Quelle politique de la jeunesse pour le prochain quinquennat ?
[lundi 09 avril 2012 - 12:30]
Politique
Couverture ouvrage
La Politique de la jeunesse
Éditeur : Odile Jacob
120 pages
Analyser la jeunesse contemporaine, proposer des politiques adaptées : objectifs manqués.

Voici un ouvrage qui nous parle de politiques de la jeunesse, et surtout, de ce qu’il faudrait faire pour améliorer ces politiques. Nicolas Bouzou (économiste et parmi d’autres occupations directeur des études à la Law & Management School de Paris-II-Assas) et Luc Ferry (professeur de philosophie, ancien ministre de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche) en sont les co-auteurs. Probablement dans l’idée d’influencer les candidats à la présidentielle, ces derniers se placent en position d’experts afin de fournir une analyse de la jeunesse dans les sociétés occidentales contemporaines, de proposer quelques mesures ayant vocation à améliorer la condition sociale des jeunes ; et, par ce biais, l’avenir socio-économique de la France.

 

Tradition, modernité, et révolution de l’amour

Le premier chapitre est signé par Luc Ferry. Pourquoi, de nos jours, existe ce « souci de la jeunesse » d’après lui relativement nouveau « à l’échelle de l’histoire » ? Contrairement aux sociétés traditionnelles tournées vers le passé, nos sociétés modernes seraient tournées vers l’avenir, modernité identifiée plus particulièrement en France dès 1789. C’est une première « rupture » : l’idéal révolutionnaire, souhaitant faire table rase du passé, serait un « premier pas […] vers une valorisation de la jeunesse » (p.11). L’auteur identifie une seconde rupture dans les années 1950, quand la jeunesse devient un groupe social, économique, politique et culturel « majeur », avec l’apparition du rock et des blousons noirs. Il est enfin question de l’évolution de la famille et de la représentation sociale des enfants, relatant le travail d’historiens tels que Philippe Ariès afin de conclure qu’on serait passé d’une société traditionnelle sans affection parentale à une société moderne et affective.

Venons-en à la problématisation. La révolution de l’amour, dont témoignent le passage des mariages pour raisons économiques aux mariages par sentiments et la banalisation des divorces, aurait produit une transformation des questions politiques. Tandis qu’« avant » la droite se fondait sur l’idée de nation et la gauche sur celle de révolution, nous tendrions vers une préoccupation politique nouvelle en ce qu’elle transcenderait les clivages traditionnels : quel avenir cèderons-nous à nos enfants ?

Mais les artifices rhétoriques ne suffisent pas à dissimuler la faiblesse de l’argumentation. D’une part, on note de nombreux glissements de problématique ; du « souci de la jeunesse », terme plutôt vague, et sa confusion avec le sentiment de l’enfance, au lien bancal entre les formes familiales et la question politique de l’avenir. D’autre part, la mobilisation incessante de dichotomies par ailleurs très discutées en sciences sociales - « modernité » / « non-modernité », « aujourd’hui » / « avant » -, produit une image simpliste des sociétés non-occidentales et de l’histoire en général.

La mesure de l’optimisme

L’ancien ministre continue le chapitre : tandis qu’« objectivement », notre jeunesse n’a jamais été si bien lotie, subjectivement elle exprime un incroyable pessimisme. Elle devrait logiquement être plus joyeuse que nos ancêtres qui ont du se battre dans les colonies ou contre les Allemands ! « C’était pas facile en 40 », confirmerait ma grand-mère ! Luc Ferry explique ce pessimiste par la dégradation de la situation socioéconomique à court terme relativement aux générations ainées. Ce n’est pas tant la difficulté « objective » des situations qui pose problème, mais leur déclassement relatif. Pourquoi pas. Quelles preuves sont avancées pour défendre l’argument « objectif » ? Des sondages. Ainsi une enquête menée par la Fondation pour l’Innovation Politique, dont les modalités ne sont pas explicitées (ni même la définition de ce qu’est la « jeunesse »… on suppose qu’il s’agit par défaut des 16-24 ans) montre que : « 17% seulement des jeunes Français sont optimistes touchant l’avenir de leurs pays » 1. Nous serions au même niveau que la Grèce et bien en dessous du niveau des jeunes Indiens (83%), Brésiliens (72%) ou Marocains (67%). Et pourtant, écrit Luc Ferry, notre jeunesse n’a pas connu de guerre !
Et pourtant ! « Être jeune en Tunisie, en Egypte, au Yémen ou en Syrie, pour évoquer des pays où la jeunesse se révolte aujourd’hui contre les dictatures de tyrans corrompus, est sans doute moins aisé que de faire tranquillement ses études dans notre si agréable et si séduisant quartier latin. » 1. Où sont les étudiants précaires, les provinciaux, les jeunes travailleurs, les « jeunes des cités », etc. ? Nulle part. Ils n’existent pas, dans la société caricaturale et socialement située « décrite » par Luc Ferry.

Interpréter des pourcentages

Ce dernier cède la place à Nicolas Bouzou, qui tient le raisonnement suivant. Tandis que la jeunesse est un modèle culturel, la situation socio-économique la mène au pessimisme et le refus qu’elle exprime de prendre des risques en témoigne. Qu’entend l’auteur par « refuser les risques » ? Se détourner de l’entreprise privée : « De nombreux observateurs (dont l’auteur de ces lignes) ont été émus d’apprendre que près d’un tiers des 18-25 ans souhaitaient devenir fonctionnaires. »3 Ces « données » proviennent d’un sondage « Louis Harris » de mai 2011. A la question « Dans l’idéal, vous souhaiteriez être/auriez aimé être ? », les répondants âgés de 18 à 24 ans ont répondu « fonctionnaire » à 30%, salariés à 27%, travailleurs indépendant à 24%. Trois conclusions émergent de cette enquête selon l’auteur : (a) les jeunes ont peur du risque et privilégient la sécurité ; (b) ils vont être déçus, puisqu’ils y a de moins en moins de postes dans la fonction publique ; (c) « les entreprises […] n’ont pas su créer l’envie de les rejoindre »4.

Voici ce qu’on appelle, lorsqu’on enseigne la méthodologie à des étudiants de Licence, la surinterprétation. D’une part, l’écart observé entre les réponses possibles est de 3 points ou 6 points (30%, 27%, 24%). Dans la mesure où aucun détail n’est fourni quant aux modalités de la passation des questionnaires, de la sélection des individus questionnés, et même si l’on avait ces détails, dans la mesure où il s’agit de questions de projection, une différence de quelques points n’est pas interprétable. On sait qu’une part plutôt équivalente des jeunes répondants à ce sondage ont déclaré vouloir être fonctionnaires, salariés et indépendant. D’autre part, pour analyser ce sondage, il aurait fallut savoir ce qu’ont répondu les (100 - 30 - 27 - 24) 19% restants : cela aurait permis d’interpréter les pourcentages fournis comme des pourcentages, c’est-à-dire des données relatives à un total de 100%. Sont-ce des abstentions ? Si oui, c’est d’autant plus intéressant : si l’on considère que le fonctionnariat représente la « sécurité » comme veut le croire Bouzou, 19% (abstention) + 24% (indépendants) + 27% (salariés) des sondés, soit 70%, ont donc exprimé leur disposition à prendre des risques ! Enfin, associer le fonctionnariat à la peur des risques est le plus discutable. Certains des jeunes qui ont répondus « fonctionnaires » souhaitaient peut-être devenir pompiers, policiers, militaires, donc des métiers à risque, ou même chercheurs (philosophes ou économistes par exemple), politiciens, Haut Fonctionnaires. Mais Nicolas Bouzou n’a souhaité voir dans le fonctionnariat qu’un fétichisme du CDI.

Une économie du bonheur

L’économiste se lance alors dans l’analyse des « justifications objectives de l’anxiété de la jeunesse »5. Outre l’utilisation de catégories subjectives (« être heureux » est opposé à « être anxieux »), des « indices de bonheur » par âges sont maniés sans précaution - mais cette démarche reflète une tendance assez répandue parmi certains économistes. Aussi, on comprend au fil des lignes qu’« être heureux » est assimilé aux résultats de sondages concernant la « satisfaction » des sondés. Sachez donc que si vous répondez « je suis satisfait de ma situation » à un sondage par téléphone, vous serez considéré comme un citoyen heureux par certains économistes. Finalement, Nicolas Bouzou le dit lui-même : « les indices de bonheur ou de bien-être sont de piètres guides pour les politiques publiques »6. Enfin ! Mais la reconnaissance de ces lacunes intervient suite au constat que l’amélioration des conditions de vie (augmentation de l’espérance de vie, absence de guerre mondiale, baisse du nombre d’accidents de la route, etc.) n’entraine pas systématiquement une hausse du « bonheur ». Comme si un lien mécanique entre conditions de vie et « bonheur » validait la pertinence statistique d’un tel indicateur.

On en revient au point de départ : le manque de confiance des Français en leur pays expliquerait leur grand désir de devenir fonctionnaire 7. Agaçant. Puis un nouvel ensemble de démonstrations vise à prouver que les jeunes français actuels profitent d’un niveau de vie bien meilleur que celui de leurs ainés ou encore celui des jeunes d’autres pays. L’auteur se demande notamment, page 51, pourquoi les jeunes Chinois, qui disposent d’un revenu moyen plus faible, se disent plus confiants en leur avenir dans les sondages. Peut-être parce que la « confiance » est une catégorie subjective, difficilement traduisible, qui engage dans le cadre de sondages plus une déclaration qu’une réelle confiance ?

Les différences de niveaux de vie selon les générations sont alors mises en parallèle avec la montée en puissance économique des pays émergents et le changement de la structure du marché du travail dans  les pays occidentaux. La montée du chômage, surtout en Europe, s’accompagne d’un accroissement de la demande de travail qualifié, et inversement, d’une pénurie de demande de travail non-qualifié. Ce processus aboutit à des inégalités croissantes entre ceux qui ont des diplômes et ceux qui n’en ont pas. Voici une partie dont les arguments ne sont pas fantasques… à condition de ne pas s’attarder sur les détails : aux pages 58 et 59, il est écrit que la « protection par les diplômes » (le fait que les plus diplômés soient moins affectés par le chômage) n’est pas liée à l’évolution du chômage en tant que telle, mais à la « nature du capitalisme contemporain, à laquelle on ne peut s’échapper, sauf à s’isoler économiquement du reste du monde ». Certes, intrinsèquement, un phénomène de chômage n’implique pas une sélection selon le diplôme. Mais qu’est-ce que la « nature du capitalisme », si ce n’est la dissimulation du fait que cette nature découle d’intentions politiques, d’individus qui décident de cette « nature » et la transforment en fatalité. Preuve que nous ne sommes pas si loin des « non-modernes » ou des « temps anciens » : le capitalisme, telle une entité mystique, imposerait sa volonté aux mortels. D’autant plus que la seule manière de modifier cette « nature » serait de « s’isoler du reste du monde ». Il n’existe en effet que deux modèles économiques sur Terre, les Etats-Unis et la Corée du Nord.

Parenthèse

Le lecteur souhaitera surement savoir en quoi cette mise en contexte socio-historico-culturelle bancale nourrit la suite de l’ouvrage, à savoir les propositions pour une politique de la jeunesse. C’est très simple : à rien ! Aucun des arguments précédents ne sera vraiment utilisé. Le but de cette introduction est donc seulement de conférer aux auteurs une stature d’intellectuels, afin de créditer les propositions qui suivent. C’est peut-être pourquoi Luc Ferry préfère s’attarder à rappeler le prestige des universitaires qu’il cite plutôt que de profiter de quelques lignes supplémentaires pour mieux ficeler son raisonnement.  Ainsi, après 76 pages inutiles, nous arrivons à un chapitre commun, soit 32 pages de propositions pour une politique de la jeunesse.

Préalable aux propositions…

Mais il y a un préambule. Deux écueils sont d’abord critiqués. 1. Le développement des aides au logement financés par la Caisse d’Allocation Familiale, car ces aides ne résolvent pas le problème de fond du logement tout en favorisant l’inflation des loyers. Selon les auteurs, il vaut mieux construire plus de logements. 2. La mise en place de contrats spécifiques pour les jeunes, couteux à l’Etat et stigmatisant pour les jeunes en question. Puis deux propositions générales sont formulées : créer un ministère de la jeunesse (et non seulement un secrétariat d’Etat), privilégier les mesures politiques globales aux politiques ciblées sur les jeunes. Par exemple, la réduction du déficit public profiterait aux jeunes sans qu’il ne s’agisse d’une politique ciblée. Ces deux premières propositions nous semblent quelque peu contradictoires : proposer la création d’un ministère de la jeunesse, donc d’une équipe chargée de s’occuper spécifiquement de la jeunesse, et de donner ensuite la priorité aux politiques globales ? Logiquement, il aurait au contraire fallu préconiser de ne pas créer un ministère de la jeunesse.

Les politiques à entreprendre à destination de la jeunesse sont recoupées sous le titre : « une ‘’tolérance’’ vis-à-vis de la jeunesse et une meilleure prise en compte de ses initiatives ». Les auteurs émettent l’idée que « les jeunes Français vivent dans une société où les réglementations qui se retournent contre eux sont légions ». Jusque là, rien à signaler, si ce n’est quelques incongruités telles que l’argument de la page 99 : on y lit que les entraves à l’intégration des jeunes dans la société, la fermeture du marché du travail par exemple, les poussent à développer une forme de « résilience qui passe souvent par des moyens informels ». On ne sait pas dans quel sens est employé le mot résilience, mais pour être clairs quelques exemples de « résilience » sont donnés, parmi lesquels les « bons plans échangés sur les réseaux sociaux » et les « colocations ».

Les propositions, enfin !

Aux jeunes colocataires adeptes de Facebook pour réagir par résilience à une société qui ne veut pas d’eux, Nicolas Bouzou et Luc Ferry viennent au secours par plusieurs propositions (en plus de l’arrêt des limitations d’heure d’ouverture des bars et des discothèques) :
-    Développer l’équité intergénérationnelle, en dissociant la fiscalité des droits de donation et de succession, pour faciliter la répartition des capitaux entre généra-tions.
-    Améliorer la formation, en créant un « compte épargne formation » financé par l’Etat, la région, l’entreprise et le salarié facilitant la reprise des études.
-    Développer des formations professionnelles de qualité, notamment en alternance.
-    Réformer le bac. Aucune précision n’est donnée à ce sujet : il faut « réformer » (pour « réformer » ?). Les auteurs en profitent pour ajouter que les syndicats s’opposent aux réformes non pas car le contenu des dites réforme leur déplait, mais car le gouvernement qui les propose est de droite. La possibilité suivante a été omise : et si le gouvernement n’écoutait pas les syndicats parce qu’ils sont de gauche, ou même simplement parce qu’ils sont des syndicats ?
-    Réformer les programmes d’économie au lycée. De la même manière, très peu de précisions sont apportées. Pourquoi ne pas proposer aussi l’intégration de cours de droit au lycée, et notamment de droit du travail ?
-    Augmenter le nombre de moniteurs d’auto-école.
-    Favoriser l’accès au logement, notamment en « conférant aux régions une com-pétence spécifique en matière de logement étudiant »8.
-    Créer un service civique.
-    Limiter le cumul des mandats en politique, ce qui en plus d’améliorer le travail des politiciens, devraient laisser plus de place aux jeunes.

Ecrire… pour ne rien dire ?

Sur le fond, de nombreuses lacunes ont été repérées au cours de cette recension qui déjà se veut synthétique. Les propositions, but affiché du livre, sont la plupart du temps vagues (comme la délégation de pouvoirs aux régions concernant le logement étudiant : on ne voit pas bien les implications de cette idée), rapidement consensuelles (comme l’augmentation du nombre de moniteurs d’auto-école : qui n’est pas d’accord ?) ou creuses (réforme du bac et des programmes d’économie sans préciser le contenu pédagogique). L’énergie du travail d’écriture a été déployée ailleurs : sur la forme. Au lieu de construire des propositions politiques étayées, les auteurs consacrent une part démesurée du livre à un exercice pseudo-érudit d’analyse de la jeunesse. Bien sûr, l’ouvrage passera inaperçu dans le monde universitaire, et ce n’est pas sa vocation. Mais dans le monde social plus large, il profitera d’un prestige universitaire relatif à la posture d’intellectuels dans laquelle se placent les auteurs… et certains lecteurs s’accrocheront probablement à lire les 76 premières pages, persuadés que, du coup, les propositions qui suivent sont celles d’experts avisés.

Enfin, on retient du livre que Luc Ferry et Nicolas Bouzou s’acharnent à montrer à quel point « objectivement » la jeunesse française est mieux lotie que celle d’« avant », par exemple la génération qui a eu vingt ans sous l’Occupation, et celle d’« ailleurs », disons les jeunes d’aujourd’hui en Corée du Nord. Le mécontentement serait donc subjectif, du moins relatif. J’ai une confidence à leur faire : tout le monde sait déjà cela. Ils n’ont pas compris que l’insatisfaction est une émotion démocratique salvatrice, dans la mesure où viser l’amélioration des conditions de vie est bien plus bénéfique que d’abandonner son destin à la connaissance qu’« ailleurs », la situation est « pire ». A l’inverse, si l’on se place d’un point de vue mondialisé (et non seulement au sens économique), les avenirs possibles qu’imaginent entre autres les Indignés, s’ils n’entrent pas dans les schémas argumentatifs soi-disant réalistes défendus par l’ouvrage, auront au moins des conséquences politiques positives en tant que projets de société à réfléchir.
 



rédacteur : Baptiste BROSSARD, critique à nonfiction.fr
Illustration :

Notes :
1 - p.24
2 - p.24
3 - p.37
4 - p. 42
5 - p.44
6 - p. 45
7 - p.49-50
8 - p.116
Titre du livre : La Politique de la jeunesse
Auteur : Luc Ferry, Nicolas Bouzou
Éditeur : Odile Jacob
Collection : Penser la société
Date de publication : 24/11/11
N° ISBN : 2738127304