La télé dans la tétine
[vendredi 18 janvier 2008 - 12:00]
Economie
Couverture ouvrage
Mon enfant n'est pas un coeur de cible
Éditeur : Actes Sud
219 pages
Enquête sur les périls de la télé jeunesse, ou la transposition littéraire d’un marronnier journalistique.

Jean-Philippe Desbordes est un véritable enquêteur. Issu du reportage, ancien, notamment, de La Marche du Siècle de Cavada, il sait construire une démonstration avec brio, jonglant tour à tour avec les effets de style et les chutes qui font mouche. En 2006, son travail sur la raison nucléaire avait invité l’opinion à faire le point sur la question énergétique, des essais nucléaires militaires à l’impact sanitaire auprès des victimes.

Le journaliste s’attaque cette fois-ci aux victimes du petit écran et pointe du doigt les légitimes inquiétudes qu’il devrait susciter auprès des parents. Avec Mon enfant n’est pas un cœur de cible, Desbordes nous emmène ainsi dans un univers de méfiance et de soupçon. Méfiance, face à une télévision perçue comme le péril en la demeure. Soupçon, à l’égard d’un système médiatique, commercial et politique, qui brouille les pistes de la santé publique, tant les intérêts – financiers pour la plupart – biaisent la vocation première et inoffensive de l’écran domestique : divertir. La télévision serait l’outil d’aliénation qui arrose dans l’innocence infantile les germes des consommateurs en herbe.

Sur le papier, l’enquête était ambitieuse. Derrière le sous-titre de l’ouvrage ("Télévision, marketing et aliénation"), se préfigure, il faut bien le dire, un livre à charge parmi tant d’autres. Un a priori que l’on est heureux de voir contredit dès les toutes premières pages. L’auteur a en effet l’intelligence de ne pas attaquer frontalement cette télévision qui, non seulement le rémunère, mais aussi se trouve fatiguée, voire martyre, de tout le mal que l’on écrit d’elle sur tous les supports et depuis des années.


Romancier de l’alarmisme

La prose de Desbordes trahit son goût de l’écriture, l’auteur s’autorisant à maintes reprises des tournures peu coutumières dans le genre de l’enquête. Pour un résultat savoureux. Le livre en tire une plus-value littéraire qui rend les données brutes plus digestes. Ainsi, alors qu’il décrit son observation du rituel d’un matin en famille, il écrit : "une horloge inonde le silence de son tempo monotone" 1.

A la manière d’un reporter d’images, le journaliste-écrivain dépeint une réalité familière : le lever des enfants, le réflexe de la télécommande, l’installation sournoise du poste dans l’intimité du réveil. En réalité, le parti pris formel de Desbordes tend à décrypter les mécanismes d’addiction à la télévision, via ses propres codes. On pense ici aux techniques de narrativité convoquées communément par les émissions de reportage. Le décor planté, on passe au cadrage, puis à une interview des plus quotidiennes, à la manière d’un journal de treize heures : "Madame Robart, qu’est-ce que ça représente pour vous, en tant que maman, de regarder ainsi la télévision le matin avec vos enfants ?" 2. On s’y croirait. Le problème, c’est que ça s’arrête là. C’est aussi indispensable de savoir ce que pense madame Robart du rituel télé du matin, que d’entendre des vacanciers interrogés sur la qualité de la poudreuse.


Des "opérateurs mythiques" de Baudrillard, à la "novculture" d’Orwell

Le danger d’une enquête sur les méfaits de la télévision est de s’arrêter aux faits. Il est bien entendu que le propre de l’enquête serait précisément de s’en tenir là, mais lorsque le sujet est si galvaudé – comparable aux dangers du téléphone portable – les faits, aussi incontestables et bien exposés soient-ils, ne suffisent plus. Et l’on sent bien Desbordes gêné : les témoignages des familles, des instituteurs, des publicitaires et des enfants eux-mêmes ne sont pas transcendants, alors il abuse de verbatim surjoués : "Oh là là, vous me faites dire des choses auxquelles je n’ai jamais réfléchi" 3.

Au fond, le livre suggère une espèce de compromis entre la télé "super héros" et la télé "meilleur copain", où ni l’un ni l’autre ne conviendraient tout à fait à l’équilibre de l’enfant. Dans le premier cas, le risque dénoncé est celui d’une mise à mal de la frontière "réel/virtuel", nocive à l’évidence, pour l’équilibre psychique de l’enfant. Dans la deuxième optique, c’est le péril social qui est souligné, dans la mesure où les plus jeunes transposent leurs relations sur un mode idéal, qu’ils puisent dans le dessin animé. D’où l’issue proposée, et sans doute salutaire, d’une mise en place de jeux de rôles dès la maternelle pour rétablir le rapport aux autres. C’est la condition, à en lire Jean-Philippe Desbordes, d’une "dépollution de l’esprit" 4.

Forte de la confiance toute acquise des enfants à son égard, la télévision détient potentiellement la clé de la propagande. Mais à ceux qui stigmatisent le petit écran comme l’empire du mensonge, Desbordes oppose la thèse de Baudrillard, qui, observant les publicitaires, voit en eux non des menteurs, mais des "opérateurs mythiques", qui ne disent ni le vrai ni le faux. Or, c’est dans cette virtualité d’exposés persuasifs que l’enfant reconstitue sa relation à un référent. En l’absence de la relation à l’humain, il s’inscrit dans une novculture, terme orwellien définissant un espace "où le vrai et le faux s’entremêlent" 5, un espace où la publicité, si elle n’est pas mensongère, tient tout de même de l’hypnose.


Réveil au poste

Alors, que nous enseigne Desbordes de réellement nouveau ? À vrai dire, pas grand-chose. Des chiffres, des citations d’enfants victimes d’addiction, ou encore le compte-rendu de nombreuses enquêtes françaises, américaines ou japonaises, dont on ne retire, en dépit de leur grande utilité, qu’une vaste impression de déjà lu. La convocation de termes comme celui d’omertà pour caractériser la situation du Paf sur la question de l’enfance ne suffit pas à dramatiser un enjeu certes fondamental, mais guère inédit. Toutefois, le mérite de l’auteur n’est pas moindre : loin de tout manichéisme, il parvient, d’un imbroglio d’intérêts contradictoires, à extirper les justes responsabilités qui incombent à chacun. Brocardant tour à tour les publicitaires, les directeurs de programmes jeunesse et les parents eux-mêmes, il invite à une prise de conscience collective et partagée.

On retiendra, de cette enquête, une attention particulière accordée à la question du rythme et du montage des images diffusées. Si leur contenu est communément surveillé, moins de précautions sont prises quant à la vitesse de défilement des couleurs et des formes, vitesse qui influe sur la digestion desdites images. C’est le problème de la "photosensitivité" 6. La confusion émotionnelle, qui a pu atteindre la nausée chez certains sujets au Japon, révèle de fait une surexposition du regard de l’enfant "cible" aux relances perpétuelles de son attention. L’appel des personnages de dessins animés eux-mêmes à "ne pas bouger" de devant l’écran pendant la pub devient une véritable injonction, que les enfants attendent ensuite dans les circonstances réelles de leur quotidien. En découle une difficulté, notamment à l’école, pour rester attentif en l’absence de sollicitations répétées.


"Le rachat par l’achat"

Ce qui est en cause, selon Desbordes, c’est la fuite du lien qui nous fait écouter et comprendre l’enfant en tant que tel. Ni comme un futur consommateur à appâter 7, ni comme un objet à oublier devant l’écran. Jean-Philippe Desbordes regrette que la télévision soit, au fond, le mal et sa solution, puisque les conflits entre parents et progéniture se règlent bien souvent par la satisfaction facile des désirs exprimés par l’enfant, et suggérés par la pub, via l’écran "baby-sitter". Il se joue ici la relation à une "télé tapisserie, au détriment du jeu, de la communication" 8. Et l‘on a tort de nier le "vide du réveil", un vide que l’on cherche coûte que coûte à combler par l’image, livrant dès l’aube à l’écran prédateur, un enfant proie 9.



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crédit photo : Aaronyx/flickr.com



rédacteur : Giorgio ALESSI MANSOUR, critique à nonfiction.fr

Notes :
1 - p. 61
2 - p. 63
3 - p. 68
4 - p. 87
5 - p. 184
6 - p. 91
7 - Dans 76% des cas, "ce sont les enfants qui décident du choix entre telle ou telle marque" (p. 149).
8 - p. 100
9 - Cf. Serge Tisseron
Titre du livre : Mon enfant n'est pas un coeur de cible
Auteur : Jean-Philippe Desbordes
Éditeur : Actes Sud