"La Gauche populaire campe résolument à gauche"
[jeudi 14 juin 2012 - 15:00]

Le débat entre la "Gauche populaire" et les tenants d'une gauche multiculturelle s'est intensifié ces derniers jours. Après des échanges très vifs sur Twitter, Sylvain Bourmeau, directeur adjoint de la rédaction de Libération, et Laurent Bouvet, politologue 1 ont débattu lundi sur France Culture de leurs divergences idéologiques profondes sur l'orientation de la gauche française. Dans le souci de comprendre un clivage apparu au moment où la gauche conquérait à nouveau le pouvoir, nonfiction.fr suivra l'actualité et l'évolution de ce débat. Dans cet entretien, Denis Maillard, un des fondateurs et animateurs de la Gauche populaire, explique le point de vue du collectif sur les rapports entre la gauche et le peuple. 

 

Nonfiction.fr- Qu’est-ce que la gauche populaire ?

Denis Maillard- La Gauche populaire est un groupe informel de citoyens intéressés par les questions politiques ; il s’agit aussi d’intellectuels et de chercheurs, de membres du Parti socialiste ou en rupture avec celui-ci, de chevènementistes, de rescapés du Modem, d’électeurs de Jean-Luc Mélenchon et même de quelques Verts... Ils ont en commun de penser que la gauche ne peut arriver au pouvoir et s’y maintenir qu’en renouant avec les catégories populaires, et à travers elles avec la question sociale. Ils estiment que les défaites de 2002 et 2007 n’étaient pas des accidents de l’histoire mais les épisodes supplémentaires dans une dérive de la gauche institutionnelle. Le collectif est né au cours de l’année 2011 dans un séminaire, organisé par Laurent Bouvet à l’Observatoire de la social-démocratie au sein de la Fondation Jean-Jaurès. Le thème en était la montée des populismes. Nous essayions de comprendre pourquoi l’extrême-droite gagnait du terrain en Europe et l’on sentait qu’en France, l’élection présidentielle approchant, les choses allaient être semblables et que Marine Le Pen risquait de faire un score important. Cette tentative de penser collectivement s’inscrivait, pour Laurent et moi-même, dans la continuité de la collection RéGénération que nous avions fondé en 2003 aux éditions Michalon et où l’on essayait de faire surgir dans le débat politique des réflexions et des auteurs neufs.

Nonfiction.fr- La collection s’intéressait déjà à la question sociale et au rapport au peuple ?

Denis Maillard- C’était plus vaste, mais nous tournions déjà autour de cette problématique. Notre ambition était de comprendre ce qu’il s’était passé à gauche dans les années 1980 : alors que Mitterrand avait été porté au pouvoir sur des questions principalement sociales, à partir de 1982-1983, la gauche avait tourné le dos à cette question pour lui substituer une attention toute sociétale qui allait bien plus loin que ce que la 2ème gauche, le PSU ou la CFDT avaient pu proposer jusqu’ici. Pour le dire en quelques formules, la gauche officielle a choisi dans les années 80 l’agrégation des minorités contre le traditionnel "peuple de gauche" à qui elle n’avait plus grand chose à proposer en matière d’émancipation collective et qui commençait à lui faire politiquement défaut. Ce faisant, elle a substitué à la question du commun celle des identités ; elle a préféré le développement de la société à l’affirmation de la République. Elle a troqué le socialisme contre le multiculturalisme et la question sociale contre la diversité ! Mais ce faisant elle a aussi creusé son tombeau électoral. Jusqu’en 2012. Cette interrogation, née avec la collection RéGénération entre 2003 et 2007, est restée celle de la Gauche populaire. Entre les deux il s’est passé cinq ans durant lesquelles nos intuitions sont devenues des questions essentielles à la veille de la présidentielle de 2012 et nos réponses des clivages au sein même de la gauche ainsi qu’une manière nouvelle d’affronter la droite identitaire. Cinq ans pour que ces réponses soient entendues, face à la montée du Front national de Marine Le Pen.

Nonfiction.fr- Comment comptez-vous peser sur le débat politique ?

Denis Maillard- Pour répondre à cette question, il faut d’abord comprendre comment nous fonctionnons avant de parler de nos objectifs. La Gauche populaire, c’est à la fois un séminaire qui se tient physiquement à la Fondation Jean-Jaurès et, en même temps, l’agrégation d’individus qui, petit à petit, se sont mis à réfléchir ensemble au moyen des réseaux sociaux, notamment Facebook. Aujourd’hui, c’est un peu plus de soixante-dix personnes qui conversent sur les réseaux sociaux, publient leurs travaux à travers notre blog et se retrouvent pour des réunions in real life. Il s’agit donc d’un "intellectuel collectif" issu des réseaux sociaux et qui fonctionne avec les réseaux sociaux : il n'y a pas d’adhésion, pas de chefs, l’organisation est minimale et il n’y a pas non plus de porte-parole, sauf momentané et issu du groupe comme en ce moment avec cet entretien. En revanche, certains travaux nous ont aidé à structurer nos réflexions. Je pense notamment au livre de Laurent Bouvet Le sens du peuple, aux enquêtes d’Alain Mergier et Philippe Guibert 2 auprès des catégories populaires, aux essais de Gaël Brustier et Jean-Philippe Huelin sur le peuple et la droite ou encore aux analyses de Sylvain Crépon 3 comme de Nicolas Lebourg 4 concernant le nouveau Front national, tous membres ou proches de la Gauche populaire. C’est un collectif informel et pluraliste de gens qui ont décidé de penser ensemble – chercheurs, professeurs, sociologues, citoyens, militants politiques… On est "Gauche populaire" par envie, par cooptation ou même par hasard tant nos réflexions rejoignent celles de nombreuses personnes à gauche.

On ne va pas donc "rentrer dans le jeu politique" mais nous rencontrons tous ceux qui ont envie de parler avec nous pour leur faire comprendre qu’il n’y aura pas de réussite gouvernementale si, une fois arrivée au pouvoir, la gauche "oublie" à nouveau les classes populaires. Notre objectif est d’influencer le débat public. Et l’enjeu est de faire en sorte qu’en 2017, on ne retrouve pas Marine Le Pen à 30% au premier tour. Cela demande un patient travail de fond qui allie analyse politique, connaissance sociologique (qui sont les fameux "périurbains" ? Qu’est-ce que le nouveau Front national ? Qu’est-ce que la crise du travail ? etc.) et production intellectuelle. A la rentrée prochaine, nous allons donc poursuivre un nouveau cycle de séminaires vraisemblablement sur la question de "l’insécurité culturelle" et de l’unicité du territoire de la République, des questions d’autant plus prégnantes que le bon score de Marine Le Pen risque de créer une tension entre "la gauche diversitaire" (comme le dit pertinemment la blogueuse Coralie Delaume) et la droite identitaire. Pour échapper à cette opposition stérile, nous les renvoyons dos à dos pour proposer une alternative : la République, rien que la République mais toute la République.


Nonfiction.fr- Pourquoi le nom "Gauche populaire" ? On vous a beaucoup reproché, notamment, la symétrie avec la Droite populaire…

Denis Maillard- La gauche populaire, c’est une gauche qui n’oublie pas les classes populaires – c’est tout ! Lors d’une réunion, plusieurs noms ont été envisagés et nous avons finalement voté pour retenir celui-là. Nous pensons que les catégories populaires sont le cœur de la promesse de la gauche. Et puis le nom avait commencé à s’imposer à travers le livre Plaidoyer pour une gauche populaire dans lequel plusieurs auteurs de notre groupe ont écrit. Ce qui nous inquiète c’est bien plus que la droite ait pu s’approprier ce terme de "populaire" sans que personne, à gauche, n’en soit gêné. Nous ne faisons que reprendre un drapeau qui nous appartient !

Nonfiction.fr- Est-ce que François Hollande a réussi à trouver "le sens du peuple" ? La gauche a-t-elle durablement renoué avec la victoire ou est-ce juste conjoncturel – une victoire par rejet de Nicolas Sarkozy ?

Denis Maillard- C’est toute la question que nous nous posons. Si l’on regarde les résultats du premier tour, François Hollande arrive légèrement en tête dans le vote ouvrier mais Marine Le Pen réunit quand même un tiers de leurs suffrages. C’est la première fois depuis longtemps qu’un candidat de gauche arrive en tête chez les employés et les ouvriers. On peut donc penser qu’il a retrouvé un certain sens du peuple. En même temps, ce sont chez ces mêmes catégories que l’on trouve la plus forte abstention au second tour. Si François Hollande arrive en tête dans ces catégories le 6 mai, c’est plus par rejet de Nicolas Sarkozy que par véritable adhésion à la gauche. On a cinq ans – il a cinq ans – pour confirmer cette adhésion a minima et c’est là qu’un collectif comme la Gauche populaire peut être intéressant – dans ses analyses, dans sa réflexion. Il n’y a de possibilité de victoire à long terme qu’en restant lié aux classes populaires.

Nonfiction.fr- Est-ce que François Hollande vous a personnellement reçu et écouté pendant la campagne ?

Denis Maillard- Oui, il a écouté – mais il a écouté beaucoup de monde. Il a reçu plusieurs membres de la Gauche populaire. D’ailleurs, nous avons retrouvé, dans le discours du Bourget, le grand discours fondateur de sa campagne, certains éléments que nous avions apportés. Nous avons été une source d’inspiration parmi d’autres…

Nonfiction.fr- C’est quoi le peuple ? C’est qui le peuple ?

Denis Maillard- Dans son livre (Le sens du peuple, Gallimard), Laurent Bouvet a bien montré l’existence et l’articulation de trois peuples matérialisés dans trois documents que nous portons tous sur nous : le peuple national – celui de la carte d’identité ; le peuple politique – celui de la carte d’électeur ; et le peuple social – celui de la carte Vitale avec notre numéro de sécurité sociale. Ce qui nous intéresse, c’est l’articulation entre ces trois peuples. Mais celui qui nous intéresse prioritairement, c’est ce peuple social dont la gauche dit en permanence qu’il est "le peuple de gauche" alors que, depuis la fin des années 1980, il n’adhère plus majoritairement à la gauche. La gauche a encore l’illusion que ce peuple social est son socle électoral alors que, de fait, elle lui a substitué un autre peuple – ce que Terra Nova a essayé de théoriser au printemps dernier : l’alliance de toutes les minorités qui arriveraient, petit à petit, à former une majorité. Sauf que cette coalition ne nous semble pas gagnante et met en danger la République.

Aujourd’hui, la question sociale se repose massivement (chômage, crise européenne, problèmes de mondialisation et de désindustrialisation en France) mais en des termes particuliers : économiques (est-ce que je vais être au chômage, quel est mon pouvoir d’achat ?), sociaux (quel est mon travail, comment s’est-il transformé, comment puis-je en vivre ?) mais aussi culturels, avec cette question d’insécurité culturelle.

Nonfiction.fr- C’est quoi, justement, l’insécurité culturelle ?

Denis Maillard- A côté de l’insécurité économique (les problèmes de chômage, de pouvoir d’achat) et physique (les vols, les agressions), une autre insécurité se fait jour : le monde dans lequel j’étais, dans lequel je pensais pouvoir m’inscrire, le territoire sur lequel je pensais vivre, l’école sur laquelle je croyais pouvoir compter pour éduquer mes enfants, tout ça fait défaut. Le citoyen a un contrat moral avec la République : l’insécurité culturelle, c’est quand celle-ci n’honore plus sa part du contrat, quand les services de proximité – la maternité, le tribunal, l’hôpital – ferment, quand le train ne s’arrête plus à la gare voisine. Ce n’est pas dans les centres-villes que ces choses se ressentent le plus durement. L’insécurité culturelle, ce n’est pas une notion identitaire ! Ce n’est même pas un concept, c’est avant tout une hypothèse pour comprendre une situation nouvelle. Lorsque Libération explique, dans un fameux éditorial intitulé "Enclos" le 27 avril dernier, que les gens qui votent pour Marine Le Pen sont des beaufs racistes terrés derrière l’enclos de leur pavillon, qu’ils ont voulu habiter loin pour ne pas être avec les autres (sous-entendu pour ne pas s’ouvrir à la diversité), c’est ne rien comprendre à ce qui se joue dans une certaine France, invisible depuis des centres-villes protégés des effets les plus ravageurs de la mondialisation. Il ne s’agit pas d’encenser ce mode de vie : le fait de vivre séparés les uns des autres mais sur le mode urbain d’une disponibilité immédiate des services collectifs posent de nombreux problèmes comme il révèle un imaginaire social et politique particulier qui n’est pas forcément le nôtre. Mais il s’agit avant tout, pour nous, d’affirmer que la République n’a qu’un territoire et n’est pas constitué d’un assemblage de fragments territoriaux ignorés ou jaloux les uns des autres, comme elle ne connaît qu’un peuple et non pas une agrégation d’identités.

Nonfiction.fr- Est-ce que ce concept – le plus commenté, le plus polémique – est au cœur de la philosophie politique du collectif ? Est-ce la clé de votre analyse de la société ?

Denis Maillard- Non, ce n’est pas le centre de l’analyse. Le centre, c’est la question de la République. Face à une France travaillée par un chômage de masse qui doute de sa place dans la mondialisation, qui doute que l’Europe, qu’elle avait imaginée comme étant "une France en plus grand", puisse lui assurer cette promesse-là, qui doute également que le futur de ses enfants soit meilleur que son propre présent, qui doute enfin de ses capacités à continuer à être une terre hospitalière – à la fois pour les générations futures et pour les personnes qui arrivent de l’extérieur – face à ça, traditionnellement, il y avait une réponse qui s’appelait la République. La République, c’est l’égalité entre les citoyens, c’est la possibilité de s’élever – notamment par l’école – et aujourd’hui, cette promesse ne fonctionne plus, mise à mal par des forces extérieures – la mondialisation étant l’une de celles-ci. Le cœur de notre réflexion, c’est "comment la gauche peut tenir la 'superbe promesse faite au Tiers-Etat' ", pour reprendre les mots de Mandelstam. La réponse à cette promesse, c’est la République, rien que la République mais toute la République. L’insécurité culturelle est une hypothèse qui nous permet de comprendre pourquoi une certaine catégorie de la population, souvent en périphérie des villes ou dans des zones rurales, vote pour Marine Le Pen et va être tentée par des solutions extrêmes, par le populisme d’extrême-droite. Nous voulons une gauche qui reprend à son compte la question sociale et qui voudra faire de la France une nation du commun dans laquelle tout le monde puisse vivre et où les identités seront apaisées.

Nonfiction.fr- Ce constat, pensez-vous qu’il est identique à celui porté par le Front national de Marine Le Pen ?

Denis Maillard- Non, nous ne parlons pas du même point de vue. Nous parlons d’un point de vue de gauche, pour qui l’égalité, la question sociale et le sort des catégories populaires sont les choses les plus importantes. Car notre discours s’adresse d’abord à la gauche en lui disant : on n’est pas de gauche si l’on commence par se désintéresser de ceux qu’on estime être des beaufs, avec lesquels on a rien en commun et qui ne seraient que des petits blancs racistes. On n’est pas de gauche si l’on s’exonère de tout rapport au peuple. On n’est pas de gauche si l’on ne vit pas sans décence commune. Le constat de Marine Le Pen se fonde au contraire sur un certain nombre de faux postulats et qui ne correspondent pas aux diagnostics portés par la gauche populaire : l’ensemble des problèmes et notamment l’ampleur de la dette proviendraient d’une immigration incontrôlée, la France serait finie, l’Europe une chose détestable, l’euro une bêtise, etc. C’est à partir de ces présupposés qu’elle essaye alors de ramener les gens vers elle. Au prix d’une profonde rupture d’égalité puisque sa solution reste la préférence nationale, même sous une autre appellation. Au contraire de l’extrême droite, tout notre propos est centré sur l'égalité. Qu’est-ce que la gauche ? C’est le camp de l’égalité, c’est le camp de la promesse d’une émancipation à travers l’égalité. C’est à partir de cette position que se déploie notre réflexion. Nous ne partons donc pas des mêmes principes que Marine Le Pen.

Nonfiction.fr- Cependant, sur certains points précis, vous dites, aux côtés de Marine Le Pen, que le peuple dans les zones périurbaines est abandonné par la République au profit d’un libéralisme triomphant qui abandonne ceux qui ne seraient pas rentables – vous appelez la République à se réinstaller là où elle n’est plus…

Denis Maillard- Je suis d’accord avec toute la phrase sauf pour le "aux côtés de…". Nous ne parlons pas de la même République, nous ne parlons pas de la même France ! Nous cherchons à combattre cette droite identitaire avec laquelle nous ne pouvons pas partager grand-chose. En cela, on ne court pas après le Front national, on ne se "lepénise" pas comme certains ont pu le dire et on n’embarque pas non plus la gauche dans je ne sais quel glissement vers la droite…

Nonfiction.fr- Qu’en est-il de Jean-Luc Mélenchon ? N’est-il pas, lui aussi, dans cette optique de réinstallation de la République là où elle a abandonné le peuple ?

Denis Maillard- Mais n’est-il pas dans une vision nostalgique de ce qu’a été ledit "peuple de gauche" ? Sa campagne à Hénin-Beaumont a été assez exemplaire là-dessus : il a fait des meetings sur fond de terril, il a parlé de la mine et réactivé toute cette nostalgie autour d’un peuple de gauche et d’un certain travail alors que l’un et l’autre ont profondément évolué. Les raisons de l'échec de Jean-Luc Mélenchon à la présidentielle, puis à Hénin-Beaumont, mériteront un vrai bilan : l'ouvriérisme nostalgique sans lien avec le contexte économique et les réalités de la mondialisation, notamment en ce qui concerne l'immigration, conduit à un échec dans les milieux populaires : il contribue au score élevé de Marine Le Pen et valide le fait que l'électorat populaire n’adhère pas à cette gauche qui, par ailleurs, se réclame du "peuple". S’il y a une crise d’identité aujourd’hui dans les classes populaires et s’il y a une insécurité, elles touchent aussi le travail ! Des pans entiers de l’industrie ont disparu et se faire photographier sur fond de terril, c’est passer à côté de ce qu’est le travail aujourd’hui, ce n’est que réactiver une mythologie du travail. Une nouvelle économie est née également, avec de nouvelles pénibilités : toute une économie de services avec des travailleurs, souvent pauvres, qui sont considérés comme des employés par la nomenclature de l’INSEE alors qu’ils sont en réalité de vrais ouvriers des services. Je ne crois pas que le Front de Gauche, avec son tropisme du service public, soit en capacité de décrire cette réalité-là, en mal de représentation, aujourd’hui. Qui se préoccupe réellement de ce qu’est la France des classes populaires et de ce qu’est devenu le travail ouvrier et employé ? Ni totalement la gauche ni vraiment Marine Le Pen.

Nonfiction.fr- Quelles réponses proposez-vous pour remédier à l’insécurité culturelle ?

Denis Maillard- On nous fait assez régulièrement le reproche de dresser un constat sans, finalement, apporter de réponses. La Gauche populaire est une réflexion en mouvement. A un moment donné, au cours de l’année 2012, nous avons dit certaines choses qui ont eu de l’écho car ce que nous proposions faisait sens pour les gens. Avant de se précipiter sur les préconisations ou les mesures concrètes, faisons d’abord porter le débat sur les objectifs et les principes. Quand on voit la Une de Libération sur les "cabinets blancs" (le 31 mai dernier), on se dit qu’on a encore du travail à faire pour faire admettre à la gauche que la République, ce n’est pas une société dans laquelle on compte les minorités pour voir si elles sont suffisamment représentées.

Le temps des préconisations viendra. Ce temps est prévu, il arrivera. Notre discours est un discours républicain assez classique : le jour où il sera intériorisé par la gauche, où il sera majoritaire à gauche, nous n’aurons aucun mal à vaincre la droite identitaire ! Car ce que propose la Gauche populaire c’est aussi une nouvelle manière de s’opposer à la droite et à l’extrême droite dont la "barrière d’espèce" semble avoir vécu. En effet, toute une partie de la droite va ou est en train de s’embarquer à la rencontre de Marine Le Pen derrière ces questions d’identité. La mauvaise réponse à gauche serait de leur emboîter le pas en leur répondant symétriquement sur l’impératif de diversité quand la seule réponse, c’est la République ! Mais attention, la Gauche populaire n’est pas un retour des "Républicains des deux rives" qui, pour certains, sont devenus entre-temps des "Républicains des dérives". La Gauche populaire campe résolument à gauche !

Nonfiction.fr- Vous me parliez de la Une de Libération sur les "cabinets blancs de la République"… Etes-vous tout de même sensibles à la question de la diversité à la tête de la République ou est-ce que la question ne se pose pas pour la Gauche populaire ?

Denis Maillard- On peut être sensible aux multiples expressions de racisme ou de discrimination dans la société française et, dans le même temps, dire que l’on n’a pas envie de savoir s’il y a assez de noirs, de femmes, d’homosexuels ou d’arabes au sommet de l’Etat. Ce n’est pas antinomique ! Parce quand on est républicain, on veut ignorer ces choses-là. Le jour où l’on se met à compter s’il y a suffisamment de femmes, de noirs, d’arabes, d’homosexuels, etc. on détricote ce qui fait le commun de la République – il faut tenir bon sur cette question. Sans compter le côté cocasse qui consiste à rendre compte de la situation à partir d’une liste de prénoms ou encore de faire de Fleur Pellerin une représentante de la diversité. Les "cabinets blancs" en disent beaucoup plus sur le verrouillage de l’élite politico-administrative que sur la discrimination de la société française. Si on veut faire honte à la France pour son passé colonial ou son racisme en regardant les cabinets ministériels, on observera bien plus la fermeture de l’élite sur elle-même que ces réalités qui existent par ailleurs. On est donc dans l’idéologie identitaire dont la Gauche populaire souhaite se défier. Il y a trente ans, on aurait dit qu’il n’y avait pas assez de fils d’ouvriers ou d’énarques issus du tour extérieur dans les cabinets – aujourd’hui, on dit qu’il n’y a pas assez de noirs. Mais ce n’est pas le problème ! C’est juste le symptôme de cette substitution du multiculturalisme à la justice sociale dont nous parlions au départ. Le problème est de savoir si la République offre à l’ensemble des Français, grâce à l’école et au travail, de pouvoir vivre une vie décente et d’accéder aux responsabilités auxquelles ils aspirent. La République tient-elle sa promesse vis-à-vis des classes populaires et moyennes qui jouent le jeu de l’école publique ? Rien n’est moins sûr. Leur expérience commune, au contraire, c’est de s’apercevoir qu’en jouant le jeu et qu’en respectant les règles, on n’a pas la récompense de ses efforts, qu’on soit blanc ou noir. Combien d’enfants, à la fin de la troisième, ne pourront pas intégrer un lycée de qualité car ils n’ont pas été dans un collège privé, car leurs parents n’ont pas contourné la carte scolaire et n’avaient pas non plus les moyens de leur offrir des cours particuliers… Donc proclamer ensuite qu’il n’y a pas assez de noirs, de femmes, d’arabes – ça ne veut rien dire ! La République tient-elle encore la promesse de l’égalité et de l’émancipation à travers l’école et le travail ? C’est la seule question qui vaille. La gauche a un quinquennat pour y répondre sous peine de faire de la présidence Hollande une simple parenthèse dans un gigantesque glissement à droite de la société française.

* Propos recueillis par Jules Fournier. 

 

* Le blog de la Gauche populaire

 

A lire aussi sur nonfiction.fr : 

- L'insécurité culturelle est-elle gauchocompatible ?, par Salomé Frémineur. 

- Les critiques du livre de Laurent Bouvet, Le sens du peuple, par Nicolas Leron, et par David Navaro

- François Kalfon et Laurent Baumel (dir), Plaidoyer pour une gauche populaire, par Fabien Escalona. 

- "La gauche raisonne plus en termes d'Etat que de société". Entretien avec Michel Wieviorka, par Jules Fournier, Mathilde Herrero et Pierre Testard. 

 

 



rédacteur : Jules FOURNIER
Illustration : CC Wikimedia Commons / Banlieue Paris

Notes :
1 - qui collabore à nonfiction.fr
2 - dont Le descenseur social. Enquête sur les milieux populaires, publié chez Plon en 2006
3 - Enquête au coeur du nouveau Front national, Nouveau Monde, 2012
4 - auteur avec Joseph Beauregard de François Duprat, l'homme qui réinventa l'extrême droite, Denoël, 2012