Habermas au Moyen Age
[jeudi 12 janvier 2012 - 18:00]
Histoire
Couverture ouvrage
L'espace public au Moyen Âge. Débats autour de Jürgen Habermas
Éditeur : Presses universitaires de France (PUF)
370 pages
Les très riches heurs et malheurs de la notion d’espace public en son voyage au temps jadis.

Les dispositifs intellectuels élaborés par les théoriciens du social sont-ils solubles dans les archives des médiévistes ? Les réponses des historien(ne)s récemment réunis par Patrick Boucheron et Nicolas Offenstadt ne seraient sans doute pas unanimes et sans dissonances, après qu’ils ont ferraillé à la suite de leurs homologues d’outre-Rhin, qui contre, qui au côté du modèle déployé par Jürgen Habermas au début des années 1960.

Dix-sept ans après que la fin du nazisme a été scellée par la force des armes, l’inclassable philosophe allemand, aux prises avec la crainte vive que le miracle démocratique s’effondrât, décelait dans le siècle des Lumières l’acte de naissance d’une ère du débat public émancipateur, toujours susceptible de dégénérer et de s’abîmer à nouveau dans les hauts-fonds des âges obscurs. Salons, cafés… : ces territoires de l’échange qui se développèrent notamment au XVIIIe siècle auraient été les territoires fondateurs de la bürgerliche Öffentlichkeit, d’une "public-ité" ou "publiqueté" bourgeoise envisagée comme l’usage critique et socialement exercé de la raison par les gouvernés, identifié comme la base du régime démocratique. Parce son enracinement dans l’histoire où il repère de surcroît une rupture, ce modèle devait interpeler les historiens. Parce qu'il abandonne le Moyen Âge dans les limbes d’une Öffentlichkeit saturée de représentation au point d'anéantir toute possibilité de débat, il devait être confronté par les spécialistes d’une période dont la connaissance a été profondément renouvelée en un demi-siècle.

L’historien et le philosophe

Théorie de la société et recherche historique ne sauraient être mises à l’épreuve l’une de l’autre sans un certain nombre de mises au point préalable. Et ceci à plus forte raison dès lors qu’il s’agit de déterritorialiser une notion élaborée pour penser la modernité – vouée à un certain anachronisme, donc –, et passée au français au prix d’une altération considérable de son sens par les résonances spatiales de la métaphore contenue dans l’idée d'"espace public", qui domine le titre de l’étude d’Habermas depuis sa première traduction1.

Stéphane Haber s’emploie ainsi d’abord à resituer la production de la notion habermassienne dans un triple combat propre au milieu du XXe siècle contre les excès positivistes et sondagiers des sciences sociales, contre les attitudes politiques souvent apathiques et quelquefois extrémistes de ses contemporains, et contre les interprétations du matérialisme historique formulées par Lénine et Lukàcs, jugées aussi déformantes que réductrices. Stéphane Van Damme constate pourtant que loin d’en neutraliser les usages historiens, la polémique tôt endormie a laissé le champ libre à une exploitation intensive de la notion d’espace public dans l’appréhension de l’émergence de la société civile au XVIIIe siècle en un certain nombre de lieux identifiés par Habermas2, qui semblent désormais avoir été bien moins favorables à l’exercice collectif de la raison critique que le développement conjoint des cultures scientifique et capitaliste, au principe de l’avènement d’une consommation des savoirs passablement affranchie des lieux. Dans un autre sens, si la spatialisation de l’hypothèse d’Habermas explique sans doute qu’elle soit demeurée largement étrangère aux conceptions de l’espace public des historiens de l’Antiquité, elles-mêmes strictement insérées dans un modèle spatial difficilement compatible, Vincent Azoulay relève pourtant qu’elle invite à porter plus d’attention à divers lieux informels de l’ "espace public" athénien, tandis que la critique des institutions démocratiques par les démagogues engage, en retour, à mettre à distance les procès en "impureté" de l’espace public démocratique.

Par sa façon de déplacer le regard comme par les critiques qu’il inspire à son encontre, le concept habermassien présente ainsi dans tous les cas une indéniable fécondité heuristique, à laquelle les médiévistes allemands, sinon français, se montrèrent sensibles dès le début des années 1980 pour étudier la formation d’une opinion publique non dénuée d’enjeu pour les gouvernants du Moyen Âge. Les problèmes posés par la pertience de son utilisation et les modalités de son installation dans le domaine de la médiévistique suscitèrent d'emblée d'intenses discussions, à tel point que la référence au débat historiographique sur l’espace public est désormais devenu un moment presque obligé des travaux passés en revue par Nicolas Offenstadt, d’où l’on voit apparaître la nécessité d’attribuer "au Moyen Âge sa propre Öffentlichkeit."3

Espaces et lieux publics

Contre la saturation de l’espace public par la représentation du pouvoir, c’est à la ville que le philosophe allemand avait vu éclore le débat critique. Posant en conséquence les bases de ce que pourraient être des "approches en histoire urbaine" jouant des rapports complexes entre les sens abstrait et spatial de l’espace public, Patrick Boucheron propose audacieusement d’en traquer les traces précoces aux endroits "où la sphère d’information, dans son sens abstrait, cesse de coïncider avec l’espace urbain de la circulation et de l’échange – ce que les historiens de la ville appellent précisément "les espaces publics"."4 Publics ou privés, c’est plutôt l’usage social, habituel ou occasionnel, officiel ou confidentiel des espaces – rues, places, mais aussi carrefours – qui importe quant à leur dimension politique.

L’espace public comme lieu pratiqué, tel est aussi le point de départ de la promenade dans la Venise grouillante, vive et oligarchique du XVIe siècle à laquelle nous convie Claire Judde de Larivière. Des marges du Palais ducal délibérant à huis clos, on entend gonfler imperceptiblement murmures et chuchotements, entraînant dans leur spirale patriciens, citoyens, étrangers, marchands et gens du peuple : signes, informations et rumeurs élaborent un discours critique autonome, parfois exprimé avec virulence par des placards affichés dans les rues bondées du quartier des Merceries ou sur le pont du Rialto, sous le contrôle plus ou moins resserré d’une domination patricienne qui semble en sortir paradoxalement renforcée.

Dans des termes très différents, le regard porté par  Diane Roussel sur le Paris des guerres de Religion lui fait observer qu’au même moment, "le jaillissement du politique issu de la controverse religieuse bouleverse en profondeur nombre des modes d’expression du dialogue, de la critique et de la contestation du pouvoir"5. A la critique théâtrale d’inspiration carnavalesque qui prévalait jusqu’alors6 se substitue une guerre des opinions empruntant les voies de l’affichage, de la révolte, puis de la procession et de la prédication, avant que ne se déploie un recours massif aux imprimés consacrant la naissance d’une "littérature d’action"7 mobilisant théologiens et poètes dans des combats de plume. En ce début d’époque moderne, l’opinion publique est ainsi déjà convoitée par l’ensemble des forces idéologiques en présence, que l’État absolutiste saura un temps canaliser par l’institutionnalisation d’un "espace public savant de la controverse religieuse"8, contrôlé et distingué du champ de la croyance reléguée, elle, dans une sphère "privée" par les édits de tolérance.

S’il semble donc possible de faire remonter d’au moins deux siècles la naissance d’un espace public bourgeois, l’enquête se tourne aussi du côté de la cour pour questionner le postulat habermassien d’une sphère publique médiévale structurée par la pure représentation, dont elle serait "le théâtre privilégié9. Partant de l’opposition formulée par Habermas entre information (unilatérale, instrument de domination) et communication (responsive, émancipatrice), Christelle Balouzat-Loubet perçoit à la cour comtale d’Artois du XIVe siècle un espace complexe articulant représentation – lors des cérémonies – et dialogue politique – lors des réceptions auxquelles sont conviées les élites communales, comme dans les échanges épistolaires argumentés entretenus avec elles, ou encore dans l’exercice des assemblées judiciaires périodiques. Cet espace public se différencierait ainsi principalement de l’Öffentlichkeit bourgeoise et critique par "le manque de liberté du dialogue"10.

Suivant un biais sensiblement différent, Klaus Oschema défriche quant à lui le sillon d’une dialectique du "public" et du "secret", et identifie à la cour de Bourgogne non pas "un", mais un certain nombre d’espaces publics, autour des pratiques de commensalité, des manières d’habiter le château, à travers les protocoles de l’ordre de la Toison d’Or, ou encore dans la mise en scène des entrées princières dans les villes. Le public apparaît alors comme un espace certes profondément structuré par la représentation, mais par une représentation toujours susceptible d’être mise en échec par des "négociations préalables" que l’on ne peut pourtant que supposer, comme par les "limites du possible"11, de l’acceptable.

Dans un cas comme dans l’autre, ces contributions qui nuancent utilement le postulat d’une information à sens unique passent toutefois sous silence la dimension collective de la concertation où se réalise l’exercice en commun de la raison. Reste alors le sentiment d’une émergence quelque peu forcée de la critique, de fait neutralisée à la cour par l’interaction directe avec le souverain12, tandis que c’est de l’immersion de la cour dans la ville que semblent résulter les formes les plus évidentes de la négociation. À cet égard, le choix de François Foronda de privilégier le déploiement de la juridiction souveraine du roi de Castille sur les juridictions concurrentes donne une vision finalement bien plus convaincante d’un espace public courtisan là encore fondu dans la ville, mais articulant l’information royale à des formes de communication entre la cour et les communautés qui en ferait "le lieu par excellence de l’élaboration et de l’entretien (du) contrat politique."13. Anticipant sur la formation de l’Etat moderne dans lequel Habermas situe l’émergence d’une pratique collective de la raison politique critique, cet espace public médiéval apparaît pourtant toujours plus caractérisé par ses potentialités  que par ses réalisations.

Délibération, controverse, conflit

Les malaises suscités par ces différentes manières d’aborder le problème de l’espace public courtisan signalent finalement l’impératif de déplacer l’analyse des lieux – pour éphémères qu’ils soient – aux modalités de l’interaction politique. Quoi de commun, en effet, entre "les ligues, les alliances, les confraternités, les protestations contre les impôts et les mutations monétaires, les chartes de privilège et les promesses de réforme" ou encore "les traités politiques, (…) les débats quodlibétiques" et les "idées hérétiques"14, invoqués en bloc par Elisabeth Brown comme autant de formes d’échanges susceptibles d’être abordées sous l’angle de la communication politique ? Aussi celle-ci propose-t-elle de reconnaître, derrière l’évidence de l’investissement massif des villes par la majesté intimidante de Philippe le Bel, le pouvoir de négociation des assemblées urbaines convoquées par le roi, plusieurs fois en mesure, par leur concertation, de refuser l’impôt aux Valois et de forcer l’octroi de privilèges ou de réformes. Les potentialités de la délibération face aux démonstrations de force se reconnaissent également dans l’Aragon étudié par Martine Charageat où la procédure contradictoire du tribunal local du Justicia entraîne l’ensemble des composantes de la population dans des consultations organisant des débats argumentés, quoique puissamment hiérarchisés. Loin des rois, au sein des assemblées lyonnaises des XVe et XVIe siècles, c’est au spectacle d’un tel exercice collectif de la raison étroitement dirigé par les élites communales que convient les registres consulaires dépouillés par Caroline Fargeix: devant la confiscation progressive de la parole par les juristes dans des débats toujours plus formels, et en faisant mentir toute téléologie, ces sources donnent finalement à voir la rapide désaffection pour ces échanges devenus rituels manifestée par ceux qui, piètres orateurs, ont au fil des années "gagné la parole mais perdu leur voix."15. Car comme le rappelle tout aussi bien Patrick Gilli au sujet des cités italiennes souvent regardées comme exemplaires de la liberté médiévale, l’activité délibérative au Moyen Âge est étroitement soumise à des procédures d’octroi de la parole devant souvent d’abord garantir la reproduction d’une domination oligarchique, contre la menace extérieure autant que contre les périls et les indésirables de l’intérieur.

À l’écart des institutions politiques, d’autres territoires, intellectuels, s’ouvrent pourtant à d’autres pratiques de discussion. Et d’abord, de dispute, dans l’université médiévale où le développement des affrontements dialectiques décrits par Bénédicte Sère en direction de la méthode scolastique et de la dispute quodlibétique, extensible "à n’importe quel sujet" à la demande de "n’importe quel auditeur"16, instaurent les premières formes institutionnalisées d’"activité sociale de la raison"17, dirigée non pas vers la confrontation des intérêts ou la critique du pouvoir, mais vers l’idéal de la concorde dans la contemplation de la connaissance. Tout aussi acritiques, les controverses qui animent les facultés de droit sont aussi bien neutralisées, du côté des canonistes - par la transcendance normative du pouvoir pontifical qui était tout autant pouvoir de dire le droit - que du côté des romanistes - par l’organisation d’un strict contrôle magistral de la parole. Corinne Leveleux nous montre ainsi à son tour une structure des affrontements doctrinaux trop imbriquée dans les institutions du pouvoir pour susciter un véritable espace de débat. C’est ainsi sans surprise sur les scènes du théâtre que l’on retrouve l’irrévérence, d’autant plus subversive que les auteurs transgressent de façon toujours plus marquée aux XIVe-XVe siècles l’interdit de "particulariser"18 : dans les rues, les acteurs de la Basoche jouant les "moralités"19 découvertes et commentées par Joël Blanchard réagissent à l’actualité, cristallisent la contestation, modèlent et relaient la revendication. Dans l'interaction triangulaire entre la scène, le pouvoir et les spectateurs percent sans doute un débat en pointillé, et les prémisses d’un "espace public" encore fragmentaire.

Reste le conflit, l’affrontement direct, non plus entre pairs, mais tout contre le pouvoir. Introduisant les campagnes dans le champ couvert par cette recherche collective,  H. R. Oliva Herrer explore dans la Castille du début du XVIe un "infra-espace public plébéien"20 tardivement reconnu par Habermas, à la fois informé des grandes lignes de la vie politique du royaume et porteur de "conceptions politiques populaires"17. Quitte à mettre en défaut les théories privant de toute éternité le subalterne de toute capacité théorique à s’exprimer22 et loin des lieux communs relatifs aux humeurs paysannes, on voit alors les conseils ruraux formuler aux tribunaux royaux des séries d’arguments nourris d’images du passé, dans l’espoir de renégocier les relations jugées déséquilibrées avec l’aristocratie locale, avant que l’inaction du pouvoir ne pousse, dans un second temps, à la révolte. Dès lors, la question se pose de savoir si cette dernière, comparable à la fête en tant que violence cathartique subvertissant l’ordre pour mieux le réaffirmer, est pour autant saisissable dans les termes du dialogue politique. Pour Xavier Nadrigny, les révoltes toulousaines des XIVe-XVe siècle invitent sans aucun doute à comprendre les gestes des révoltés "comme le vecteur d’une information, le mot d’un langage, le medium d’un message"23 porteur de valeurs traditionnelles, conforme du reste aux hiérarchies reconduites dans la rébellion, fermée à l’échange comme au commun du peuple.

Devant les apories des "lieux" – physiques tels la cour, ou analytiques tels la révolte – quant à la question de l’espace public médiéval, c’est alors tout l’intérêt de l’article magistral et frondeur de Vincent Challet que de revenir aux espaces pratiqués et à la contingence des situations historiques. Au terme d’un périple à travers les révoltes languedociennes de la fin du XIVe attentif aux aléas d’une négociation multiforme, souvent conflictuelle et toujours renouvelée entre le roi et ses sujets, c’est d’abord la non-territorialité des micro-espaces publics médiévaux, c’est ensuite la spontanéité de leur génération sous des formes et dans des conditions toujours singulières et instables, et c’est enfin l’importance déterminante de la conscience partagée par les autorités et par le peuple de son pouvoir de révolte dans l’entretien du dialogue politique qu’un regard rétrospectif sur le chemin parcouru met en évidence. "Pour dialoguer avec le roi et contrairement aux apparences, il faut se soustraire à sa présence et à sa vue."24

Régulièrement évoqué, parfois discuté, c’est finalement à l’article de Joseph Morsel qu’il revient sinon de conclure, du moins d’ouvrir la voie aux prolongements du débat entamé par ce brainstorming historien. Envisagée comme "rapport", l’acception heuristique de l’Öffentlichkeit est d’autant plus fructueuse qu’elle incite à prêter attention aux modalités de la communication médiévale et à distinguer les formes de relations interdisant de fait toute possibilité de réponse des formes impliquant au contraire un droit de "réplique"25. Privilégiant en somme la dialectique opposant information et communication, il s’agirait finalement d’inverser et de reformuler en ces termes le problème : "de quelle manière le pouvoir médiéval instaure-t-il de la non-réponse ?"26.
 



rédacteur : Pierre-Henri ORTIZ, rédacteur en chef
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Notes :
1 - L'Espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, traduit de l'allemand par Marc B. de Launay, Paris, Payot, 1978
2 - cf. plus haut
3 - p. 88
4 - p. 102
5 - p. 132
6 - Voir plus bas, à propos de la contribution de Joël Blanchard
7 - p. 139
8 - Olivier Christin, cité par Diane Roussel, p. 144
9 - Christelle Balouzat-Loubet, p. 149
10 - p. 158
11 - p. 177
12 - À ce sujet, voir plus bas, à propos de la contribution de Vincent Challet
13 - p. 189
14 - p. 195-196
15 - p. 226
16 - p. 255
17 - id.
18 - i.e. de se référer à des événements particuliers, plutôt qu’à des considérations universelles.
19 - Pièces de théâtre dont les enjeux moraux et spirituels doivent guider les spectateurs dans la voie du Salut, à la manière des exempla.
20 - p. 303
21 - id.
22 - L’auteur récuse notamment la proposition de G. Spivak.
23 - p. 328
24 - p. 352
25 - p. 363
26 - p.364
Titre du livre : L'espace public au Moyen Âge. Débats autour de Jürgen Habermas
Auteur : Patrick Boucheron, Nicolas Offenstadt
Éditeur : Presses universitaires de France (PUF)
Collection : Le noeud gordien
Date de publication : 09/10/11
N° ISBN : 978-2130573579