Une histoire de la pomme de terre
[mardi 11 octobre 2011 - 23:00]
Histoire
Couverture ouvrage
La Pomme de terre, de la Renaissance au XXIe siècle
Éditeur : Presses universitaires de Rennes (PUR)
414 pages
Déifiée, louée, consommée, dénigrée, la pomme de terre a provoqué des réactions variées au cours de l’histoire. Un récent colloque revient sur des aspects connus mais aussi moins attendus du tubercule.

La FAO (Food and Agriculture Organization) a montré que l’année internationale de la pomme de terre, en 2008, avait contribué à remplir certains objectifs du Millénaire fixés par l'ONU : réduire la pauvreté et la faim, améliorer la santé maternelle, assurer un environnement durable.

Face au défi alimentaire, le tubercule originaire des Andes apparaît comme une solution d’avenir qu’il s’agit de faire connaître. C’est ce que se propose de faire le colloque organisé à Tours par deux professeurs de l’université François-Rabelais : Marc de Ferrière le Vayer et Jean-Pierre Williot.  Alors que le premier ouvrage fondamental sur la pomme de terre, rédigé par Redcliffe, date de 1949, ce colloque entend s’inscrire dans une historiographie renouvelée pour analyser la place de la pomme de terre dans l’histoire. La première partie du colloque étudie l’introduction et la diffusion de la pomme de terre en Occident, la seconde s’attache à l’étude des représentations du tubercule tandis que la dernière appréhende les aspects économiques et sociaux du marché de la pomme de terre.

La pomme de terre pensée

Dès son introduction en Europe au XVIe siècle, le tubercule suscite de vives réactions. Comme le rappellent plusieurs intervenants la pomme de terre a mauvaise réputation à l’époque moderne : elle transmettrait la lèpre, épuiserait les sols, donnerait des maux de ventre. Néanmoins, elle constitue un objet de réflexion. Ainsi, Paul Delsalle évoque les frères Bauhin qui, à la fin de la Renaissance, furent les premiers à dessiner et à classer correctement la pomme de terre dans la famille des solonacées, un siècle avant Linné.

Pour ses qualités nutritives, son haut rendement et la facilité de sa culture, la pomme de terre apparaît comme la solution principale aux disettes qui sévissent régulièrement partout en Europe. Marika Galli, à propos de la diffusion du tubercule en Italie du XVIIIe siècle, parle d’une véritable propagande menée par les pouvoirs publics et les élites éclairées, confrontés au problème de sous-alimentation des classes défavorisées. Cette affirmation est transposable aux autres pays d’Europe comme le montre l’exemple précis des agronomes économistes de la Société d’agriculture du département de l’Indre au XVIIIe, étudié par Jean-Pascal Simonin. Ce dernier évoque plus particulièrement Cadet de Vaux qui tente de justifier la panification : les Français veulent manger du pain et sont prêts à panifier n’importe quelle substance alimentaire ; en outre, la pomme de terre a l’avantage de se conserver longtemps, une fois desséchée et réduite en farine

La pomme de terre consommée

De fait, le tubercule est bien l’aliment des pauvres dans toute l’Europe. Dans Les mangeurs de pomme de terre (1885), Vincent Van Gogh joue sur le clair-obscur pour peindre une famille de paysans attablée et rend compte de cette consommation quotidienne et monotone des pommes de terre, produit chtonien par excellence.  Néanmoins, l’adoption de la pomme de terre ne s’est pas faite de manière homogène. Rapide dans les pays d’Europe du Nord et du centre, où la bouillie et le gruau sont traditionnels, elle est beaucoup plus lente dans le Sud de l’Europe, comme en Italie et en France, où la culture du pain est fortement ancrée. La pomme de terre y reste une culture de substitution, un aliment de disette et non un plat auquel on reconnaît une valeur gastronomique. La consommation de pommes de terre varie considérablement selon la classe sociale. Pendant des siècles, le tubercule est assimilé à la nourriture des pauvres et il faut attendre le XIXe siècle pour que celui-ci devienne l’un des emblèmes de la culture bourgeoise et de ses valeurs d’économie et de modération. La Slovénie, étudiée par Maja Godina Golija, fait figure d’exception puisque dans ce pays la pomme de terre a d’abord été introduite chez les populations modestes. Sa consommation n’a gagné les plus riches que lorsque la qualité des variétés s’est améliorée ; la pomme de terre rejoint, alors, ce que l’ethnologue allemand Günther Wiegelmann a appelé, dans Die Kartoffel : Geschichte  und Zukunft einer Kulturpflanze (1992), les biens culturels "ascendants".

La pomme de terre, objet identitaire

La deuxième partie du colloque s’attache à la manière dont la pomme de terre constitue un élément identitaire dans de nombreuses cultures. La Norvège est le premier exemple, très intéressant, étudié par Virginie Amilien, Atle Hegnes et Henry Notaker. La pomme de terre y représente un fondement de la culture de l’alimentation nationale du XXe siècle sous trois formes : la pomme de terre bouillie associée au dîner, la pomme de terre moulue incorporée dans les crêpes, les boulettes et, enfin, la pomme de terre distillée avec l’aquavit, véritable emblème national.

On peut découvrir également avec intérêt des conséquences peu connues de la Grande Famine, qui frappa l’Irlande au milieu du XIXe siècle. On sait que la pomme de terre, base de l’alimentation des Irlandais, fut touchée par le mildiou en 1845, ce qui amputa les récoltes pendant plusieurs années. En plus des conséquences démographiques, politiques et sociales régulièrement mises en avant, Martine Pelletier évoque les conséquences linguistiques qu’ont pu avoir la famine puis l’émigration qui s’ensuivit. En effet, les régions les plus touchées par ces deux phénomènes furent le sud et l’ouest de l’île, où la langue vernaculaire était le gaélique. En l’espace de quelques décennies, ces régions furent repeuplées par des Anglais, ce qui aboutit à une anglicisation accélérée et à un recul du gaélique, stigmatisé comme langue de la pauvreté. En outre, l’auteur avance que la prédilection des nationalistes, puis des républicains irlandais pour la grève de la faim – de Terence MacSwiney, maire de Cork mort en 1920, à Bobby Sands et ses compagnons de la prison de Maze (morts en 1981) – relève d’une "association puissante et morbide entre ces corps affamés, scarifiés et un inconscient national traumatisé par les images et le souvenir de la Famine" (p. 157).

Enfin, la baraque à frites, analysée par Jean-Paul Barrière, a façonné une identité nordiste que l’on a pu retrouver récemment chez Dany Boon ou dans un ouvrage de photographie de Rémy Robert (Le Nord de la frite). Ce commerce ambulant, banal et commun dans le nord de la France se transforme au fil du temps et passe d’un usage alimentaire à un usage convivial, voire festif. Lieu de consommation non conventionnelle, la baraque procure, selon l’intervenant, le plaisir de la transgression avec l’usage des doigts en public, l’abandon des "bonnes manières" de table et la dégustation ambulatoire.


De l’importance de l’onomastique

L’analyse des noms de préparation de la pomme de terre est révélatrice de l’évolution des représentations associées au tubercule qui s’est intégré à la gastronomie française. Carole Faivre étudie la présence du tubercule, aliment pourtant peu noble, sur les tables officielles et l’explique par des raisons gustatives (son goût neutre convient à des convives de cultures alimentaires différentes) et par des raisons gastronomique (elle est utilisée dans de nombreuses cuisines). Alors que la pomme de terre est désignée de façon classique lorsqu’elle est servie dans un repas officiel, elle est nommée de manière plus recherchée dans les menus de restaurants chics. On occulte le mot "terre", pour faire oublier son origine au sens propre comme au sens figuré, ou on l’associe à un mets de luxe pour la débarrasser de son image paysanne.

L’intervenante rappelle que la manière dont on nomme ce que l’on mange a autant d’importance que l’aliment lui-même. Elle reprend le raisonnement de J.-P. Poulain qui avait montré que "d’un point de vue psychophysiologique, le mangeur devient ce qu’il mange. Manger c’est incorporer, faire siennes les qualités de l’aliment. Cela est une réalité objective : les nutriments devenant le corps même du mangeur, mais c’en est aussi une du point de vue imaginaire : le mangeur s’appropriant les qualités symboliques de l’aliment".

La pomme de terre déifiée

Dans sa région d’origine, les Andes, la pomme de terre comme les autres plantes, animaux, phénomènes naturels, êtres humains participent aux relations sociales. Elle est la déesse "papa" à l’origine de l’humanité et participe donc d’un véritable enchantement du monde, comme le soulignent Claudia Terrazas, Pedro Pachaguaya Yujra. Les communautés indigènes vivent en interaction avec la pomme de terre et la culture du tubercule rythme le calendrier, s’accompagnant de rituels sociaux spécifiques.

Ainsi, depuis une dizaine d’années des penseurs proposent de revaloriser les modèles de pensée des sociétés indigènes. Ils démontrent, par exemple, qu’il existe des catégories propres aux communautés locales sur le "bien manger", en plus des préparations différentes et des ingrédients locaux, qui s’opposent aux goûts hégémoniques et européocentriques.

De la pomme de terre à la frite, ou la "pomme de terre globalisée" (Hubert Bonin)

Des écrivains comme Georges Duhamel ou Émile Zola vantaient les vertus de la pomme frite tandis que Roland Barthes en a fait un symbole de l’identité française : la moitié du plat national, le steak-frites (Mythologies).

Si la frite apparaît comme un objet culturel, identitaire et politique (en atteste l’affaire des freedom fries en 2003, après le veto de la France lors de l’intervention américaine en Irak), elle révèle également de nombreux mécanismes économiques du XXe siècle, comme le montre l’exemple des entreprises McDonald’s et McCain étudié par Hubert Bonin. Ces deux entreprises nord-américaines en commercialisant des frites calibrées, standardisées participent de l’émergence d’une production elle-même standardisée et industrialisée.  Selon l’auteur, la troisième révolution industrielle n'est pas tant marquée par le déclin de l'industrie que par son insertion dans un rapport de dépendance par rapport au client, qui fournit l'impulsion au secteur industriel. C'est la demande qui fait le produit et non le produit qui suscite la demande. En outre, la société post-industrielle a connu une révolution de la consommation de masse hors foyer et une révolution du “prêt à consommer“ au foyer, dans lesquelles les fast-food McDonald’s et les frites surgelées McCain ont su jouer un rôle de premier plan. Pour s’adapter aux logiques de la mondialisation, qui prend en compte les spécificités régionales dans une approche économique planétaire, ces deux firmes ont su adapter leur image et adopter une gestion "glocale" pour reprendre le slogan de McCain en 2007 "local people, global expertise".

Présentée comme l’aliment du futur lors de la conférence de Cuzco en mars 2008, la pomme de terre ne se limite pas à ses dimensions nutritionnelles et économiques. Elle est un objet identitaire omniprésent dans le patrimoine culturel de nombreux pays par le biais des chansons, très longuement analysées par Jean-Marie Moine, ou de la littérature. Francis Ponge, pour rendre aux choses simples leur grandeur, fait une place à cet aliment des plus banals, dans "La pomme de terre" (Pièces). Le tubercule y est magnifié dans sa simplicité même pour se transformer en "objoie", un objet de plaisir pour l’homme..
 



rédacteur : Julie BRUXELLE
Illustration : Scott Bauer (Agricultural Research Service) / Wikimedia Commons (Domaine public)
Titre du livre : La Pomme de terre, de la Renaissance au XXIe siècle
Auteur : Marc de Ferrière le Vayer, Jean-Pierre Williot
Éditeur : Presses universitaires de Rennes (PUR)
Collection : Table des hommes
Date de publication : 30/06/11
N° ISBN : 978-2-7535-1397-6