DOSSIER- Justice et inégalités : l’État de Droit inachevé
[vendredi 27 janvier 2012 - 18:00]

En septembre 2010, la cour d’appel de Paris condamnait la SNCF après que la plainte d’un voyageur lésé par un retard de train eut d’abord été rejetée par une première juridiction. Un an plus tard, le tribunal d'instance du XIVe arrondissement de Paris condamnait à son tour la SNCF à rembourser un client empêché de monter à bord, après deux longues années de procédure. Dans les deux cas, ces affaires ont suscité suffisamment d’étonnement pour provoquer leur reprise en boucle par de nombreux médias. Dans les deux cas toujours, leur traitement par la Justice et le succès des plaignants ne fut sans doute pas sans rapport avec la détermination et avec l’expertise des voyageurs, l’un comme l’autre avocat de profession. Par leur caractère d’exception, ces deux affaires rappelaient aussi bien la résignation des justiciables renonçant habituellement à faire valoir leurs droits face aux conséquences plus ou moins lourdes des tracas quotidiens, que la puissance de la Justice à confirmer et à faire respecter l’Etat de Droit.

 

L’actualité est pleine de ces affaires qui mettent au jour certains enjeux sociaux de l’accès à la justice. De façon symptomatique, d’autres réflexions, elles aussi nombreuses, sont allées jusqu’à interroger les enjeux sociaux d’un droit longtemps considéré comme absolu : la propriété1. Depuis ses premiers travaux publiés sous la Monarchie de Juillet jusque dans ses derniers écrits datant du Second Empire, Pierre-Joseph Proudhon n’a par exemple eu de cesse de condamner la rente, jugée injuste, inefficace économiquement, et profondément contradictoire avec le développement d’une liberté conditionnée à la propriété issue du travail. Ce faisant, il ne faisait rien moins que vouer aux gémonies le régime juridique de la propriété défendu au cours de cette période tout en soulignant l’importance décisive de la propriété dans l’émancipation des catégories populaires. Plus récemment, les réactions à la politique fiscale de Nicolas Sarkozy et à la dépénalisation du droit des affaires orchestrée par le même président ou, dans un autre genre, la dénonciation par certains collectifs féministes des biais des dispositifs légaux devant permettre de lutter contre les violences faites aux femmes sont autant de manifestations d’un questionnement récurrent – quoique souvent peu synchronisé – de la neutralité sociale de la norme juridique et du parachèvement de l’Etat de Droit.

 

De diverses manières, l’actualité et la recherche réinterrogent ainsi régulièrement notre Etat de Justice au point que le droit et sa place dans la société sont désormais un véritable objet de réflexion pour de nombreux champs disciplinaires en dialogue avec celui des juristes. Objets sociaux, objets intellectuels aux nombreuses facettes, enjeux politiques : c’est en tant que tels que Nonfiction.fr a voulu aborder les normes juridiques et les pratiques du droit pour faire mieux connaître un nouveau territoire de la réflexion collective. De la production de la norme à son usage quotidien, du droit pénal au droit des affaires, du constat de la nécessité de jouer pleinement le jeu de la loi aux invitations à en contourner les règles, entre France et États-Unis… ce dossier propose ainsi des sondages ponctuels dans des secteurs aussi divers qu’éloignés les uns des autres, pour conserver son irréductible complexité à une réalité aussi hétérogène que l’est "le Droit". En faisant dialoguer des perspectives juridiques, sociologiques, philosophiques, politiques, économiques, nous avons tenté de proposer un dossier qui, à la manière d’un kaléidoscope, reflète la pluralité des points de vue, accueillant de bonne grâce les dissonances. Le débat est ouvert !

 
 

Dossier coordonné par Pascal Morvan et Pierre-Henri Ortiz.

 


I – PENSER LE DROIT : PENSER LA SOCIÉTÉ

1.    "La loi est un jeu de société auquel il faut impérativement participer" sur la grande distribution 

* Entretien avec Pascal Philippart, propos recueillis par Pierre-Henri Ortiz

2.    Retour critique sur un héritage analytique :

* Pierre Guibentif, Foucault, Luhmann, Habermas, Bourdieu. Une génération repense le droit, par Pierre-Henri Ortiz.

3.    Back to the classics ! (sur nonfiction.fr et ailleurs sur internet)

* Les deux tranchants du droit : Liora Israël, L’arme du droit, sur le site du Mouvement social.

* Le droit tel qu’observé en son milieu naturel : Alain Supiot, Homo Juridicus. Essais sur la fonction anthropologique du Droit, sur espacestemps.net.

* De la gestation des juristes en Amérique : Duncan Kennedy, L’enseignement du droit et la reproduction des hiérarchies , par Geneviève Koubi.

* Dans les coulisses de la production du droit : Bruno Latour, La fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d’Etat, sur espacestemps.net.


II – QUESTIONS PRATIQUES : USAGES DU DROIT ET IDENTITÉS SOCIALES

1.    L’information juridique, enjeu de service public :

* Entretien avec Julien Autin, propos recueillis par Pierre-Henri Ortiz.

2.    Des variables sociales dans la procédure pénale :

 * "Comment se défendre en comparution immédiate ? L’identité sociale des prévenus", par Thomas Léonard.

3.    Coupables et victimes devant la société et sa Justice :

Véronique Le Goaziou, Le viol, aspects sociologiques d’un crime, par Lara Mahi.

Zoom : Entretien avec Véronique Le Goaziou, propos recueillis par Lara Mahi et Pierre-Henri Ortiz.


III – L’AVENIR DU DROIT EN QUESTION-S

1.    Le marché juridique :

* Quand les États ne s’en mêlent plus : la Justice du laisser-faire : Alain Supiot, L’Esprit de Philadelphie. La justice sociale face au marché total, par Aude Argousse (A venir prochainement sur nonfiction.fr. En attendant, v. l'interview d'Alain Supiot à la revue du MAUSS).

* Quelle rationalité pour le droit ? – L’analyse économique du droit: entretien avec Éric Millard, propos recueillis par Aïnhoa Jean. 

2.    La défense des droits en débats :


* Réformer la justice pour sauver les libertés : Serge Portelli, Juger. Spirale sécuritaire, libertés en danger, par Muriel Rolland.

* L’émancipation au-delà du droit ? "Les stratégies juridiques progressistes contre la pornographie en France et aux États-Unis", par Nathanael Wadbled.

 

 



rédacteurs : Pascal MORVAN, Coordinateur de pôle ; Pierre-Henri ORTIZ, rédacteur en chef
Illustration : holyculture.net

Notes :
1 - La tautologie inscrite à l’article 544 du code civil est à elle-seule illustrative de cette sacralisation du droit de propriété : "La propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue […]."