Ségolène Royal : une ambition détaillée entre Marx et Tocqueville
[jeudi 29 septembre 2011 - 11:00]
Politique
Couverture ouvrage
Lettre à tous les résignés et indignés qui veulent des solutions
Éditeur : Plon
162 pages
Une exhortation et des propositions pour une politique active au service de la justice sociale.

Le 1er septembre, Ségolène Royal publiait à son tour un livre de campagne, sous la forme d’une Lettre à tous les résignés et indignés qui veulent des solutions. Sous le mode de l’exhortation, ces quelques 150 pages articulent plusieurs séries d’exemples d’actions politiques et de propositions concrètes à une conception politique renouant avec un idéal humaniste d’émancipation populaire et de justice sociale ajusté aux mutations du monde contemporain.

Un projet politique

"Le socialisme de gestion, ce n’est plus le socialisme"1. Cette phrase ne récuse pas seulement d’autres plans de gouvernement : quoique placée entre parenthèses, elle constitue une clef de lecture du projet de Ségolène Royal. Un projet authentiquement politique, entre Marx et Tocqueville dont les noms évoqués au passage viennent soutenir la conception de la société sur laquelle s’appuient ces quelques pages-programme.

Celles-ci reposent sur un constat de départ qui s’impose avec d’autant plus d’évidence en 2011 : l’accélération rapide de la divergence entre les intérêts d’une couche sociale supérieure aussi fine que puissante et des milieux défavorisés progressivement abandonnés par la puissance publique, dont se rapprochent toujours plus des classes moyennes dont les horizons sociaux s’assombrissent inexorablement. Une telle accélération de la polarisation sociale actualise alors la pertinence du modèle théorique développé par le père rhénan de l’économie, opposant capital et travail : dans un nouveau modèle social où la rente, de plus en plus franchement rémunératrice, s’autoalimente avec toujours plus de gloutonnerie, Ségolène Royal exhorte les couches populaires et moyennes à revendiquer la réévaluation de ce qu’elles ont à offrir : le travail.

Dans le détail, son discours s’adresse au corps civique non pas entendu comme une entité abstraite, mais comme un ensemble composite des "forces citoyennes" 2, la majorité silencieuse : ouvriers et employés, mais aussi, de façon assez iconoclaste, entrepreneurs et paysans ; retraités, parents, femmes de tous âges ; usagers des services publics (et des banques)… Par l’insistance sur le droit à la sécurité physique et sociale notamment, Ségolène Royal entreprend de remobiliser les catégories populaires abandonnées à la droite et à l’extrême droite. Cette stratégie se paye au prix d’une moindre visibilité des cadres supérieurs par exemple – auxquels il n’est pas fait de références directes – qui apparaissent toutefois en filigrane dans un certain nombre de références au malaise des "classes moyennes à la dérive" assumant le financement du budget de l’Etat quand, en retour, leurs perspectives s’obscurcissent. Ségolène Royal invoque alors les grandes figures de la Résistance et l’esprit de la Révolution au nom du rétablissement de l’idéal d’égalité entendu comme socle d’un "ordre social juste", acceptable par chacun car intelligible à chacun3.

Plutôt qu’une fin, l’égalité dans ce programme apparaît comme un préalable d’ordre politique nécessaire au déploiement, au niveau individuel, d’une autre valeur rangée à gauche : la liberté. Prenant acte du fait qu’un certain nombre de "fractures – sociales, scolaires, territoriales, sanitaires, numériques…–"4  en font un bien inégalement partagé, Ségolène Royal ambitionne d’en faire une valeur accessible et désirable par chacun : c’est sans doute en ces termes qu’on doit comprendre la "morale de l’action" 5 qui donne sa forme originale à un programme destiné à ériger cette éthique émancipatrice en norme du contrat social. Récusant tout fatalisme, Ségolène Royal se démarque de la sorte des approches parfois considérées comme dogmatiques enfermant la personne dans des dynamiques qui la dépassent, et exhorte ainsi les dominés à s’emparer du ressort de leurs ressources individuelles et collectives, dans leur parcours personnel comme dans leur pratique de la démocratie politique. Pour les électeurs, cette "morale de l’action" doit d’abord les inciter à assumer l’exigence de combler le "déficit démocratique" 6 des institutions et des pratiques du pouvoir. Dans cette perspective, Ségolène Royal invoque la tutelle de De Gaulle pour soutenir la légitimité des attentes en matière de morale publique, tandis qu’un long rappel du souvenir de François Mitterrand érigé en mentor vient soutenir son adhésion au volontarisme politique.  En contrepoint, Lula et Obama fournissent deux exemples de la modernité démocrate, non seulement par l’importance qu’a revêtue l’intérêt collectif dans leur discours, mais aussi par l’exemplarité de leur parcours individuel illustrant la faculté des personnes ordinairement tenues à distance du pouvoir à investir directement les institutions.

Dans ce sens, à rebours des évolutions du monde contemporain qu’elle dénonce, Ségolène Royal assume franchement le parti d’un profond réengagement de la puissance publique dans la mission d’assurer non pas "l’uniformité ou l’égalitarisme niveleur" 7 mais l’égalité des chances, ou "le droit effectivement garanti à chacun de pouvoir conduire sa vie et, pour ce faire, d’accéder au savoir et à la culture, de pouvoir vivre dignement de son travail, se soigner et se loger correctement." Dans cette perspective, il lui semble alors urgent de reconnaître les divergences d’intérêts qui opposent pour l’instant les uns aux autres et fondent certains projets politiques opposant la sécurité à la performance. A "l’assistanat" dénoncé par la droite, elle oppose ainsi "l’assistanat des riches", mais surtout la nécessité de dépasser les oppositions stérilisantes par une éthique de la responsabilité, de la contrepartie, du donnant-donnant.  Suggérant aux résignés de s’indigner, et aux indignés d’agir, Ségolène Royal articule alors tout un programme dont chaque branche se mêle aux autres – car "tout se tient" - pour former un plan d’action soumettant le "redressement de la France" à la restauration d’une cohésion sociale en phase avec les défis du monde contemporain.

"La candidate des solutions"

Le diagnostic, le projet politique et les propositions que Ségolène Royal égraine tout au long de sa Lettre se veulent le produit d’une réflexion collective et de nombreuses rencontres avec des acteurs de terrain, des usagers et des intellectuels. Le procédé prend la forme d’une "démocratie participative" en acte : sur des questions identifiées comme centrales, ou bien par les enjeux qu’elles représentent, ou bien par les difficultés qu’elles posent, Ségolène Royal a voulu croiser leurs expertises perçues comme plus complémentaires que contradictoires, pour élaborer une série de "solutions" valant contrat avec les électeurs.

Ceux qui chercheraient la priorité du programme en trouveraient trois, en fonction du degré d’urgence. Face à la crise de l’économie financière et aux injustices flagrantes qu’elle a engendrées, l’introduction d’un contrôle démocratique dans la banque8 et la régulation du secteur financier semblent devoir être l’objet de mesures immédiates telles que "la création d’ (…) une agence publique de notation" et l’interdiction des "ventes à terme des titres que les banques ne possèdent pas" 9. A l’instar des autres candidats à la primaire, Ségolène Royal rappelle l’urgence d’une régulation mondiale des pratiques financières et défend la légitimité de cet objectif subsumé sous la notion de "démondialisation" par son concurrent mais ancien allié, Arnaud Montebourg 10. Dans une perspective d’équité sociale comme de performance économique sur le long terme, Ségolène Royal propose de porter l’effort sur "l’éducation, encore l’éducation, toujours l’éducation" de diverses manières, et notamment en rétablissant une formation des enseignants, en s’emparant du problème des violences scolaires dans leur globalité et en systématisant le soutien scolaire pour les élèves en difficulté 11. Les mêmes préoccupations justifient sa volonté de pousser plus avant l’autonomie des universités pour mettre un terme au "gâchis inadmissible" que représente le taux d’échec dans l’enseignement supérieur, d’abord préjudiciable aux milieux populaires et aux classes moyennes qui ne maîtrisent pas les règles de l’orientation12. Enfin, de façon plutôt surprenante, la "solution" qui vient en tête du résumé des mesures prioritaires13 consiste à "faire de la France un pays d’entrepreneurs" par la création de structures publiques ayant vocation à encourager l’initiative économique – une mesure actant l’évolution de la sociologie et des aspirations de l’électorat potentiel du PS, qui se veut aussi un pari pour l’efficacité économique. 

Fidèle à son projet de 2007, Ségolène Royal défend toujours la reconnaissance d’un droit fondamental à la sécurité, et décline un ensemble de mesures devant fournir le cadre d’un programme global visant à garantir cette "mission régalienne de l’Etat" contre le risque de sa privatisation14. En amont, elle plaide pour une action de fond dirigée vers la résorption des zones de non-droit et de l’économie souterraine enracinée dans les quartiers populaires au moyen, notamment, d’une "police judiciaire à l’échelle locale" 15 et du rétablissement d’une relation sereine entre l’exécutif, les magistrats et la police. Mais l’action préventive en matière de sécurité doit aussi passer par la politique éducative, ou encore la mise en place d’une loi cadre organisant la lutte contre les violences faites aux femmes16. En aval, conformément à son engagement de 2007, elle propose toujours de mettre en place un "encadrement militaire éducatif" des jeunes délinquants 17 envisagé comme "alternative (…) à l’impunité" et à la récidive, mais aussi comme un moyen permettant "la remise à niveau scolaire, l’apprentissage d’un métier" etc.18.

Les politiques industrielle et d’innovation, la garantie de la protection sociale, de retraites décentes et de l’égalité devant l’accès aux soins, ou encore la nécessité de développer une coordination du gouvernement économique et sociale à l’échelle européenne – voire mondiale – comptent aussi parmi les points saillants de ce programme forcément partiel, dont l’originalité se situe également dans la revendication d’une certaine manière d’exercer le pouvoir. "Dignité", "transparence" et "concertation" représentent trois angles de la "politique du respect" prônée par Ségolène Royal, dont le quatrième angle est constitué par le principe de responsabilité et de "réciprocité" renvoyant les unes aux autres les obligations de l’Etat et celles des acteurs de la société civile – entreprises, individus, etc. 19. C’est finalement dans la mise à plat des règles et dans la rigueur de leur application que réside "l’ordre social juste" voulu par "un socialisme de liberté et de justice sociale"20, un "socialisme de transformation" dont le nom fait à nouveau écho à la rhétorique d’Arnaud Montebourg, et qui ambitionne de faire bouger les lignes sociologiques et doctrinales de la gauche en 2012.
 



rédacteur : Pierre-Henri ORTIZ, rédacteur en chef
Illustration : wordpress

Notes :
1 - p. 51-52
2 - p. 61
3 - p. 47-52
4 - p. 98
5 - p. 21
6 - p. 63
7 - p. 97
8 - Cf. p. 86
9 - p. 95
10 - p. 88-91
11 - p. 101 s.
12 - p. 104 s.
13 - p. 34 s.
14 - p. 125-126
15 - p. 124
16 - p. 132
17 - p. 121 s.
18 - p. 122-123
19 - p. 75-76
20 - p. 51
Titre du livre : Lettre à tous les résignés et indignés qui veulent des solutions
Auteur : Ségolène Royal
Éditeur : Plon
Date de publication : 01/09/11
N° ISBN : 2259210554