Dans la tiédeur du perfectionnisme moral
[jeudi 22 septembre 2011 - 14:25]
Philosophie
Couverture ouvrage
Philosophie des salles obscures : Lettres pédagogiques sur un registre de la vie morale
Éditeur : Flammarion
535 pages
Des lectures bien sages pour une philosophie peu combattive.

L’œuvre de Stanley Cavell, relayée avec vigueur dans le monde francophone par les soins de Sandra Laugier, constitue à n’en pas douter une visite guidée détaillée de l’histoire de la philosophie morale, dont la liste étourdissante comprend autant des œuvres artistiques (des films, des œuvres littéraires) que philosophiques (Nietzsche, Emerson, Platon, Kant, etc.). Philosophie des salles obscures, dernier ouvrage en date publié en français propose des lectures fouillées des ténors de la philosophie morale, ainsi qu’un éclairage de ces problématiques au travers d’analyses de film. L’entier de l’ouvrage joue sur cet effet d’alternance, puisqu’il s’agit essentiellement d’un cours hebdomadaire donné à Harvard, qui proposait de semaine en semaine un cours sur un philosophe puis un cours sur un film (exception faite d’un cours sur Ibsen, Henry James, et Shaw). L’effet de contraste provoqué permet à chaque fois d’illustrer une controverse philosophique ou une théorie avec une œuvre cinématographique, en particulier dans des comédies de remariage qui constituent selon Cavell des illustrations ambitieuses et riches des problématique du perfectionnisme moral, qui proposent comme perspective éthique la transfiguration d’un mode de vie.1 Ainsi, le fil conducteur de ces lectures philosophique et cinématographique est à chercher dans ce que Cavell appelle le perfectionnisme moral, notion ancienne et aux multiples visages, dont le sens est à chercher dans les jalons tracés par les grands textes de l’histoire de la philosophie. Pour ceux qui auraient déjà connaissance de cette liste des grands textes du perfectionnisme que Cavell dresse dans Conditions Nobles et Ignobles, ils auront la possibilité dans cet ouvrage d’approfondir certains des thèmes déjà traités dans les ouvrages précédents (à noter l’occurrence de l’idée de liste dans le dernier chapitre de Philosophie des salles obscures, qui est précisément dédié à la liste des thèmes du perfectionnisme moral dans la République de Platon).

La difficulté principale que rencontre le lecteur de cet ouvrage réside dans la difficulté d’obtenir une compréhension claire du perfectionnisme moral, mais surtout dans la difficulté de pouvoir mobiliser le perfectionnisme moral comme outil de réfutation d’autres théories. Cavell affirme ainsi son refus de trancher : "les disputes philosophiques n’on pas à être remportées."2 Refusant l’idée d’une position philosophique affrontant d’autre positions dans un combat politique sans merci, Cavell ne facilite pas la tâche de son lecteur qui voudrait en saisir les enjeux essentiels sous des formes achevées, lui préférant de longues digressions, au terme desquels il devient difficile de se raccrocher à l’idée initiale. Cette alternative à l’idée d’une position philosophique totale, Cavell l’exprime par la formule suivante : la philosophie ne parle pas en premier. Sous cette phrase est entendue l’idée que c’est une certaine forme de perplexité, d’inquiétude, qui perce sous toute forme de philosophie, ainsi ce serait la position première du perfectionnisme morale que de comprendre cette inquiétude comme moteur de la volonté de se transformer, conduisant ainsi vers l’idée du perfectionnisme. Le philosophe part ainsi d’un sentiment ordinaire, de cette perplexité du quotidien pour construire une philosophie.

Les enjeux théoriques du perfectionnisme moral, sont à lire justement dans les textes de la philosophie classique (d’Aristote à Wittgenstein), dans le concert de voix qu’incarne cette tradition vigoureuse. Dans ce mélange bigarré vient ensuite se dessiner un geste, un ton (des termes dont Cavell use fréquemment) communs à cette généalogie idéale, et non pas une systématisation des différentes positions philosophiques trouvées dans le canon, ou une synthèse de ceux-ci. L’image de ce geste de "patchwork", on le trouve dans les abondantes citations qui précèdent l’introduction au recueil, qui viennent illustrer dans l’espacement même du texte cette constellation philosophique. Même si ce mélange peut créer un effet de confusion pour le lecteur, il a pour mérite dans rendre la singularité et la spécificité de chaque geste.

On pourrait parfois reprocher à Cavell dans ses cours une certaine propension vers la forme sentimentale, son goût pour les formes poétiques, favorisant des préludes toujours sinueux, comme le prouve l’introduction intitulée "en lieu et place de la salle de cours", où Cavell se permet quelques incursions en "je" évoquant son parcours et ses sentiments (celui de faire de la philosophie comme en retard, cela à partir de ce lieu particulier qu’est l’Amérique). La recherche d’un "ton juste" en philosophie, dont l’intrigue sentimentale sinueuse de l’introduction constitue un chemin possible et un exemple parfait, constitue l’une des armatures conceptuelles du perfectionnisme moral, tout entier dirigé vers l’émergence d’une voix propre, distincte de celle des autres. Avec un objectif pareil, ne sommes-nous pas condamnés à rester à mi-parcours ?

Plus loin dans le livre, la controverse avec John Rawls fait ressortir avec clarté les oppositions entre deux stratégies philosophiques. D’un côté, celle de Rawls qui privilégie une rigueur dans la redéfinition des rapports entre justice et rationalité, ainsi que les principes qui en découlent (principes généraux qui ne prétendent pas gérer les idiosyncrasies individuelles, et qui se placent dans un rapport critique avec le sentiment d’insatisfaction donnant naissance au perfectionnisme). Rawls construit des principes d’égalité à partir de ce qu’il nomme un point de vue originel, par lequel chacun essaie de définir ou de préciser ce que seraient nos principes de justice ou d’équité. Ces principes doivent ainsi se forger dans l’ignorance des positions occupées ou des bénéfices naturelles dont nous pourrions jouir dans cette société "idéale". De l’autre côté, la position de Cavell conteste la rigueur systématique de l’application des deux principes, sans pour autant refuser l’analyse de Rawls sur la question de la justice sociale. Rawls cherche à mettre à jour une sorte de position originaire grâce à ce voile d’ignorance qui permet au sujet d’ignorer sa position. Or, pour Cavell, en mettant ainsi en relief une position originaire nous n’avons pas posé la question de notre position à nous (où est-ce que je me situe ?), ni de notre place dans la communauté, et ce n’est pas l’élargissement de principes généraux qui permettra une meilleure harmonie entre ces différentes voix, puisque dans le perfectionnisme, cette voix se confond avec la voie comme chemin vers une amélioration de soi. En ramenant ainsi les dimensions de la macrophysique rawlsienne à la microphysique du moi ordinaire (tout comme Wittgenstein avait délogé le langage philosophique de sa tour d’ivoire), Stanley Cavell redonne la priorité au moment de méditation de la question qui n’est pas celui de l’abstraction de sa position propre comme dans la théorie rawlsienne, mais au contraire une sorte d’approfondissement introspectif sur la position que je désirerais occuper. Ce refus de toute morale téléologique ou maximaliste, illustre ainsi une philosophie qui se fait dans l’instant, avec en ligne de mire, non pas des buts achevés ou des principes, mais une volonté de perfectionnement ou de dépassement de la situation présente, sorte de sagesse spirituelle, qui dirait en substance, ce n’est pas le but qui compte mais le chemin.

Il apparaît ainsi parfois difficile pour le lecteur attentif de distinguer dans les lectures que Cavell fait d’auteurs qui ne se trouvent pas sur sa liste des penseurs du perfectionnisme moral, ce qui les différencie sur le fond du perfectionnisme moral, autrement que par des gestes différents, ou des subtilités de vocabulaire (lorsque Cavell par exemple, substitue dans sa lecture de Rawls le terme de conversation à celui de coopération). Il explique ainsi sa distance avec la Théorie de la Justice de Rawls : "Que je trouve le livre moins prolixe qu’il aurait, peut-être, dû l’être dans son traitement – ou dans son rejet réfléchi de l’effort de traiter – du sens de la nature de la philosophie et des arts, dans sa critique de la société du point de vue de la justice, ne remet pas en cause, je crois, ma gratitude pour ce qu’il nous offre." Si cette réserve à propos des manques de la théorie rawlsienne s’articule autour d’un différentiel d’inflexion, autant dire que le perfectionnisme ne constitue pas une arme de guerre contre l’utilitarisme 3, ni contre l’éthique déontologiste d’un Rawls. Il s’agirait donc ici en somme d’une version "molle" du perfectionnisme moral (ce que Cavell appelle le perfectionnisme modéré et qu’il oppose au perfectionnisme strict)4, que comme complément aux théories déjà existantes. Le reproche ici articulé, qui ne nie aucunement les inspirations de Cavell, la subtilité de ses lectures, mais porte ici sur l’impression d’inachèvement que dégage la philosophie perfectionniste, une sorte de work in progress aux contours sinueux, qui cherche une forme dans les espaces indéterminés du moi, et ne parvient pas à convaincre de la nécessité de ce chemin plutôt que celui de l’éthique "systématique" d’un John Rawls. Ce qui sépare ainsi les deux pensées au fond se situe dans la question des dimensions données à chacune des deux philosophies. Si Rawls dessine un grand tableau des principes généraux autour desquels la communauté devrait s’accorder, Cavell, lui, redéfinit ces dimensions à l’aune de ce que je suis moi en train de méditer, avec la confiance que notre voix propre s’harmonisera à celle des autres. On retrouve ici en écho diminué la version combattive d’Emerson dans Confiance en Soi : "Exprimez votre conviction latente et elle sera le sentiment universel."5 On ne sera dès lors pas étonné de voir les tortueux efforts de Stanley Cavell pour dégager Nietzsche du reproche d’élitisme indifférent à la justice sociale, voyant dans son idée de génie philosophique, une forme de liberté absolue, un non-conformisme à mille lieues de tout cynisme.6

Mais rendons justice tout de même aux détails offerts par le cours de Cavell, que ce soit dans les emprunts de Nietzsche à Emerson, dont Cavell parvient bien à montrer les occurrences et les enjeux qui en découlent dans cette relecture possible de la volonté de puissance de Nietzsche à la lumière du perfectionnisme moral, ou encore une très belle lecture croisée du film Un conte d’hiver de Rohmer et de la pièce Songe d’une nuit d’été de Shakespeare.

La philosophie étant, sous la conduite de Cavell, toujours en devenir, toujours en travail, le lecteur pourrait être déçu par cet atelier philosophique qui offre des lectures pointues de la tradition philosophique, mais reste dans une sorte d’indétermination quant aux conséquences engendrées par celui qui voudrait emprunter le chemin du perfectionnisme moral, d’autant que ce perfectionnisme là se place sous les auspices de la radicalité d’un Emerson ou d’un Thoreau voire d’un Nietzsche, à côté desquels les textes paraissent parfois bien pâles, ou en tous les cas moins des outils de combat que des lectures finalement bien sages. Le lecteur reste ainsi à mi-parcours bien perplexe.
 



rédacteur : Emanuel LANDOLT, Critique à nonfiction.fr
Illustration : http://www.filmjournal.com/

Notes :
1 - Cavell, p. 489.
2 - Cavell, p. 223.
3 - voir dans le même volume le chapitre sur Mill, dont les paradoxes théoriques sont mis en lumière dans les notions de promesse et de châtiment
4 - Cavell, p. 263.
5 - La Voix et la Vertu, p. 34.
6 - Cavell, p. 266-7.
Titre du livre : Philosophie des salles obscures : Lettres pédagogiques sur un registre de la vie morale
Auteur : Stanley Cavell
Éditeur : Flammarion
Nom du traducteur : Elise Domenach, Nathalie Ferron, Mathias Girel
Collection : La bibliothèque des savoirs
Date de publication : 23/02/11
N° ISBN : 208120522X