Au cœur des sociétés modernes, l’honneur
[samedi 28 avril 2012 - 13:00]
Histoire
Couverture ouvrage
Penser et vivre l'honneur à l'époque moderne
Éditeur : Presses universitaires de Rennes (PUR)
388 pages
"Qu’est-ce que l’honneur ? Un mot. Qu’y a-t-il dans ce mot honneur ? Un souffle." (Falstaff, dans Shakespeare, Henry IV [V, 1])

Comme le résume Shakespeare dans la réplique de Falstaff, l’honneur est une notion difficile à saisir, en raison de ses conceptions mouvantes et de la multitude de ses manifestations. Dans un colloque tenu à Metz en 2008, Hervé Drévillon et Diego Venturino proposent de réfléchir à cette notion centrale pour l’époque moderne. L’honneur y est pensé, vécu comme un impératif irrésistible, qui défie tout autre code moral, juridique ou religieux tandis que le  milieu du XVIIIème siècle est marqué par un double phénomène : la crise définitive de l’honneur spécifiquement nobiliaire et l’émergence d’un honneur collectif, démocratique, patriotique et national. Alors que depuis vingt ans, les travaux des historiens ont fait de l’honneur une catégorie heuristique, le colloque revient sur les raisons de l’honneur avant d’en aborder ses codes.

L’honneur, critère de valeur individuelle et collective

L’honneur est "l’extériorisation réussie de la vertu" : dès l’introduction, Diego Venturino insiste sur le fait qu'elle renvoie à l’adéquation du comportement individuel aux règles de la société chrétienne et avec celles de son rang social, de sa profession, de son sexe, de son lignage. De fait, comme le rappelle Arlette Jouanna, l’honneur constitue un puissant facteur de stabilité de la société car il incite chaque individu à se comporter conformément à l’image communément admise de son identité sociale. La conformation aux codes en vigueur rend les comportements identifiables, prévisibles et la perte de l’honneur équivaut à une réelle disparition de l’existence sociale

Dans une communication très stimulante, Michel Nassiet distingue l’honneur de notions proches, comme celles de dignité ou de renommée. L’honneur s’apparente à un absolu, pouvant être revendiqué par toute personne à l’exception des vagabonds qui, n’appartenant à aucune communauté, ne peuvent faire reconnaître leur honneur. Elle est, en outre, un capital invisible (alors que la dignité peut être symbolisée) et un "capital collectif" : capital familial, puisque tous les membres d’une famille sont impliqués, elle est aussi un capital pour des groupes plus larges, comme les paroisses, les communautés d’habitants ou les nations – caractérisées par une langue –dans les centres internationaux de rencontre.

Eviter le duel : de l’Italie à Rousseau


Alors que le XVIème siècle est marqué par une recrudescence du duel du point d’honneur, des stratégies sont mises en œuvre pour les limiter en Italie, tandis que les critiques se font plus nombreuses au cours de la période, notamment sous la plume de Rousseau. Marco Cavina revient sur une notion intéressante, celle de l’exceptio inferioris dignitatis. On considère que l’injure, pour blesser l’honneur, doit venir d’un égal. En effet, les offenses de nobles appartenant à un rang plus haut ne portent pas atteintes à l’honneur mais sont subies comme des vexations tandis que les offenses d’un individu moins noble ne doivent pas provoquer de duel mais aboutir à la bastonnade de leur auteur. Il en résulte alors un double mécanisme d’exclusion et d’identification : l’exclusion des autres ordres du duel et l’identification d’une hiérarchie au sein même de la noblesse. Pour autant, selon les professeurs d’honneur, s’obstiner sur l’exceptio inferioris dignitatis en invoquant des différences minimes de dignité peut être assimilé à de la lâcheté, au désir d’échapper aux armes.

Céline Spector se penche sur la place spécifique de Rousseau dans la littérature dénonçant le point d’honneur et le duel. En inventant l’idéal moderne d’égale dignité qui se substitue à la logique aristocratique de l’honneur, le philosophe intègre l’aspiration primordiale à l’estime publique au modèle républicain et la rend compatible avec l’abolition des privilèges. La gloire républicaine se substitue à l’honneur aristocratique. Dans la lettre à Saint-Preux1, Julie mène une réflexion complexe sur la question du déshonneur. A l’issue de ce texte, il apparaît que le point d’honneur ne répond pas à la justice mais à l’esprit de vengeance : si honneur il y a, il doit s’identifier à la vertu tandis que le véritable courage fait ses preuves dans la résistance à la coutume du duel. L’homme d’honneur s’identifie dès lors à l’homme de bien.

L’honneur, une valeur mondaine ?

Alors que le discours chrétien promeut l’humilité, la pauvreté et dénonce l’orgueil, Jean-Marie Le Gall étudie la manière dont les clercs composent avec l’honneur, valeur cardinale des sociétés modernes. Il démontre l’existence d’un honneur des clercs et du clergé. En effet, l’honneur de l’Église doit être publiquement assuré. Dès lors, même si le clerc préfère le salut à l’honneur, il doit avoir certains traits de l’honneur universel qui n’est, pour lui, qu’un moyen mis au service de l’Église. Pour honorer sa fonction, le clerc doit mobiliser les ressorts ordinaires de l’honneur (plutôt féminins) comme la chasteté, l’esprit de sacrifice et le service dans l’humilité. Il doit défendre l’honneur de l’Église non par le duel provoqué, mais par le martyre consenti. L’honneur du clerc est plus collectif que personnel, plus professionnel qu’individuel.

L’honneur au féminin

Les communications de Diane Roussel et de Christiane Coester portent sur l’honneur des femmes alors que la question du genre est, elle-même, fondatrice de l’honneur masculin et collectif. La première historienne propose de partir des conduites réelles pour analyser le rapport entre la conformité des comportements à la norme sexuelle et l’image de soi, pour soi et pour les autres. De manière classique, il apparaît que, dans les agressions, les hommes sont attaqués sur leur honnêteté sociale et professionnelle tandis que les femmes sont attaquées sur leur honnêteté sexuelle. L’honneur féminin est défini en creux ; il ne peut qu’être défendu ou perdu et les hommes ont le devoir de protéger la parenté du scandale. La figure de la "putain", comme repoussoir de l’honnête femme, se construit alors dans un contexte de réprobation sociale croissante et de criminalisation de la prostitution.

L’honneur féminin n’appartient pas seulement à la parenté mais concerne aussi le groupe des voisins. A Paris, où les liens familiaux s’effacent au profit des solidarités vicinales et où la bonne renommée de l’immeuble compte autant que sa sécurité, la promiscuité imposée par les conditions de vie favorise la surveillance mutuelle et, avec elle, un puissant contrôle social. 

Christiane Coester parvient à montrer que les femmes savent aussi utiliser la notion d’honneur à leurs propres fins. En effet, les attributs traditionnels de l’honneur féminin, comme la virginité, ont pu être échangés contre d’autres biens : promesse de mariage, dédommagements financiers… Cela suppose de connaître les règles du jeu, de les maîtriser et d’en jouer. Le procès d’honneur d’Anne d’Este, duchesse de Guise, est à cet égard emblématique. Engagé après l’assassinat du duc de Guise par Jean de Poltrot, il s’apparente à la fois à une quête de justice et à une quête d’honneur. Pour pouvoir se remarier, la duchesse doit prouver son statut de veuve exemplaire. L’historienne relate les étapes du procès et montre la manière dont la duchesse parvient à défendre son honneur, ce qui lui permet en 1566, trois mois après le verdict, de se remarier avec le duc de Nemours.

L’honneur dans le suicide ?

Dans sa communication, Dominique Godineau étudie les rapports entre l’honneur et le suicide dans la France du XVIIIème siècle. Interdit par les lois religieuses et les lois civiles, le suicide devient un sujet d’interrogation pour les auteurs des Lumières, un fait social et un phénomène culturel. "L’homicide contre soi même", pour reprendre la terminologie judiciaire de l’époque, constitue une source de déshonneur pour la famille en ce que celle-ci ne peut donner de sépulture chrétienne au proche. En outre, un procès peut être intenté contre le mort et aboutir à l’exécution d’un cérémonial infamant sur le modèle du supplice d’un condamné vivant : en place publique, le corps mort est pendu la tête en bas ce qui, dans la symbolique chrétienne, est signe de damnation. L’objectif premier est donc bien de déshonorer le suicidé.

Au mépris de la critique augustinienne du suicide d’honneur, qui fait de cet acte non pas l’ultime manifestation de la liberté mais la preuve de la servitude à l’égard de l’opinion d’autrui, l’honneur occupe par ailleurs une place de choix parmi les motifs du suicide : peur de ne pouvoir rembourser une dette, de ne pas tenir ses engagements, de voir son honneur professionnel remis en cause.  Dominique Godineau souligne ainsi que le suicide peut parfois s’intégrer dans un code de l’honneur qui s’apparenterait à celui du héros vaincu, à celui du condamné qui échappe à l’infamie du supplice. Plongeant ses racines dans la Rome antique étudiée par les philosophes des Lumières, l'idée du sacrifice de soi apparaît alors comme l’ultime expression de la liberté d’un individu pour échapper au déshonneur et à l’impasse d’une situation aliénante, comme l’avait par ailleurs montré Maurice Pinguet dans La mort volontaire au Japon2.

Enfin, l’historien évoque les nouvelles formes du sentiment de l’honneur qui apparaissent pendant la période révolutionnaire, et la manière dont l’honneur, souvent associé à la noblesse, s’est articulé avec le rejet de l’Ancien Régime : à la fin du XVIIIe siècle, le discours sur le suicide développe les conceptions qui font du geste suicidaire un acte de liberté permettant d’échapper à l’esclavage, à la tyrannie ou à une défaite.

L’honneur régule ainsi les rapports sociaux en déterminant ce qu’un individu ou un groupe doit aux autres et ce que les autres lui doivent. Comme en attestent les écrits des dramaturges, des moralistes, des théoriciens de l’ordre social,  des philosophes, il imprègne profondément les sociétés de l’époque moderne ; il est la notion centrale, comme l’expliquait Guillaume Budé : "Nous n’avons rien de si estimé en ce monde que l’honneur".



rédacteur : Julie BRUXELLE
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Notes :
1 - I, LVII
2 - Gallimard, 1984
Titre du livre : Penser et vivre l'honneur à l'époque moderne
Auteur : Hervé Drévillon, Diego Venturino
Éditeur : Presses universitaires de Rennes (PUR)
Date de publication : 18/08/11
N° ISBN : 978-2753513907