Assurer la présence de la culture française sur Internet : quelques adaptations juridiques nécessaires
[lundi 20 juin 2011 - 10:00]

Le développement des nouvelles technologies et les mutations des pratiques induites par la diffusion du numérique a mis en valeur en quelques années de nouveaux enjeux qui remettent en cause des lois anciennes.

 

Internet permet la diffusion rapide de données de toutes sortes et surtout leur réutilisation à des fins d’une grande diversité, dont l’utilité avait souvent échappé à leur producteur même. La réutilisation des données publiques est donc à cet égard un enjeu majeur : États et collectivités se lancent dans le mouvement de l’open data avec une énergie et des succès divers. Or, si le principe général de la loi 78-953 du 17 juillet 1978 est de permettre la réutilisation des données publiques, ce n’est pas forcément le cas des données culturelles, qui suivent un régime particulier, selon l’article 11 de cette même loi – c’est le producteur qui décide entièrement des conditions de réutilisation. 

 

En l’absence de droit d’auteur sur la plupart des reproductions d’œuvres du domaine public1, les institutions culturelles françaises se retranchent souvent derrière cette disposition pour "protéger" leur travail en interdisant toute reprise ou, du moins, en imposant des conditions restreintes. Abandonnant leur devoir de diffuser le plus largement possible les documents ou œuvres qu’ils conservent, certains établissements cherchent à entraver cette dissémination et veulent tout contrôler a priori, pratique contraire à la fois à leur mission et aux habitudes d’Internet.

 

Il est loin d’être sûr que de tels documents puissent être considérés comme des données culturelles publiques : ils ne correspondent en tout cas pas à la définition qui en est donnée dans la loi même. Quand bien même un scan pourrait constituer une donnée publique, utiliser une loi destinée à s’assurer de l’accès aux informations publiques pour restreindre la diffusion des données culturelles, voici un paradoxe qui devrait être levé. Ne parlons pas d’un autre cas d’obstruction à la diffusion de la culture : un grand musée parisien qui interdit la photographie aux visiteurs sur des bases juridiques extrêmement floues qui contreviennent très certainement aux règles encadrant la domanialité publique. 

 

Pourquoi parler de ceci dans un dossier sur le numérique ? Parce que ces actions reposent sur une incompréhension des enjeux actuels. Pour des raisons diverses – parfois la volonté de protéger leur propre commerce des reproductions, parfois la crainte archaïque des actions de ses visiteurs – certaines institutions culturelles cherchent à limiter la diffusion et les droits de réutilisation des œuvres et données quand leur mission est au contraire de les mettre en valeur et de les faire connaître. Parallèlement, d’autres pays ont compris la problématique et diffusent largement leurs données. Il y a quelques semaines encore, l’université Yale a déposé dans le domaine public 250 000 photos issues de ses collections numérisées. Et plus largement, les images produites par les fonctionnaires américains sont librement réutilisables pour tous les usages – il est piquant d’entendre une institution française arguer du risque pris en permettant une libre circulation d’images la concernant quand le logo de la CIA est placé dans le domaine public.

 

Nous parlions jusqu’à maintenant d’œuvres anciennes tombées dans le domaine public2. Mais le droit d’auteur aurait lui aussi grandement besoin d’être repensé, tant les besoins, usages et modèles économiques ont changé depuis 30 ans. Certaines questions ont heureusement été éclaircies mais il reste beaucoup à faire. Certes, une exception pédagogique a été créée3 mais combien de professeurs savent qu’ils sont hors-la-loi en passant 40 secondes du Chant des partisans à leurs élèves de Terminale ? Comment expliquer au Français moyen qu’il a le droit d’enregistrer l’émission qui passe à la télévision (ancêtre du streaming…)  mais pas la chanson qu’il trouve sur Internet ? Nombreuses sont les incohérences, les règlements qui choquent le sens commun des citoyens, et les dispositions économiquement contre-productives. Bornons-nous à un unique exemple qui touche toujours à la présence de la culture française sur les réseaux.

 

La liberté de panorama (traduction de l’allemand Panoramafreiheit) est une exception au droit d’auteur qui permet de reproduire les œuvres d’art (ouvrages architecturaux, sculptures, fresques, installations…) situées dans l’espace public, aux yeux de tous. Au contraire d’un grand nombre de pays en Europe et dans le monde, cette liberté n’existe pas en France. Si bien que n’importe qui peut contempler les statues dispersées dans l’espace public, l’Institut du monde arabe ou la Grande Arche de La Défense, mais il est interdit d’en publier des photos sur son blog ou sa page personnelle sans autorisation préalable et versement des droits afférents.

 

Cette loi est à la fois contestable et inapplicable. Contestable car cela revient à privatiser l’espace public : il est interdit4 de diffuser sur un compte public de Flickr ses photos personnelles prises au Stade de France ou lors d’un passage au viaduc de Millau. Inapplicable car on sait très bien que personne ne sera poursuivi pour s’être rendu coupable de ce délit, tout en laissant nos concitoyens dans une insécurité juridique malvenue. On atteint des sommets d’absurdité dans le cas d’œuvres architecturales internationales : photographier le pont de Kehl, près de Strasbourg, est légal du côté allemand, illégal du côté français.

 

Tout ceci ne serait que désolant si cela n’avait pas de conséquences sur la représentation de la France sur les réseaux. Bien que l’argent public serve à financer la création, cette dernière reste invisible à grande échelle. Sous couvert de protéger les artistes, on s’obstine à les cacher et à s’opposer à leur promotion. Sur Internet, seules les œuvres suisses ou allemandes de Le Corbusier sont visibles, excluant la France d’un chapitre majeur de l’histoire de l’art. Donner à voir ses propres images revient à contrôler les représentations qu’ont les gens du monde qui les entoure : il est dommage que la France abandonne ce terrain à des pays qui en profitent avec rapidité et compétence, les États-Unis en premier lieu. Les conséquences non seulement culturelles mais également économiques de ce refus de permettre à la culture française d’être présente en ligne sont gigantesques.

 

L’Angleterre a déjà annoncé sa volonté d’adapter le droit d’auteur à l’ère d’Internet, afin de favoriser la création et l’innovation. La défense de la culture et celle des industries créatives en a besoin : en ce domaine comme en tant d’autres, si l’on veut que rien ne change, il faut que tout change.

 

* Lire le dossier complet de nonfiction.fr sur le numérique

 

 



rédacteur : Rémi MATHIS, Critique à nonfiction.fr
Illustration : CC flickr.com/ LLudo

Notes :
1 - Une juridiction constante montre qu’une photo neutre de reproduction d’un objet en deux dimensions, en particulier les scans simples, n’est pas soumise au droit d’auteur
2 - C'est-à-dire, pour simplifier, dont l’auteur est mort depuis plus de 70 ans
3 - en 2006 seulement
4 - il existe des limitations, principalement celles "de l’arrière-plan" et celle de "l’accessoire". Rappelons tout de même qu’il a fallu un procès pour déterminer que la place des Terreaux, à Lyon, était encore photographiable bien qu’elle ait été rénovée par Buren et un architecte