Penser un "parcours du spectateur"
[mardi 27 septembre 2011 - 12:00]
Politique
Couverture ouvrage
Et si on partageait la culture ?
Éditeur : Editions de l'Attribut
154 pages
C’est à la défense d’un potentiel du spectateur que s’attache l’auteur, afin de surmonter les impasses dans lesquelles cette question du spectateur est enfermée.

Nul n’ignore plus que la question du spectateur est devenue centrale, non seulement d’ailleurs dans le domaine des arts et donc de la culture, mais encore dans d’autres domaines. Certes, elle le fut déjà à diverses occasions, dans l’histoire de la modernité et de la pensée moderne. Il n’en reste pas moins vrai que notre époque se focalise sur elle en fonction de nouvelles données. D’abord, il y a ceux qui ont des angoisses comptables : remplir des salles, financer des manifestations plus ou moins amples, ... angoisses devenant souvent accusatrices à l’égard des nouveaux médias. Ensuite, il y a ceux qui demeurent pris dans l’ancien idéal de la démocratisation et qui la prolongent en question des obstacles auxquels se heurtent les spectateurs face à l’accès aux œuvres. Puis, on rencontre ceux qui, en fonction d’une expresse "bonne volonté" sociologique, s’emparent à juste titre du sujet pour souligner qu’il n’existe pas de spectateur "imbécile", "incapable", "ignorant" si tant est qu’on soit susceptible de le mettre en situation de participation. Enfin, il y a ceux qui analysent la thématique du spectateur du point de vue de son histoire philosophique et de ses mutations contemporaines.

Serge Saada, relevant du département de médiation culturelle de l’université de Paris III, encadrant de formation au sein de l’association Cultures du cœur, s’aventure donc sur ce terrain du spectateur à la croisée d’une expérience abondante – racontée de manière euphémisée dans l’ouvrage – et de l’envie d’en découdre avec ceux qui méprisent certains spectateurs, bien vite nommés "non spectateurs".

Si (en s’en tenant à la partie essentielle de l’ouvrage, celle qui porte sur le spectateur, et en laissant un peu dans l’ombre les deux parties de l’ouvrage, plus conventionnelles, portant sur les médiateurs) l’on devait résumer l’axe d’entrée dans le propos, il conviendrait de préciser que l’auteur se réclame, à juste titre, de 3 éléments :
- les impulsions données à la sphère de la culture depuis 1980, et il prend au sérieux l’idée selon laquelle les "spectateurs" de nos jours sont souvent les produits de ces années et des réformes alors entreprises ;
- la contribution des sociologues (notamment Bernard Lahire) à une approche plus dynamique des "êtres" culturels que nous sommes... A certains égards, l’auteur assume les résultats de leurs travaux au point de faire passer ses analyses pour l’illustration théorique et pratique de leur perspective, ou des thèses de ce sociologue. Il en tire ceci, qui confirmerait donc sa conception du spectateur : les études en question "renforcent l’idée d’un potentiel du spectateur où siègerait la capacité de publics différents à passer d’une forme à une autre, à avoir des pratiques élitaires sans pour autant rechigner à regarder une émission de variétés à la télévision...". Leurs conclusions "indiquent que les pratiques culturelles de chacun ne nous permettent pas de dresser le portrait cohérent d’un spectateur" (unique et uniforme).
- et les œuvres modernes, celles pour lesquelles on sait qu’elles "donnent sa place au spectateur", disons, massivement pour cet auteur, les œuvres du spectacle vivant, avec effet de participation ; ce qui englobe aussi bien la participation effective que les œuvres les plus actuelles fonctionnant sur l’inachevé, l’irrésolu, la suspension, bref les œuvres qui invitent à l’imaginaire, en ménageant au spectateur une place vacante.

A la croisée de ces éléments de départ, il débouche sur la question du spectateur : il entreprend de décoincer les milieux culturels, en leur rappelant que le spectateur n’est pas un être, par définition figé dans quelques paramètres culturels ou sociaux, mais un être susceptible d’une trajectoire, ou plutôt, selon son vocabulaire, qui nous sert ici de titre, d’un parcours... Autrement dit, il refuse de ranger les publics dans des catégories closes, il refuse de croire qu’existent des non-publics, ... tous fantasmes dénoncés, encore une fois, à juste titre. On ne peut que lui accorder raison d’affirmer qu’il convient de récuser définitivement tout discours sur le manque de culture du spectateur et l’idée que le spectateur actuel se "dirigerait systématiquement vers une culture facile", celle du divertissement (à prononcer avec mépris). Or, ainsi qu’il l’écrit joliment : "Même le spectateur le plus fermé dispose toujours [d’un] potentiel d’écoute et d’ouverture", potentiel activable lors d’une rencontre avec une œuvre. Encore ne convient-il pas de tomber dans le piège de la facilité, celle qui fait dire à l’auteur un peu aventureusement : "La place du spectateur est la place qu’il décide d’occuper en fonction de ses attentes, de son implication et de sa plus ou moins grande habitude du lieu et des contenus proposés".

Quoiqu’il en soit, les analyses de l’auteur ont au moins le mérite de pointer la nécessité de redéfinir le spectateur et sans doute de reformuler la question du spectateur. Cet ouvrage défend l’idée d’un spectateur possible, spectateur imprévu, écrit l’auteur, à qui on laisserait le temps de se construire en franchissant des territoires qui lui sont parfois inconnus. Ce qui revient à défendre l’expérience du spectateur en tant que pratique évolutive... et il ajoute "une pratique créative qui n’est pas toujours reconnue". Qu’il ait raison ou non sur l’usage fait du terme "expérience", il n’en reste pas moins vrai que la mise en avant d’un parcours du spectateur est un acquis tout à fait positif : "Il est impossible d’imaginer qu’un spectateur ne change pas, qu’il ne soit pas apte à appréhender de nouvelles formes".

Il nous appelle à "concevoir une diversité de pratiques, une mobilité physique associée à une mobilité sensible, des dispositions plus larges permettant de dépasser tout repli identitaire et de circuler d’une culture à une autre". Et, puisque telle serait notre condition culturelle, il affiche une volonté de se battre pour faciliter, chez chacun, l’apprentissage de l’appropriation de la culture de l’autre.

Afin de suivre l’auteur de près, il importe d’admettre que nous avons d’emblée à nous défaire de la stigmatisation habituelle des publics. De toute manière, on ne peut pas toujours réduire le public de masse à des spectateurs dupes des produits de marketing, incapables de s’écarter des pratiques les plus évidentes, "inaptes à aborder l’élévation d’une pratique plus enrichissante qu’une autre".

A quoi (très classiquement) s’ajoute que le spectacle se joue à trois : celui qui reçoit, celui qui joue et ceux qui regardent ensemble. Dans un balancement entre sa solitude et ce sentiment d’être entouré par d’autres, "le spectateur peut mesurer cette énergie unique d’une représentation vivante". Alors, il est entrainé par d’imperceptibles mouvements, par ce dialogue secret et vivant qui anime les salles de spectacles. Et, c’est "dans les comportements inattendus, dans cette façon de passer d’une pratique à une autre, que siège l’idée constructive d’un spectateur possible, l’idée d’un potentiel du spectateur".

Sans doute l’auteur mise-t-il fortement sur l’effet de symbiose porté par les œuvres : "Les moyens dont dispose le spectateur pour vivre ces questions posées par les œuvres, et se les approprier, dépendent résolument de la confiance qu’il pourra ressentir lorsqu’il franchira le seuil d’un lieu de spectacle". Mais en rénovant la médiation (c’est le sens des deux dernières parties de l’ouvrage, dans lesquelles le médiateur devient un passeur sachant se retirer à temps) et en lui offrant les moyens d’une autre formation que celle proposée de nos jours, il devient clair que : "La question reste celle de l’implication du spectateur, de ce sentiment de vivre une participation intime avec les œuvres, d’être concerné par ce qui se raconte, faire son propre cheminement avec les propositions artistiques...".
 



rédacteur : Christian RUBY
Illustration : CC flickr.com/ jfgornet
Titre du livre : Et si on partageait la culture ?
Auteur : Serge Saada
Éditeur : Editions de l'Attribut
Collection : La culture en questions
Date de publication : 01/07/11
N° ISBN : 2916002200