Berlioz écrivain
[jeudi 15 septembre 2011 - 13:00]
Musiques
Couverture ouvrage
Berlioz, textes et contextes
Éditeur : Société française de Musicologie
326 pages
Portraits du compositeur en homme de lettres qui compta parmi les personnalités littéraires les plus importantes de son temps.

On ne peut que saluer la publication des communications du colloque international tenu à la Bibliothèque nationale de France en novembre 2003. Cet ouvrage tardif clôt une série de cinq rencontres majeures consacrées à Hector Berlioz depuis 2000 1. Le thème central de ce dernier volume consiste à mettre en lumière la dimension littéraire qui prévaut chez le compositeur français. Celui-ci est en effet l’auteur d’un très grand nombre d’ouvrages parmi lesquels il convient de mettre ses feuilletons, ses Mémoires, son Traité, ses critiques, sa correspondance, autant de pages qui s’inscrivent dans plusieurs genres, dont l’autobiographique, la fiction, le genre critique et la théorisation. La vingtaine de spécialistes s’attache avec compétence à démontrer combien Berlioz fut l’une des grandes personnalités littéraires de son temps, lui qui accordait une importance extrême au rapport entre texte et musique. L’ouvrage offre une première partie sur les différentes attitudes de l’auteur de la Symphonie fantastique à l’égard du texte. Une seconde section vise à contextualiser la création berliozienne dont l’intérêt littéraire n’échappa pas à Flaubert. A la contextualisation succède le thème de la réception de Berlioz chez des artistes et des penseurs postérieurs tels qu’Adorno, Debussy et Varèse.

Julian Rushton inaugure la première partie du livre par l’analyse des raisons qui expliquent pourquoi Berlioz eut tant de mal à décrocher le prix de Rome, lui qui postula de 1827 à 1830 et qui fut mis en échec les trois premières années. Sa difficulté à se conformer aux strictes exigences de l’Académie des Beaux-arts lui valut bien des refus et des déceptions. Julian Rushton examine sur le plan stylistique les éléments de résistance du génie berliozien aux impératifs de la composition académique et fournit un certain nombre d’explications fort intéressantes parmi lesquelles on repère la grande liberté prise à l’égard des textes officiels mais encore le choix inhabituel des tempi et le caractère dramatique jugé inapproprié ou excessif. Les exigences et les attentes de Berlioz à l’égard du texte ainsi que des éléments stylistiques qui lui sont propres (et qui constituent toute l’originalité de son génie musical) constituèrent des freins à sa reconnaissance par l’assemblée du Quai Conti.

Hugh Macdonald établit un bilan des travaux éditoriaux engagés par la New Berlioz Edition depuis 1965 et retrace l’itinéraire et les ambitions d’une publication qui, en 2003, comptait 26 volumes (certains se subdivisant en plusieurs tomes)2. Il rappelle que c’est à un comité anglais que l’on doit cette heureuse et brillante initiative conduite à l’origine pour célébrer le centenaire de la mort du musicien. L’intérêt d’une telle entreprise consiste à pallier les insuffisances des éditions antérieures en atteignant un niveau d’exigence jamais atteint tant quantitativement que qualitativement. Non seulement, la New Berlioz Edition offre les nombreuses partitions du musicien recensées à ce jour mais elle présente également de très précieuses informations en lien avec les versions successives des œuvres ; elle renseigne sur les instruments originaux (avec comme exemple emblématique les ophicléides employés dans le Dies irae de la Symphonie fantastique) et comporte une multitude de notes susceptibles d’aider les chefs d’orchestre à exécuter et à enregistrer les partitions du maître (John Nelson et John Eliot Gardiner en sont deux exemples bien connus). L’ampleur sans précédent de ce travail d’archéologie musicale aboutit à un résultat tel qu’il constituera pour des dizaines d’années encore l’outil incontournable de toute recherche sur Berlioz.

Gérard Condé offre une réflexion sur les raisons qui font de l’année 1848 une date de rupture dans la création de Berlioz. A l’avant-poste de l’innovation musicale, d’une audace qui dépasse de loin celle de ses contemporains, Berlioz entre alors avec le pachidermique  Te deum dans une période de bien moindre créativité. Cet âge rétrospectif, c’est à dire tourné vers les recettes compositionnelles du passé, est à mettre en lien avec le décès de son père. Berlioz entretenait l’espoir de le convertir à sa musique et d’en faire son plus proche admirateur. A cette disparition douloureuse s’ajoute un contexte politique révolutionnaire qui n’est pas sans inquiéter Berlioz effrayé par les dérives de cet emportement qui conduit la France vers une République qu’il refuse de ses vœux. L’importance prise par la vogue du classicisme retire enfin au musicien une part de son inspiration romantique mais ne l’empêche pas par la suite de composer nombre d’œuvres auxquelles il convient d’accorder un intérêt certain, elles qui regorgent de beautés relativisant l’idée d’un déclin de Berlioz après 1848.

Béatrice Didier rappelle que le jeune Hector fut en premier lieu bercé de littérature avant d’être initié à la musique. Cette antériorité du littéraire sur le musical s’explique par une éducation classique marquée par l’apprentissage du latin. La lecture de La Fontaine, de Florian, de Virgile conduit le jeune Berlioz vers Goethe et Shakespeare. Son engouement pour le romantisme le pousse à écrire (en vain) à Chateaubriand dont il découvre avec enthousiasme les ouvrages. Cette priorité donnée au texte détermine le rapport entretenu tout au long de sa vie avec l’art musical, car Berlioz est son propre librettiste. D’abord attentif au texte, le musicien sépare catégoriquement l’étape de rédaction de celle de la composition. Son appropriation des lignes de Goethe, pour ne retenir que l’exemple de La damnation de Faust, suppose une grande part d’invention, de suppression de certains épisodes, de quelques personnages, ce qui s’assimile à un travail de réécriture. Berlioz réinvente, transforme et se lance dans un second temps seulement dans la composition.  Par ailleurs, sa rédaction d’un grand nombre de critiques comme journaliste musical suppose un travail d’écriture très différent. L’immédiateté réclamée par cet exercice lui arrache beaucoup d’efforts mais exerce une fibre littéraire entretenue par l’habitude de réagir à vif, non sans verve. Cette manière de forger et d’exercer son style aide le compositeur à trouver les mots justes dans cet autre exercice de l’autobiographie, genre qui s’inscrit si aisément dans la mode romantique. La rédaction du traité "De l’instrumentation" mise sur la maîtrise d’un vocabulaire technique tandis que la correspondance (composée de huit volumes) présente un intérêt et des qualités littéraires suffisamment solides pour figurer en compagnie de bien d’autres sur les rayonnages des librairies et des bibliothèques.

Après Julian Rushton, Cécile Reynaud revient sur les cantates composées par Berlioz à l’occasion de ses cinq tentatives pour obtenir le Prix de Rome. A travers l’exemple de La mort d’Orphée, elle souligne l’écart entre les exigences brandies par l’Académie dans les concours de composition musicale et de peinture. Si les élèves peintres se fient seulement à un sujet antique qui leur est fourni, leurs compères musiciens se trouvent dans la stricte obligation de mettre en musique un poème imposé. Ce sont les fautes prosodiques et le caractère particulièrement coercitif de l’exercice qui font réagir Berlioz. L’éducation classique reçue par celui-ci l’incite à ajouter une part personnelle non prévue par le règlement du concours. Berlioz se permet ainsi d’ajouter un chœur final des bacchantes qui n’est pas sans heurter le jury. Si Fétis exprime dans la Revue musicale des critiques analogues à celles de Berlioz, ce dernier attend son retour de Rome en 1832 pour entamer une série de seize feuilletons où il met en cause la rigidité conservatrice de l’institution des Beaux-Arts. Cécile Reynaud prend le soin de rappeler que ces jugements ouvrent des perspectives de réformes logiques, comme celle qui consiste à modifier les jurys des prix de Rome de telle sorte qu’ils ne soient plus composés de professeurs prioritairement soucieux de défendre leurs élèves engagés dans la compétition. Le cas Berlioz n’est pas isolé. Ses échecs successifs ne sont pas sans rappeler ceux des autres compositeurs de son époque tandis que son opinion sur le fonctionnement du concours rejoint à bien des égards celle de personnalités incontournables du milieu musical, tel Fétis.

Matthias Brzoska entend évoquer les différences entre Berlioz et Meyerbeer dont on connaît désormais bien l’estime et l’amitié qui les lient. Alors qu’ils appartiennent à la même école, leur conception théâtrale de l’opéra diverge fondamentalement. Meyerbeer s’emploie, notamment dans Le Prophète à rendre l’action visible et parfaitement compréhensible. L’enchaînement des tableaux obéit à une cohérence d’ensemble impulsée par la musique. C’est elle qui fixe l’intrigue, qui présente les personnages et qui décrit les actions en cours. L’explicitation musicale de l’histoire qui se joue correspond à une "dramaturgie d’évidence" et qui confie à la musique un rôle narratif évident pour des spectateurs qui n’ont pas besoin de connaître préalablement l’histoire. A l’inverse, Berlioz n’accorde pas cette facilité à son public. Ses opéras s’adressent davantage à l’imagination du spectateur et s’inscrivent dans une verve épique qui réclame une bonne connaissance de l’ouvrage littéraire sur lequel se fonde l’ouvrage lyrique. Cette moindre accessibilité se fonde sur un discours allusif des personnages, sur l’évocation implicite et sur la capacité d’imagination et de représentation du spectateur. Pour ne prendre qu’un exemple, plutôt que de mettre en place un tableau descriptif du cortège qui accompagne le cheval de Troie, Berlioz choisit d’en transcrire l’action par le récit du personnage de Cassandre. Ce recours à la subjectivité tranche avec les grandes scènes caractéristiques des opéras de Meyerbeer. Au souci de la description s’oppose la préoccupation berliozienne de l’évocation imaginative.

Jean-Claude Yon consacre son papier à une inattendue comparaison entre Berlioz et Offenbach. L’aversion du premier pour le deuxième est bien connue. Berlioz rejette systématiquement ce qu’Offenbach produit et qualifie ses œuvres de "non musique". Pour autant, les deux compositeurs présentent un certain nombre de points communs quant à leur stratégie de carrière. Les deux ont recours à la protection de la famille Bertin dont ils recherchent le patronage afin de mieux s’imposer sur les scènes parisiennes. Les deux se rapprochent du comte de Morny, le demi-frère de l’empereur Napoléon III. Les deux compositeurs misent sur l’étranger, sur Londres, Weimar ou encore Vienne pour servir les intérêts de leur carrière et compenser leurs infortunes parisiennes. En outre, les deux artistes s’éloignent chacun à leur manière de l’orthodoxie lyrique afin de multiplier leurs chances d’entendre leur musique retentir ailleurs qu’à l’Opéra. Les deux  visent le poste de directeur de théâtre, Berlioz échouant là où Offenbach réussit. Jean-Claude Yon termine sur l’évocation d’une différence irrémédiable, celle du rapport des deux compositeurs avec le monde du théâtre perçu avec envie et pragmatisme par l’auteur de La Vie parisienne et avec rejet et mépris dans le cas de Berlioz.

Marie-Hélène Coudroy-Saghaï apporte un intéressant éclairage sur les portraits que Berlioz dressa des chanteurs de l’Opéra. Fasciné par les voix féminines et masculines, il se montre admiratif du talent de Caroline Branchu, de Cornélie falcon, d’Adolphe Nourrit, de Gilbert Duprez et accorde sa préférence à Pauline Viardot et et à Gustave-Hippolyte Roger. Parce qu’il aime les interprètes, Berlioz ne s’autorise pas de jugement sur leur physique ou sur leurs tenues. Il reconnaît le talent de certaines chanteuses, comme Laure Damoreau, mais regrette cet art de la vocalisation hérité de la vogue italienne et qui heurte son oreille. Certes sensible aux qualités et aux potentialités vocales des interprètes de l’Opéra, Berlioz ne les estime jamais autant qu’à travers leur intelligence musicale, c’est à dire dans les nuances vocales qui soulignent leur jeu de comédien. Berlioz se montre donc en tant que critique à la fois très exigeant et bienveillant.

Katherine Kolb fournit en quelque sorte un prolongement, non moins intéressant, à l’article précédent puisqu’elle se penche sur l’image de la femme chez Berlioz. Elle rappelle les origines de la représentation de la figure féminine, origines qui remontent à la triple culture classique, préromantique et romantique dont Berlioz hérite de par son éducation et ses goûts littéraires de jeune adulte.  L’auteur démontre les constantes archétypales qui parcourent l’œuvre du musicien. L’idéalisation de la figure féminine trouve son contrepoids dans la réitération du thème de la femme diable, à l’image de Nadira dans Euphonia. A l’exception de Béatrice, la femme porte en elle les germes de la destruction. Katherine Kolb poursuit par l’analyse des liens entretenus par Berlioz avec un certain nombre de ses contemporaines, de sa sœur Nanci aux femmes artistes dont il comprend le sort, lui dont les raisonnements n’échappent pourtant pas à une manière très masculine d’envisager le génie avec l’homme comme unique incarnation.
Eric Bordas propose une très fine analyse du style de Berlioz et débute son étude par le rappel qu’il n’y a pas de nécessité et d’obligation à considérer ses productions écrites au regard de ses qualités de compositeur. Si l’habitude, parfois facile, a été prise d’envisager constamment le musicien derrière l’écrivain, la question qui se pose est de savoir si, indépendamment de la musique, il y a un intérêt à lire Berlioz encore aujourd’hui. Toute la démonstration d’Eric Bordas sert à répondre favorablement à cette interrogation légitime. Le sens de la narration transparaît chez Berlioz avec beaucoup de subtilité. L’importance donnée au rythme, à l’alternance de phrases courtes et longues, mais aussi l’usage de l’expression métaphorique et l’emploi d’une ironie humoresque caractérisent un style dont on comprend qu’il émane d’un écrivain solide et passionnant.

Violaine Anger envisage d’expliquer l’étape que constitue la composition par Berlioz de La Captive dont il élabore trois versions successives de 1832 à 1834. Inspiré par Les Orientales d’Hugo, Berlioz propose avec partition un nouveau rapport entre le texte et la musique. La succession d’impressions, l’importance de la rime, la mise en place d’accents toniques et la grande importance de l’énonciation distinguent cette œuvre de la romance qui constitue un genre musical établi. Avec La Captive, Berlioz crée une nouvelle forme musicale, celle de la mélodie qui prendra son essor grâce à lui avec les Nuits d’été quelques années plus tard. Violaine Anger présente une analyse rigoureuse de la mise en musique par Berlioz des vers d’Hugo et conclut sur l’importance de cette contribution du musicien à l’évolution de la musique occidentale au XIXe siècle.

Alban Ramaut retrace l’histoire complexe de la composition par Berlioz de Tristia. Ce tryptique qui comprend respectivement une Méditation religieuse, une ballade sur La Mort d’Ophélie et une Marche funèbre pour la dernière scène d’Hamlet. L’exercice d’Alban Ramaut consiste à reconstituer la logique qui conduit le compositeur à rassembler ses trois pièces qui ne furent pas composées dans un même élan.  L’analyse du rapport de la musique au texte shakespearien fournit des explications quant à la volonté de Berlioz d’unir ses trois partitions.

Joël-Marie Fauquet examine l’emploi récurrent chez Berlioz du vocabulaire emprunté aux sciences et évalue l’imagination scientifique du compositeur. Il montre que Berlioz a parfaitement assimilé la rigueur de la réflexion scientifique et que sa formation intellectuelle doit beaucoup aux sciences et à certaines de ses figures, dont Gay-Lussac. L’aptitude de Berlioz à la conceptualisation, son intérêt pour l’acoustique, pour l’électricité et la magnétisme le portent à s’intéresser aux découvertes techniques de son époque. Favorable à l’expansion du progrès, certainement dans la vogue du saint-simonisme, le compositeur s’oblige dans son travail à une extrême rigueur où la musique ne peut se réduire à une simple expression du sentiment. Son intelligibilité invite Berlioz à employer en 1855 un métronome électrique nouvellement mis au point. Fasciné par un certain nombre de sujets, de questionnements, de théories et d’expérimentations en lien avec les sciences de la Terre, Berlioz adopte parfois une distance ironique à l’égard des savants.

Dominique Hausfater resitue la musique religieuse de Berlioz dans son contexte.  Elle montre de manière très intéressante à quel point l’environnement musical français de la première moitié du XIXe siècle se fige dans des polémiques et des évolutions héritées de la Révolution et du manque d’intérêt accordé par les institutions et par les musiciens au répertoire religieux. Pourtant, loin d’être un désert, le champ musical religieux n’est pas dépourvu d’initiatives qui tendent à en redresser l’éclat et l’intérêt. Le principal antagonisme, relayé par la presse et par les autorités religieuses, oppose deux camps. Celui des compositeurs qui, à la suite de Michel de Chabanon (1785) demandent à la musique qu’elle déploie une forte expressivité susceptible d’émouvoir, quitte à s’éloigner des règles liturgiques et à s’ouvrir à l’influence romantique. A l’opposé, Chateaubriand et un certain nombre de théoriciens dont Fétis et d’Ortigue voient dans le plain-chant et la polyphonie a capella chère à Palestrina un modèle à suivre. Berlioz se situe résolument dans le camp qui tente d’imposer de nouvelles manières de concevoir la musique religieuse et se prononce pour une musique "de concert" et "d’apparat". L ‘organisation des funérailles de Boieldieu en 1834 et du duc d’Orléans en 1842 cristallisent cette forte divergence entre l’Eglise et certains compositeurs. Ce contexte n’empêche pas Berlioz de composer sa Messe des morts et de contribuer avec L’Enfance du Christ à la renaissance de l’oratorio français.

David Charlton porte son regard sur l’intérêt manifesté par Berlioz à la musique ancienne. Archétype du compositeur romantique, Berlioz n’est pas un iconoclaste et a appris à respecter les maîtres du passé. La redécouverte de ces derniers est repérable dans la musique même du compositeur (par exemple dans la chanson Le Roi de Thulé au romantisme gothisant) mais surtout à travers ses écrits et ses concerts.  L’auteur de la Symphonie fantastique s’emploie à mettre des œuvres de Gluck, de Haendel, de Palestrina et de Lully à ses représentations, notamment de 1830 à 1840. Dans son ouvrage théorique Euphonia, il fait vouer à la Cité un culte envers Gluck, véritable héros de la musique. Berlioz accorde un intérêt extrême à la qualité d’exécution des œuvres anciennes et juxtapose au début des années 1840 sa propre musique à la musique ancienne lors des représentations du festival de l’Opéra. La "programmation historique" chère à Berlioz participe à cet effort d’éducation musicale qui exige une technique irréprochable apte à la redécouverte des trésors musicaux qui recouvrent une importance nationale.

Rémy Stricker évoque l’ "ambiguë" relation qui lie Berlioz à son professeur Reicha. Ami de Grétry, de Gossec et d’Adam, Reicha est né en 1770 et accueille le jeune Berlioz dans sa classe en 1826. Tous les témoignages de ce dernier sur son professeur laissent apparaître une reconnaissance assez mince. Plus enclin à évoquer les défauts et les limites de Reicha, Berlioz accorde un intérêt restreint à ses œuvres tout en ayant certainement lu une part de ses écrits. Rémy Stricker s’applique à rappeler que Berlioz doit à son maître bien plus de choses qu’il ne le laisse supposer, notamment sur le plan de l’harmonie, de la dramaturgie et de l’intérêt pour la musique à programme. Cette "ambiguïté" s’explique par la difficulté pour le novateur Berlioz à estimer ce qu’il doit à celui qui a jeté les bases de sa connaissance de la composition musicale.

Damien Colas étudie l’article de Berlioz paru en janvier 1837 dans la Revue et gazette musicale sous le titre "De l’imitation musicale". Cet écrit qui appartient au genre des essais esthétiques est une réponse adressée à Carpani. Dans la lettre X de ses Haydine, le biographe de Haydn examine les procédés imitatifs qui servent ce dernier à représenter le chaos dans La Création. Carpani parvient à distinguer deux types d’imitation, de forme directe (physique) et indirecte (sentimentale). La question de l’imitation en musique s’inscrit dans un contexte philosophique et esthétique remanié par le XVIIIe siècle. Jusqu’en 1829, Berlioz s’inscrit dans cette tradition du rejet des formes imitatives. Sa découverte de la Symphonie Pastorale de Beethoven va fortement le faire changer d’avis. Fasciné par cette œuvre symphonique qui s’emploie à décrire la nature, Berlioz corrige son point de vue et fixe quatre conditions pour rendre ce procédé esthétique et pertinent. Cette théorisation ne l’empêche pas d’éprouver des réticences quant à l’usage qui est fait parfois de l’imitation. Il finit par intégrer ce recours sonore dans la Symphonie fantastique et dans Harold en Italie. Berlioz réhabilite donc l’imitation en musique tout en gardant des réserves. Véritable "terrain d’expérimentation", l’imitation aide à l’affirmation romantique de Berlioz et de bien d’autres compositeurs de son époque.

Maria Eckhardt s’intéresse à la manière dont Berlioz fut perçu en Hongrie lors de son unique voyage à Pest en février 1846. Peu habitué au genre romantique de la symphonie, le public hongrois n’est pas habitué au style de Berlioz et découvre pour la première fois des formations orchestrales de grande ampleur. Très partagés, les critiques sont déconcertés par le style berliozien. La venue du compositeur ne suscite d’ailleurs pas un immense intérêt. Une exception demeure : l’orchestration de la Marche de Rakoczi insérée dans La damnation de Faust sous le titre de Marche hongroise. Ce succès flatte le sentiment nationaliste des Hongrois. Le pouvoir autrichien réalise le pouvoir politique auquel la musique peur prétendre. Berlioz devient dès lors la cible de la presse autrichienne, devenue hostile.

Hervé Lacombe se penche sur l’exemple de Béatrice et Bénédict et sur ses spécificités. Cette œuvre d’inspiration shakespearienne suppose une maîtrise des conventions de l’opéra-comique et s’oppose au caractère grandiose de l’opéra tel qu’il se manifeste notamment dans Les Troyens. Cet intérêt de Berlioz pour le genre opéra-comique réclame des efforts de composition bien différents puisqu’il y a nécessité de traduire musicalement l’humour. Le livret laisse percevoir une aptitude à l’autodérision à l’intérieur d’un cadre restreint à deux Actes selon une logique symétrique. Qualifiée par Berlioz lui-même de "jolie" et de "petit opéra", l’ouvrage lyrique emprunte bien des aspects aux conventions, à l’art classique, mais présente des qualités compositionnelles à l’origine d’un "nouvel art poétique dans l’opéra-comique".

Rassemblées en une courte troisième partie, les trois dernières contributions examinent les traces laissées par Berlioz chez Adorno, Debussy et Edgard Varèse. Jean-Pierre Bartoli rappelle l’importance de la Symphonie fantastique dans la réflexion d’Adorno sur le statut de l’artiste romantique mais souligne l’effacement de sa figure derrière celle de Wagner. L’examen par Adorno des ouvrages de Mahler s’applique néanmoins à bien des égards à l’œuvre berliozien. Denis Herlin évoque la manière dont Debussy perçoit Berlioz, à savoir comme un "monstre", comme une "exception". Il rappelle les points communs entre les deux compositeurs, dont leur attachement à Shakespeare ou encore leur talent d ‘écrivain. Dénis Herlin restitue les éléments, notamment épistolaires, qui permettent de cerner la connaissance et les jugements de Debussy envers Berlioz. Gianfranco Vinay explique à quel point Edgard Varèse s’inscrit dans la tradition berliozienne. Varèse aide à la redécouverte de Berlioz dont il dirige la Grande Messe des morts à New York le 1er avril 1917, contexte historique ô combien significatif et en adéquation avec l’intention qu’avait Berlioz de dédier son œuvre "à la mémoire des morts de toutes les nations".                               

L’intérêt de ce livre est certes d’expliquer la richesse des liens entretenus par Berlioz entre les créations musicales et littéraires mais consiste également à démontrer à quel point le compositeur fut une figure littéraire essentielle et un "artiste du contexte" ultrasensible aux circonstances de son époque au sein même et à l’extérieur de la sphère musicale.  Cet ouvrage fixe un grand nombre de problématiques fort pertinentes, témoigne de la vitalité de la recherche berliozienne et contribue à la réhabilitation, déjà ancienne, de l’auteur des Troyens. Si sa panthéonisation officielle n’est pas de mise compte tenu de ses opinions monarchistes, Berlioz procure bien des raisons de le célébrer conjointement en France et à l’étranger.
 



rédacteur : Stéphane LETEURÉ, Critique à nonfiction.fr

Notes :
1 - Les précédents thèmes des colloques étaient les suivants : 1. "Berlioz : Past, Present, Future", Smith College, Northampton, Massachussetts, 31 mars-2 avril 2000. 2. "Berlioz, Wagner und die Deutschen", Institut de recherche sur le théâtre musical de l’Université de Baureyth, 17-20 août 2001. 3. "Interpreting Berlioz", Royal College of Music and the Victoria and Albert Museum, 15-17 novembre 2002 ; Colloque de Grenoble/ La Côte-Saint-André, 16-18 octobre 2003.
2 - Cette aventure éditoriale exceptionnelle s’est finalement achevée en 2005-2006. Voir à ce sujet le site internet suivant : http://imslp.org/wiki/Hector_Berlioz:_New_Berlioz_Edition
Titre du livre : Berlioz, textes et contextes
Auteur : Joël-Marie Fauquet, Catherine Massip, Cécile Reynaud
Éditeur : Société française de Musicologie
Date de publication : 04/04/11
N° ISBN : 2853570223