Architecture d'un K.O.
[jeudi 24 janvier 2008 - 12:18]
Musiques
Couverture ouvrage
Génération Chaos
Éditeur : Denoël
324 pages
Avec souffle et érudition, l'auteur raconte l’histoire du punk : paradoxale, jonchée de cadavres, construite sur les décombres de 68 - et autodétruite.

Le mouvement punk s’est bâti sur rien – sur ce vide de l’après-68 –, c’est ce qui fonde principalement sa nature nihiliste. Cela ne signifie pas qu'il soit parti de rien, ni né de nulle part : c’est aux Etats-Unis en général, et dans l’abum Metal Machine Music de Lou Reed en particulier, que Christophe Bourseiller situe, en introduction de Génération Chaos, l’origine d’un mouvement qui s’est construit en ingérant inconsciemment des bribes de Dada et de Fluxus, de situationnisme et d’actionnisme, de Pop Art et de cynisme, pour mieux les vomir ensuite. Un mouvement qui n’avait cure de rien, qui se moquait de jouer avec les symboles les plus douteux – l'imagerie nazie en particulier – du moment que cela permettait de faire tabula rasa (le problème étant que les punks dansaient eux-mêmes sur la table : nombre d’entre eux finiraient par s’autodétruire). Un mouvement très vite – en quelques années à peine – en proie aux récupérations de toutes sortes, politique et commerciale. En cela aussi, le punk, qui devait s’éteindre à l’aube de la fameuse décennie 1980, fut profondément symptomatique de notre époque, où les mouvements artistiques sont automatiquement englobés dans des phénomènes de mode, dotés d’une force de frappe commerciale débitant les produits dérivés – publicités exploitant la rébellion et pulls en cachemire la déclinant en logos – et la nouveauté en série… Dans les jours suivant l'assassinat de Nancy Spungen par Sid Vicious, tandis que celui-ci croupissait en prison, Malcolm McLaren, celui par qui tant est arrivé, faisait imprimer un tee-shirt à son effigie, proclamant : "Je suis vivant. Elle est morte. Je suis à vous." Avec le punk, comme le montre Christophe Bourseiller, la question ne s’était jamais posée aussi clairement : "Comment maintenir l’intégrité quand on doit répondre à un nombre grandissant d’impératifs commerciaux ?".

Et si tout ceci, en effet, n’avait été qu’une vaste escroquerie – "a great swindle", pour paraphraser le titre du fameux film de Julian Temple ? L’auteur pose ici la question, car elle le mérite évidemment. Malcolm McLaren, génial "faiseur de tendances" comme on le dirait aujourd’hui, a-t-il créé de toute pièce les Sex Pistols, et avec eux le mouvement dont ils furent l’emblème et la caricature – ou bien ceux-ci auraient-ils réussi à échapper à leur créateur, par le pitoyable suicide de Sid Vicious ou, plus sûrement, par la force admirable de ce génial poète qu’était John Lydon ? Les deux hypothèses sont également vraies – car la genèse du punk restera aussi trouble que l’époque à laquelle elle s’est produite. Il n’est pas possible de discerner l’arnaque de la vague de fond – et là aussi, c’est une préfiguration d’une situation qui s’est aujourd’hui généralisée. Le punk, encore une fois, ne faisait qu’annoncer dans toute sa splendide déchéance notre monde contemporain, celui qui a véritablement commencé avec les années 1980 et fini par consacrer le règne de la dérision systématique et du cynisme collectif. Pour Christophe Bourseiller, "1975-1981 constitue une réponse directe à 1968". Or, ainsi qu’il le rappelait dans Télérama en 2006, à l’époque de la parution de son livre Extrêmes gauches, la tentation de la réforme, aux éditions Textuel, "les jeunes générations n'ont pas tant hérité de mai 68 que de son échec".

En phrases brèves et tranchantes comme une chanson des Buzzcocks, Christophe Bourseiller suit cette histoire comme elle s’est édifiée : au jour le jour. Avec, aussi, un sens de la formule qui fait souvent mouche. Chaque année, de 1976 à 1980, passée au peigne fin, et passant à la vitesse de la lumière, constitue un chapitre du livre, et ensuite ce sont les lieux qui rythment le déroulement des hostilités. A travers ce dédale de noms et d’anglicismes, l’auteur s’avère un guide d’autant plus éclairant qu’il connaît bien cette histoire, pour l’avoir vécue aux premières loges. Car Christophe Bourseiller n’est pas seulement un acteur éclectique (de Patrick Schulman à Jean-Luc Godard !), un écrivain prolifique, spécialiste notamment de l’étude des mouvements politiques extrêmes (il enseigne également à Science Po) : il y a bientôt trente ans, il fut, à la radio (sur les ondes de Radio Libre, de Radio 7, qu’il a cofondée, de Nova ou de La Voie du lézard) ou à la tête de Casablanca, éphémère fanzine voué à la musique industrielle, un fervent thuriféraire de ces scènes que le punk contribuait à faire éclore, entretenant notamment une amitié suivie avec Genesis P-Orridge, le phénoménal leader de Throbbing Gristle.

Artistiquement, en effet, ce que le punk a produit de mieux, c’est le post-punk. Qu’ils soient nourris de dub ou de krautrock, qu’ils s’orientent vers la new wave – sous l’influence de P.I.L. (le phénoménal combo que John Lydon forma après son départ des Sex Pistols), The Cure ou Wire en Angleterre, des Talking Heads ou de James Chance outre-Atlantique – ou vers le bruit blanc – dans le sillage de Throbbing Gristle ou de Suicide –, les groupes auxquels il a ouvert la voie ont écrit quelques-unes des pages les plus passionnantes de l’histoire du rock. Ce sont ceux que l’auteur de Génération chaos appelle "les autres" : "Les mutants. Les inclassables. Les créatifs qui s’inspirent du credo pour ciseler des sonorités inédites", réinventant le psychédélisme (The Cure, Siouxsie And The Banshees) ou le glam-rock (Bauhaus) au passage. C’est d’ailleurs lorsqu’il en est question que Christophe Bourseiller a enfin l’occasion de parler de musique – il le fait avec une grande sagacité, derrière laquelle on sent par moments pointer le fan. Aussi on regrette de voir le livre s’interrompre au moment où, pour le mélomane, les choses devenaient vraiment intéressantes – et de voir l’auteur passer un peu trop vite, après un bref chapitre consacré à Berlin (Ouest exclusivement), sur les répercutions du punk dans le reste de l’Europe et du monde (la Norvège de Fra Lippo Lippi, l’Italie de Maurizio Bianchi ou Diaframma, le Portugal de Sétima Legião, la Pologne de Sikiera, la scène de São Paulo…). Christophe Bourseiller serait tout à fait avisé, un jour, d’offrir une suite à cet opus.

Car l’histoire du punk, et c’est ce qui frappe à la lecture de ces pages, est avant tout gorgée de sang et de violence. Brèves et tranchantes, ces phrases le sont aussi comme les coups de poing ou de couteaux qui s’échangent à longueur de pages. Les rangs de la légion de noms mythiques qui submerge le lecteur dès l’ouverture du livre ont tôt fait de se clairsemer, de se disloquer. Les quatre années qui séparent Metal Machine Music du Metal Box de P.I.L. ont l’allure d’une vaste consomption, commencées en trombe, terminées en hécatombe. Le punk est une mythologie de héros souvent pathétiques, l’odyssée de destinées anarchiques. A côté de quelques authentiques poètes – souvent issus, d’ailleurs, des écoles d’art (qui ont toujours été un vivier de talents outre-Manche), comme Throbbing Gristle, Wire ou les musiciens de la no-wave new-yorkaise –, il a également fédéré une sacrée quantité de paumés, perdants parfois magnifiques qui, en courant après le néant, coururent à leur perte.

Ce sont eux dont on suit l’histoire, parfois abasourdi, au fil de pages où l’esprit d’analyse le dispute à une belle érudition. Dans ce paysage accidenté, la France apparaît telle qu’en elle-même : comme un pays de petits-bourgeois suiveurs et de poseurs mondains – au milieu desquels surnagent tout de même quelques indéniables talents, vrais précurseurs ou brillants théoriciens (Yves Adrien, Alain Pacadis). C’est entre Londres et New York que tout s’est joué, que s’est concentrée une onde de choc dont les effets, malgré tout, auront été durables. Outre les réussites artistiques susmentionnées, le punk a surtout donné naissance à un esprit – presque une éthique –, ce "Do it yourself" qui, encore aujourd’hui, imprègne (et préserve) le vivace réseau des labels indépendants. Christophe Bourseiller ne s’appesantit pas sur ces acquis (pas davantage, d’ailleurs, qu’il ne rattache la naissance du punk à cette volonté de se démarquer du pompiérisme du rock des années 1970 que l’on souligne si souvent) : ce qui le préoccupe, ce n’est pas tant d’analyser les conséquences, un hypothétique héritage musical, que de débusquer les causes, et les symptomes politiques. Un seul regret, néanmoins : que l’écrivain (et les secrétaires d’édition de chez Denoël derrière lui) n’ait pu se préserver d’un travers malheureusement de plus en plus répandu à l’ère de Wikipédia et du règne de l’urgence : l’écorchage de noms propres1.

Cela n’enlève guère au mérite de Génération Chaos : ce livre où l’on apprend beaucoup tout en étant constamment tenu en haleine se lit comme un roman, quasi modianesque par moments.


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crédit photo : duncan/flickr.com



rédacteur : David SANSON, critique à nonfiction.fr

Notes :
1 - Les noms de Bernard Dicken, alias Barney Sumner (guitariste de Joy Division/New Order), Alexander Hacke (membre d’Einstürzende Neubauten), de Durutti Column ou du club Paradiso à Amsterdam, parmi une dizaine d’autres, sont, ainsi, mal orthographiés – quant au sirupeux mais fameux Fade to grey de Visage, il devient curieusement Respect the grey : ces quelques coquilles gâchent un peu la lecture… On pourra par ailleurs contester son acception du terme "cold-wave".
Titre du livre : Génération Chaos
Auteur : Christophe Bourseiller
Éditeur : Denoël