversée de la question de l'universel devient centrale dans ce développement, puisque certains font croire que l'existence juive et la métaphysique qui l'accompagne fait obstacle à tout universalisme de type moderniste. Ce qui évidemment n'est pas le cas. En revanche, la source et la figure de l'universel posé ainsi aurait du moins l'avantage de ne pas nier la diversité des peuples.

Levinas aurait donc puisé dans Auschwitz une figure de l'universel fondée sur la singularité juive, en tant qu'elle oblige l'occident à repenser la question des rapports entre le Même et l'Autre.

 



rédacteur : Christian RUBY
Illustration : D.R.
Titre du livre : Echapper à la philosophie ? : Lecture de Lévinas
Auteur : Gilles Hanus
Éditeur : Verdier
Collection : Philosophie
Date de publication : 11/10/12
N° ISBN : 286432699X