L'idéologie du sarkozysme selon Myriam Revault d'Allonnes
[lundi 13 février 2012 - 16:00]

* Cet article est un extrait de la tribune publiée dans le Huffington Post par Myriam Revault d'Allonnes, philosophe, dans le cadre de la journée d’étude sur le Sarkozysme organisée par Nonfiction.fr le 11 février 2012 en partenariat avec la Fondation Jean Jaurès, les Inrocks et le Huffington Post.

Dès la campagne présidentielle qui a précédé l'élection de 2007 puis, à l'épreuve de l'exercice du pouvoir pratiqué par Nicolas Sarkozy, la question s'est posée de savoir à quel "objet" (non encore identifié) nous avions affaire avec le "sarkozysme". Car nous étions confrontés à un ensemble d'éléments hétérogènes qui touchaient à la fois au discours, à la rhétorique (le thème de la rupture, l'appel à la fibre compassionnelle et au partage de la souffrance, l'invocation de la volonté et de la réussite individuelle), à des manières d'être, à des comportements qui rompaient avec un style traditionnel d'incarnation politique (la mise en scène du corps : le jogging) et avec des pratiques de pouvoir (personnalisation croissante, interventionnisme permanent, y compris dans les media télévisuels). Mais la question a été et est toujours de savoir si cet ensemble d'éléments (qui est significatif et dont il ne faut pas minorer l'importance) peut être qualifié d' "idéologie" ou s'il s'agit d'autre chose qui n'en serait pas moins révélateur de l'état et de l'évolution de la société française. "Idéologie", cela signifie au moins un système d'idées et de représentations cohérent, doté d'une certaine logique, d'une certaine rigueur et susceptible de jouer un rôle dans une société donnée.

J'ai participé aux deux numéros de la revue Esprit qui se sont interrogés sur l'identification du sarkozysme ("Qu'est-ce que le sarkozysme ?" en novembre 2007 et "l'Etat de Nicolas Sarkozy" en mars-avril 2010 où il s'agissait - à l'épreuve de trois années de pouvoir - de revenir sur les hypothèses de travail du premier numéro)

La thèse générale des collaborateurs de ces deux numéros (thèse que je partage) était que le sarkozysme n'était pas tant un corps de doctrines, un ensemble idéologique cohérent qu'une synthèse de tendances contradictoires qui se manifeste au sein de la société française et qu'à ce titre il dit quelque chose de très important et de très significatif des transformations de la société actuelle : il serait ainsi l'accompagnateur plus que l'initiateur d'un mouvement et, à ce titre, il constituerait un aboutissement, une résultante "cristallisée" plus qu'une origine.

Cette synthèse d'éléments contradictoires se manifeste à plusieurs niveaux. Sur le plan économique, le sarkozysme met en avant un rapport décomplexé à l'argent et à la richesse en même temps qu'il prône les vertus d'un certain interventionnisme étatique. Politiquement, au moment de la campagne présidentielle de 2007, il a tenu le discours du rassemblement tout en jouant les catégories les unes contre les autres (les bons et les mauvais pauvres, la France qui se lève tôt et celle des assistés qui profitent de la manne publique). L'exercice du pouvoir a exacerbé la seconde inflexion : le débat sur l'identité nationale, les attaques contre les chômeurs-profiteurs, jusqu'à la mise en scène récente du soi-disant "choc des civilisations". Le sarkozysme a également mis en scène la réussite mais aussi l'échec : ces deux situations étant considérées comme relevant de la seule responsabilité individuelle. Et il est vrai que le thème de la performance tient un rôle essentiel dans cette rhétorique qui identifie la réalité et l'efficacité.

C'est là un point décisif où le sarkozysme se révèle être non pas une idéologie à lui seul mais l'accompagnement d'une rationalité politique "néo-libérale" qui n'engage pas seulement une politique économique mais un ensemble de choix et de valeurs sur la société et sur l'individu. Car cette rationalité vise d'une part à renvoyer à l'individu (et à lui seul) la "responsabilité" de ses réussites ou de ses échecs : mais dans ce cas responsabilité signifie essentiellement calcul prévisionnel des gains et des pertes escomptés. Et d'autre part, c'est une rationalité qui tend à réduire les diverses sphères d'existence du sujet politique (ses appartenances multiples voire conflictuelles) à un modèle et à une logique uniforme : celle d'un système où une politique managériale s'accorderait au comportement autorégulé d'un sujet " entrepreneur " et entrepreneur de lui-même, selon le vocabulaire en usage aujourd'hui.

L'entreprise (entendue non pas comme capacité d'entreprendre, comme capacité d'initiative, mais comme mode de fonctionnement) serait à la fois le modèle de l'organisation sociale et le modèle de subjectivation proposé à l'individu : rationnel, entrepreneur de lui-même, performant, efficace, soustrait par le calcul et la prévision aux errements de la contingence. Dans toutes les sphères de la société - et notamment celles qui touchent à des biens communs irréductibles au calcul économique, on a vu comment la stratégie sarkozyste introduisait de nouveaux paramètres d'"évaluation" : qu'il s'agisse de la justice, de l'hôpital, de la culture, de l'Université. Il s'agit, sous couvert de "modernisation", de les soumettre à des critères d'évaluation quantitatifs complètement étrangers à leur exercice et à leurs finalités.

Pourquoi importe-t-il de d'élucider la nature du sarkozysme ? Pourquoi importe-t-il de n'en faire ni un banal avatar de la droite ni la résurgence tout aussi banale d'un éternel "pétainisme transcendantal" (comme l'affirmait Alain Badiou). A suivre cette hypothèse, il n'y a rien de nouveau sous le soleil et on se rend aveugle à ce qui peut advenir de nouveau aussi bien au niveau des théorisations de l'Etat que des visions de l'individu. Si idéologie il y a, il est très important de l'inscrire dans un processus beaucoup plus général qui porte atteinte aux fondements de l'existence démocratique. L'affaiblissement ou la perte de la logique démocratique touche bien entendu les modalités d'organisation et de partage du pouvoir (notamment le principe de l'équilibre des pouvoirs) mais ce n'est pas tout. Le processus accompagné par le sarkozysme porte atteinte à la dynamique conflictuelle propre à la démocratie : car celle-ci est une forme de société qui contrevient à toute stabilisation définitive, à toute homogénéisation, y compris celle des sujets politiques. L'exercice du pouvoir sarkozyste est bien, à cet égard, un processus de " dé-démocratisation ". Et c'est aussi la tâche de la gauche de s'interroger sur la façon dont elle a accompagné (à son corps défendant ? sans en mesurer les conséquences ?) et même intériorisé un certain nombre de normes de gouvernance qu'il lui appartient aujourd'hui de remettre en question..



rédacteur : Myriam REVAULT D'ALLONNES
Illustration : CC Flickr/googleimage