Du Web 2.0 à l'Entreprise 2.0 : le travail à l'épreuve des technologies
[lundi 20 juin 2011 - 17:00]

"Dans la mesure où la production est de moins en moins liée à un lieu précis, l'information devient un médium central de cohérence et de cohésion de l'unité de production. Il devient donc crucial de savoir qui reçoit des informations, comment et par quel biais, sur qui et sur quoi elles portent, et dans quel but on les transmet". On pourrait croire cette citation extraite du discours d'une société fabriquant des logiciels clé en main pour transformer chaque organisation de travail en "entreprise 2.0", avec la promesse de faire de toute entreprise une organisation communicante, fluide et innovante. Pourtant cette citation est du sociologue allemand Ulrich Beck. Extraite de son ouvrage La société du risque 1, publié en 1986, dans lequel Beck analyse avec beaucoup de pertinence et d'anticipation les évolutions de notre société – et donc des entreprises – face au développement de plus en plus rapide des technologies, et en particulier de l'informatique.

L'entreprise confrontée à une information surabondante et de nouveaux usages des technologies

Vingt-cinq ans plus tard, la plupart des entreprises sont en effet dans l'agitation permanente, bousculées par une information qui provient de toute part, en interne comme en externe, des usages apparemment nouveaux qui remettent en cause des habitudes et des comportements, une crainte grandissante des digital natives, ces nouveaux entrants dans le monde du travail et qui ne jurent – paraît-il – que par Facebook, Twitter et les mondes numériques. Dans ce brouhaha ambiant naissent de nouveaux métiers – les community managers –, de nouveaux outils – les réseaux sociaux d'entreprise (RSE) – et de nouvelles activités de conseil – les agences de e-réputation. A grand renfort de marketing, on nous explique que le chemin vers l’entreprise ultraconnectée idéale est tout tracé : il suffirait de quelques technologies joliment packagées pour transformer subitement les organisations en entreprises connectées, capables de faire collaborer entre eux les individus au quotidien, de donner de la visibilité à chaque activité partout dans le monde (et à toute heure de la journée) et surtout : innover. Il y aurait aujourd'hui une injonction à l'innovation. Et ces logiciels magiques vont nous permettre d'innover, c'est écrit sur la boîte...

Les choses sont peut-être un peu plus subtiles que cela. Comment justement prendre du recul et penser les évolutions de l'entreprise dans ces mutations technologiques ? Les sciences sociales devraient être d'un grand secours. Si elles savent toutefois se faire entendre du monde de l'entreprise. Car sur ces sujets, il semble primordial de regarder l'humain et non pas uniquement la technologie. La thématique des entreprises à l’ère du numérique est vaste et fait couler beaucoup d'encre (électronique ou non !). Loin de nous l'idée de couvrir ici entièrement le sujet. Mais nous nous efforcerons néanmoins d'apporter quelques éclairages qui pourront, nous l'espérons, amener une réflexion plus ouverte sur les opportunités mais aussi les risques – qu’il ne faut pas négliger – pour les entreprises. Car n’oublions pas que les choix technologiques ne sont pas neutres, ils modifient profondément le fonctionnement des organisations et en particulier les comportements au travail.

Avec près de 30% de la population mondiale connectée 2 chaque jour en permanence à Internet et avec la maturité des applications dites "web 2.0", il semble inévitable aujourd’hui de regarder l’impact d’Internet sur l’économie, tant le monde réel et son équivalent virtuel sont désormais interdépendants.

Une étude McKinsey récente montre en effet qu'environ 25% des emplois créés en France depuis 1995 l'aurait été grâce au développement des activités liées à Internet3. Face à ces mutations, les entreprises sont aujourd'hui dans l'expectative. A la fois fascinées par ces nouveaux modèles économiques et technologiques. Mais également soucieuses de l'impact sur leur propre organisation.

Le web 2.0 : continuité ou rupture ?

Beaucoup de choses passionnantes ont déjà été écrites sur la thématique du “web 2.0”. Mais au fond, la question de sa définition demeure. Un "geek" donnera une définition tout à fait différente d’un étudiant en marketing, d’un sociologue ou bien encore d’un professeur d’économie. Certains évoquent une convergence forte entre des technologies informatiques arrivées à maturité et une mutation économique et sociétale qui serait en marche. Pour d'autres, il s'agit d'une révolution comportementale qui ferait soudainement de l'individu un être social, connecté et collaboratif. Pourtant, le web est par essence déjà tout cela. Si l’on revient aux écrits de Tim Berners-Lee4, le web est un espace collaboratif où "tout [est] relié à tout dans un espace unique et global d’information" et "où chacun [doit] être capable d’éditer et de publier"5. Le “web 2.0” devrait donc en fait être vu comme une continuité d'usages anticipés dès la fin des années 80 et qui trouvent une consécration notamment par le développement massif des connexions Internet à haut-débit. En effet, la qualité actuelle des réseaux télécoms modifient profondément notre “présence” : nous passons à l'ère de la connexion permanente, où l'information devient disponible à chaque instant et partout, et où chacun peut devenir acteur du “réseau des réseaux”. Et c’est cette présence permanente qui ouvre la voie à des modifications d'usages des technologies qui ont – et continueront – à avoir un impact important sur notre société... et nos entreprises.

L'impact certainement le plus visible du "web 2.0" est le passage d'un internaute exclusivement consommateur à un internaute acteur, voire producteur – le "pro-am" (pour professionnel-amateur). Aujourd’hui, en quelques clics de souris tout un chacun peut télécharger une vidéo ou une photo depuis son téléphone portable, ajouter quelques "tags" bien choisis et mettre à disposition le fichier pour ses amis, mais également pour un inconnu à l’autre bout du monde. Parallèlement, les internautes peuvent créer des contenus, publier leurs textes, participer au sein de wikis ou de réseaux sociaux virtuels à la construction d’œuvres communes, comme l'encyclopédie collaborative en ligne Wikipedia.

Le "web 2.0" permet donc à chacun de devenir producteur et diffuseur d’informations... avec plus ou moins de succès. L’adoption massive de technologies de qualité à faible coût d’acquisition – appareils photo, camescopes, téléphones portables – a fortement contribué à ce phénomène. On ne compte plus aujourd'hui les "révélations" faites sur internet , le "buzz" autour d'un événement ou d'un produit, mais également les discussions parfois violentes sur Twitter ou Facebook autour d'un changement de "mascotte" pour une célèbre marque de confiseries6.

Un changement considérable s'est donc installé dans la manière de communiquer, en particulier pour les entreprises. Il faut désormais constater que l'information n'est plus dirigée d'un émetteur vers des récepteurs identifiés, mais que les sources sont multiples et qu'il faut compter avec les "amateurs éclairés" que sont les internautes, avec l'émergence d'une nouvelle forme d'expertise. Car dans une ère de la visibilité permanente7, l'internaute amateur semble en effet prendre le devant de la scène. L'expertise serait devenue un "objet flou". Comme l'écrit justement Nolwenn Hénaff, aujourd’hui les amateurs "ne comptent plus pour du beurre"8. Ils sont sortis de la sphère privée par l'intermédiaire des technologies. Ils viennent même investir le monde des professionnels.

A l'inverse, les professionnels de la communication cherchent eux également à investir le monde amateur des internautes. On voit se développer de plus en plus d'agences d'e-réputation, ayant pour activité de gérer le bruit ambiant sur Internet autour d'une entreprise ou d'une marque. Car il ne s'agit pas de s'adresser aux internautes de la même manière que dans le monde "offline". Il faut utiliser les mêmes réseaux, les mêmes codes, les mêmes temporalités que les individus connectés. Mais attention à ne pas tricher. Faux blogs, faux profils Facebook, faux commentaires sont très rapidement découverts par les internautes et sanctionnés.

L'enjeu pour l'entreprise : comprendre les technologies pour ne pas être déconnecté


Comprendre le fonctionnement du web et des technologies “2.0” est donc un passage indispensable aujourd'hui pour les entreprises, au risque d'être déconnecté d'une réalité en marche. Avec des milliards d'individus connectés à travers le monde, par l'intermédiaire de leur ordinateur mais aussi de plus en plus par leur téléphone portable, le fonctionnement même de l'économie est affecté. Les réseaux modifient profondément les écosystèmes auxquels nous étions jusqu'ici habitués.

Une approche stimulante de l'impact de l'abondance numérique – autant en contenus et services qu'en nombre potentiel d'individus interconnectés au sein d'un même réseau virtuel - sur l'économie est celle décrite par l'américain Chris Anderson sous un modèle théorique qu'il a intitulé "la longue traîne"9. Cette approche révélatrice de comportements jusque là sous-estimés est un exemple parmi d'autres des évolutions en cours dans les écosystèmes des entreprises. Ces nouveaux paradigmes reposent en grande partie sur les effets de réseau. Ces effets décrivent l’augmentation de valeur générée par les utilisateurs d’un réseau (qu'il soit réel ou virtuel) quand on augmente la possibilité d’interaction entre les différents agents d’un système. Quand un nouvel abonné au téléphone rejoint un opérateur, il n’y a pas uniquement un ajout de valeur pour l’abonné mais également pour l’ensemble des abonnés : ils peuvent tous potentiellement joindre un numéro complémentaire. Sur le site communautaire Facebook, lorsqu'un utilisateur s’inscrit et crée son profil, il n’obtient pas seulement un bénéfice pour lui-même, mais également pour l’ensemble des utilisateurs du réseau social qui peuvent potentiellement ajouter cet utilisateur à leurs "amis" et ainsi augmenter la couverture de leur réseau d’influence sur le site. Grâce à ces effets de réseau, la croissance du réseau social est alors souvent exponentielle.

Dans le "web 2.0", les effets de réseau sont primordiaux. Sans ces effets, les services développés resteraient totalement inconnus et inutilisés. Il faut être capable de déplacer une communauté entière d’un réseau à l’autre. Soit en proposant un service complètement nouveau et suffisamment attractif, soit en permettant aux utilisateurs de démultiplier leurs connexions entre eux. C'est d'ailleurs ce que propose Facebook avec le succès qu'on lui connaît aujourd'hui. Pour une entreprise, il y a donc un intérêt fondamental à capitaliser sur des réseaux existants pour pouvoir utiliser cette faculté de développer à grande échelle les connexions avec les acteurs de son écosystème. Les clients bien entendu, c’est le premier réflexe, mais aussi les fournisseurs, les concurrents et... les salariés !

Les technologies transforment les modèles d'organisation et les métiers dans l'entreprise

En 2006, Andrew McAfee (professeur d'économie de la Harvard Business School) introduit la notion d’"entreprise 2.0"10, en continuité du "web 2.0". Pour McAfee, et d’autres, l’entreprise ne peut pas rester indifférente aux mutations externes fortement liées aux technologies. Les technologies de communication transforment profondément les modèles d'organisation et changent les rapports entre les acteurs. Ainsi, la frontière de l'entreprise devient de plus en plus poreuse, en particulier avec le “web 2.0”. Les flux d'information y circulent de manière de moins en moins contrôlables. Les salariés, de plus en plus habitués à utiliser les technologies dans leur vie privée, introduisent dans l'entreprise de nouveaux usages... voire amènent l'entreprise chez eux, par l'intermédiaire du télétravail. De nouveaux modes de coopération émergent autour des technologies, à la fois dans l'entreprise mais aussi entre l'entreprise et ses partenaires. Les métiers s'en trouvent ainsi profondément bouleversés.

Surfant sur ce constat, des fabricants de logiciel proposent aujourd'hui des suites informatiques promettant de mieux canaliser ces évolutions, voire de développer les capacités de l'entreprise à tirer profit des nouveaux modes d'interaction électronique entre les individus. En important dans l'entreprise ce qui a fait le succès du "web 2.0", une nouvelle utopie serait en train de naître dans nos organisations : rendre toute entreprise innovante grâce à son système d'information. La technologie aurait ce pouvoir magique de faire collaborer les individus, les salariés comme les clients, par l'intermédiaire de leurs écrans connectés. C’est du moins la promesse d’une lecture – trop rapide – du modèle d’ ”entreprise 2.0”.

La réalité est – heureusement – bien plus complexe. L'innovation ne se décrète pas. Tout comme la collaboration au travail. Il est peut-être séduisant de penser que des comportements qui se développent à l'extérieur de l'entreprise vont pouvoir être transposés à l'identique au travail, par l'intermédiaire de technologies aux "interfaces riches". Mais ça serait gravement méconnaître le fonctionnement des groupes sociaux, en particulier au travail. Car si les phénomènes que nous avons décrits sont bien réels, si l'entreprise est en effet confrontée à des mutations d'usages technologiques qui s'imposent de plus en plus à elle, chaque organisation reste unique. Elle est composée d'individus aux trajectoires différentes. Elle a son histoire, sa culture et son identité. Son ADN pour reprendre une terminologie à la mode.

Vouloir calquer à l'identique dans l'entreprise des modèles certes séduisants est voué, nous semble-t-il, à l'échec. Cela peut même conduire à des dysfonctionnements importants et une démotivation des individus qui ne se reconnaîtraient pas dans ce mode d'organisation. Nombreux sont les dirigeants – souvent même dans de grands groupes – à vouloir aujourd'hui "faire dans le 2.0". Il y a désormais une injonction managériale à l'innovation. Mais est-ce une fin en soi ?

L'entreprise doit être capable de s'adapter en respectant son identité et celle de ces collaborateurs

Plutôt que d'investir sans discernement dans des technologies sur catalogue qui promettent le passage dans l'entreprise de demain, ne faudrait-il pas mieux prendre du recul et comprendre comment ces technologies émergentes peuvent réellement bénéficier à nos organisations ? Les perspectives pour le futur sont stimulantes, mais avoir cette démarche uniquement dans l'urgence sans prendre en compte les temporalités de l'entreprise, ses groupes sociaux, ses métiers, ses cultures et ses acteurs, ne serait-ce pas passer à côté de l'essentiel ? Car l' “entreprise 2.0” dont nous parlons ici c'est avant tout, finalement, une entreprise capable de comprendre ce monde en mouvement, une entreprise capable de s'adapter tout en respectant son identité et celles de ses collaborateurs.

Et le développement de cette capacité passe non pas uniquement par des choix technologiques – qui ne sont jamais neutres et  dont les effets sont très souvent sous-estimés sur l'organisation du travail – mais avant tout par une meilleure connaissance de l'entreprise et de son écosystème. L' “entreprise 2.0” ne doit pas être qu'un effet de mode, et le risque à proposer des solutions packagées qui ne seraient qu’une transposition de ce qui se passe à l’extérieur est grand. Ces évolutions technologiques doivent au contraire être l’occasion de repenser l’entreprise, avec toutes ses spécificités, à l’ère du numérique. Dans sa globalité. Avec tous ses acteurs. Elle doit s'inscrire dans une réflexion sur le long-terme. Les sciences sociales doivent s’en emparer et savoir se faire entendre. Les choix technologiques sont des choix stratégiques pour les organisations. Et les impacts sur nos manières de travailler ensemble sont bien réels et structurants pour l’avenir, il ne faut pas les négliger.

On peut donc s’interroger sur la réflexion actuelle dominante autour du numérique. Cette “révolution” ne concernerait-elle que les modèles économiques ? Que le secteur marchand ? Que fait-on de l’impact sur le vivre et le travailler ensemble dans tout cela ?

Ainsi, parmi les stéréotypes sur la génération qui rejoint l'entreprise, la fameuse “génération Y”, le plus récurrent est celui de l'usage quotidien et démystifié des TIC11. Pourtant, si on prend le temps de regarder en détail, ces usages dans la sphère privée ne concernent pas seulement les plus jeunes, des personnes de toutes les générations s'initient depuis bien longtemps aux TIC si elles en trouvent des usages qui leur correspondent. Qu'il s'agisse de partager des photos, d'échanger des messages (parfois avec les plus jeunes, justement), de suivre les événements des amis via leurs blogs ou les réseaux sociaux... Ces personnes s'initient et s'approprient des technologies pour les ré-utiliser dans le cadre de l'entreprise, pour un usage informel ou lié à leur métier. Pour maintenir leurs compétences à jour, certains employés doivent s'investir sur leur temps libre dans l'apprentissage de nouvelles technologies, quand la politique de formation de l'entreprise ne l'a pas pris en compte ou pour aller au-delà des formations suivies.

Les transferts entre usages privés et professionnels sont nombreux pour les TIC. Ces transferts s'accompagnent d'une adaptation, une reconstruction des usages au contexte de l'activité professionnelle 12. Penser réellement l’ “entreprise 2.0”, c’est se demander surtout si l'organisation en place permet l'installation ou l'accès à tous à des technologies qui ne sont pas référencées dans l'entreprise ? C’est une réflexion sur le fonctionnement même de l’entreprise qu’il faut mener. Il ne s’agit pas de copier des usages technologiques externes, aussi stimulants soient-ils, pour quelques-uns, pour être “dans le vent”. Car si le dispositif interne à l'entreprise permet l’accès aux technologies, encore faut-il que les usages amenés soient jugés pertinents pour le travail. Ce qui ne coule pas forcément de source. A ceux qui pensent encore que la réponse technologique est suffisante à résoudre les problématiques complexes d’organisation, la sociologie de l’innovation apporte des éclairages stimulants 13.

L'entreprise n'est plus aujourd’hui le seul lieu d'apprentissage des technologies, c’est peut-être finalement la spécificité de l’ ”entreprise 2.0”, et notamment des technologies liées à l'échange et à la communication. Ces transferts permanents entre espace privé et professionnel, sont d'abord individuels. Diffusés dans un groupe d'acteurs, ils peuvent alors devenir usages d'un groupe, ou institutionnalisés par l'organisation toute entière. La dimension du partage et de l'apprentissage collectif est cruciale pour la réussite ou l'échec d'une démarche d’implémentation technologique. Elle est pourtant largement négligée. Comme si la technologie avait cette capacité à donner seule du sens.

De nouvelles formes d'organisation du travail

L’entreprise doit certes prendre en compte les changements liés à l’économie numérique sur son écosystème, son rapport au marché, les modes d’interaction avec ses clients et ses fournisseurs. Mais elle ne doit pas s’oublier dans tout cela. Elle ne doit pas oublier ceux qui sont au coeur de l’activité. Car l’entreprise de demain qu’on nous annonce (et qui est déjà une réalité aujourd’hui !) doit composer avec de nouvelles formes d’interaction. Elle demande à ses collaborateurs d'être mobiles, autonomes, nomades et toujours connectés. Les collaborateurs doivent pouvoir travailler depuis des lieux variés, au bureau, chez des clients, dans divers sites de l'entreprise ou même chez eux. Comment les salariés (et les dirigeants !) vivent-ils cette nouvelle forme d'organisation de leur travail ? Comment font-ils pour ne pas laisser envahir leur espace privé par le travail - ou le contraire ?

La connexion permanente en mode nomade induite par l’entreprise 2.0 souligne certes la grande autonomie des collaborateurs, c’est même ce qui la rend séduisante aux yeux de beaucoup. Mais elle leur impose surtout de gérer individuellement la charge de travail, dont la répartition est moins transparente avec des collaborateurs qui finalement se rencontrent de moins en moins sur leur métier. Dans ces nouvelles formes d'organisation ultra-connectées, l'entreprise ne réglemente plus cette frontière. Celle-ci doit aujourd’hui être construite individuellement, à défaut d’être appréhendée par le collectif de travail. Et c'est souvent la famille et l'entourage qui maintenant fixent des limites. Au risque sinon de tomber dans un épuisement psychique dont on commence à voir aujourd’hui les manifestations concrètes. Car il y a une grande inégalité face à la capacité d'endiguement individuel, la capacité de résistance face à la pression du management, des clients, de son propre engagement au travail et ses propres représentations d'un travail bien fait. En particulier à l’ère du numérique où tout doit être vu, su et accepté dans une temporalité accélérée.

Comprendre et anticiper l'impact des technologies sur l'organisation et ses acteurs

Il s’agit donc pour l’entreprise de prendre en compte ces changements majeurs, certes liés aux technologies, mais qui dépendent avant tout d’une vision collective du travail. Les sociologues constatent qu'un collaborateur nomade accepte voire s'impose de nombreuses contraintes si son travail le satisfait, s’il y trouve du sens. Mais si le système se met à dysfonctionner notamment par une injonction à l’innovation, à l’appropriation technologique et à la vitesse, la démotivation, le désengagement et, pire, le stress prennent finalement la place de l'engagement. Avec des effets que nous ne faisons qu’entrevoir.

L’entreprise traversée par les technologies, qu’on l’appelle entreprise 2.0 ou autre, est donc stimulante. Elle ouvre la voie vers des métiers nouveaux, des formes d’organisation qui peuvent être vertueuses et porteuses de sens pour les acteurs du monde du travail. Mais il s’agit de rester lucide, d’avoir une vraie démarche de réflexion sur les enjeux et de ne pas se laisser aveugler par des technologies séduisantes. Sans oublier un point crucial, l'emploi. L'exclusion numérique est un risque au sein de l'entreprise. Déconnecté des technologies ou des systèmes d'information, un salarié se voit restreindre ses chances d'accès à des postes motivants et sa capacité à retrouver un emploi en cas de chômage. Il est temps, encore plus aujourd’hui, de penser dans l’entreprise l’humain avec les technologies, de réfléchir le travail dans ces organisations en mouvement permanent..

 Remerciements particuliers à Carol Dubois, du cabinet de conseil Diagnose-TIC, pour son aide à la relecture de cet article et ses conseils avisés.

* Lire le dossier complet de nonfiction.fr sur le numérique.



rédacteur : Grégory LéVIS, Consultant sociologue
Illustration : jepersevere.com

Notes :
1 - La société du risque. Sur la voie d'une autre modernité. U.Beck, Flammarion
2 - D'après le rapport sur le développement des télécommunications dans le monde et base de données de l’Union internationale des télécommunications et estimations de la Banque mondiale.
3 - Voir http://owni.fr/2011/03/08/exclusif-internet-a-cree-25-des-emplois-en-france-depuis-1995/
4 - Sir Timothy John Berners-Lee est le co-inventeur du web en 1989 et président du W3C (World Wide Web Consortium).
5 - T.J. Berners-Lee, « weaving the web », Harper Paperbacks, page 5
6 - On pourra lire à ce sujet http://www.20minutes.fr/article/687492/web-les-internautes-marre-nouvelle-mascotte-malabar
7 - On peut lire à ce sujet l'excellent ouvrage collectif « Les tyrannies de la visibilité » (Erès) sous la direction de Nicole Aubert et Claudine Haroche
8 - in « Les tyrannies de la visibilité », op. cit.
9 - voir sur Nonfiction, l'article d'Henri Verdier http://www.nonfiction.fr/article-140-etes_vous_prets_pour_labondance_.htm
10 - lire à ce sujet "Enterprise 2.0", A. McAfee, Harvard Business School Press
11 - Technologies de l'Information et de la Communication
12 - lire à ce sujet les travaux de Boboc et Metzger qui proposent un modèle de transfert/reconstruction d'apprentissage de ces nouvelles pratiques communicationnelles, « Du privé vers le professionnel, une dynamique des apprentissages croisés autour des TIC » - A. Boboc et JL. Metzger – 2009 – revue Savoirs, n° 20
13 - voir en particulier les travaux de N. Alter, dans L'innovation ordinaire, PUF