Littérature, connaissance affective et cas particuliers
[dimanche 20 février 2011 - 02:00]
Philosophie
Couverture ouvrage
La connaissance de l'amour : Essais sur la philosophie et la littérature
Éditeur : Cerf
590 pages
Un recueil d'article qui confronte philosophie morale et études classiques et littérature pour défendre un particularisme moral proche de l'éthique des vertus.

Comment un jeune chercheur ne serait-il pas intimidé devant ce gros livre (590 pages) qu’est La connaissance de l’Amour ? Qui plus est, son auteure, Martha Nussbaum, professeure à Chicago après avoir enseigné à Harvard et à Brown University, est aujourd’hui une des philosophes américaines les plus respectées, honorées et commentées.1 De fait, même si le lecteur francophone a déjà pu lire ici et là quelques traductions2, la publication de ce recueil de 1991, constitue un petit événement éditorial.

Intimidé, le jeune chercheur n’en cède pas moins à son premier pêché: il court à l’index (des noms, pas des notions!). Aristote et Henry James y tiennent le haut du pavé, suivis de près par Dickens, Platon et Proust. Il remarque aussi la présence soutenue de philosophes contemporains : Stanley Cavell, R.M Hare, Hilary Putnam, John Rawls, Amartya Sen, Bernard Williams ou Richard Wollheim. Second pêché: le jeune chercheur note aussi les absents – mais il ne caftera pas sur Internet. Les quinze articles du recueil, dont plusieurs sont devenus des « classiques », traitent de philosophie morale – entendue au sens large. Chacun d’entre eux est suivi d’une "note finale" qui permet d’en connaître le thème et propose des liens avec d’autres textes du recueil. Le jeune chercheur pourra donc se laisser tenter par un troisième pêché : ne pas lire un livre en entier.

Puis, s’armant d’un surligneur pour entamer sa lecture, il doit bien avouer un certain désarroi: que souligner? Les idées se déploient sur un paragraphe entier, avant d’être reprises et nuancées dans le paragraphe suivant. On est assez loin de la clarté et de la précision analytique – une tradition avec laquelle Nussbaum ne manque pourtant pas de dialoguer. Mais le style sinueux et "littéraire" de l’auteure, ses longues phrases, ses images foisonnantes et jusqu’à ses redites, sont ici clairement assumées (profitons-en pour saluer le travail de la traductrice, Solange Chavel, qui nous épargne une VO d’accès difficile). C’est même la première thèse générale de l’ouvrage: "Tout texte écrit avec soin et crée par l’imagination présente une relation organique entre la forme et le contenu"3. L’expression d’une vérité morale impose une forme spécifique.

L’idée peut paraître triviale. Elle ne l’est pas. Car derrière cette thèse s’articule toute une conception de la délibération morale qui, dans le sillage d’Aristote et des théories dites sentimentalistes, fait la part belle aux émotions et à l’imagination dans la connaissance morale. Et surtout, il faut dire que c’est une conception qui ferraille avec ces grands courants en éthique normative que sont le kantisme (ou le déontologisme) et l’utilitarisme (ou le conséquentialisme). Le lecteur qui ne serait pas au fait des grands débats (méta)éthiques anglo-saxons devra donc prendre garde au biais de confirmation : malgré sa prose soignée et son intérêt pour la littérature, Martha Nussbaum n’est pas une philosophe « continentale » égarée en Amérique.

Une certaine idée de la délibération morale

L’article qui suit la longue introduction est un excellent point de départ pour saisir le projet général de l’auteure. Il s’appuie largement sur son ouvrage précédent, The Fragility of Goodness (1986), une réflexion sur la tragédie et la vulnérabilité humaine, prenant le parti d’Aristote contre Platon. Dans cet article, Nussbaum entreprend en quelque sorte de subordonner la question normative quelle est la meilleure décision ? à la question normative et épistémique comment dois-je délibérer pour prendre la meilleure décision ? Sa réponse, qui consiste en un commentaire lumineux de la sagesse pratique aristotélicienne, soutient qu’une bonne délibération morale relève avant tout du "discernement de la perception". De quel genre de perception s’agit-il? "Une capacité complexe de réaction aux caractéristiques pertinentes d’une situation concrète".4

Cette conception de la délibération a une rivale puissante. C’est celle qui rapporte tous les éléments d’une situation morale à une valeur unique et commensurable (par exemple, le plaisir ou la satisfaction des préférences chez les utilitaristes). La bonne décision relèverait alors d’une maximisation de cette valeur (par un calcul coût/bénéfice). Mais c’est précisément cette "science de la mesure" que rejette Aristote : "À ses yeux, choisir consiste au contraire à distinguer qualitativement des biens pluriels et hétérogènes, et dont chacun est choisi pour sa valeur propre."5 Voilà pourquoi il faut être attentif aux situations concrètes et accorder une "priorité du particulier sur le général" : car en cherchant à lire ces situations selon des principes généraux (déontologiques ou conséquentialiste), on gomme leurs aspérités et leurs singularités. Notre perception des biens en jeu est alors borgne, grossière, sans souplesse. Par exemple, on ne verra tel dilemme moral qu’en terme de justice et, ce faisant, on ignorera les valeurs ou les vertus d’amitié, d’amour et de courage qui sont, elles aussi, pertinentes dans cette situation.

La priorité du particulier sur le général

C’est pourquoi la sagesse pratique, qui peut se cultiver avec l’expérience et la fréquentation de la littérature, suppose une certaine sensibilité, une sensibilité qui combine la profondeur émotionnelle à une imagination vive. C’est dans la Coupe d’or d’Henry James, que Nussbaum va en chercher une illustration. Dans un passage du roman, Maggie, l’héroïne, affronte un conflit de devoirs envers son amie Charlotte. Mais plutôt que s’en remettre, par exemple, à un impératif kantien général et abstrait, elle "voit, comme doit le faire un aristotélicien, comment l’entrelacement contextuel des différents objets de la scène nuance leur signification morale. (…) Pour pouvoir dire ce qui s’impose, pour pouvoir dire même ce qu’exige chacune des obligations en possible conflit, elle doit imaginer ce qu’est la situation actuelle de Charlotte, ce qu’elle est susceptible de ressentir et de désirer" .6

On n’en déduira pas que cette priorité pour le particulier relève du relativisme moral (dans un autre article du recueil, Nussbaum s’en prend d’ailleurs au critique "postmoderne" Stanley Fish). Car se défier du général ne signifie pas renoncer à l’universel : si les mêmes circonstances se présentaient à nouveau, il faudrait agir de la même manière. En revanche, on pourra sans doute y voir une approche anti-théorique – une approche, et Nussbaum le sait bien, difficile à articuler philosophiquement, c’est-à-dire théoriquement. Mais on aurait tort de penser que cette conception morale est vide de contenu, incapable d’application pratique. Par exemple, lorsque nous cherchons des dirigeants publics, "nous devrions nous assurer de leur profondeur émotionnelle tout comme de leur compétence intellectuelle".7 Quant au pluralisme aristotélicien des valeurs, il est au cœur de l’approche des capabilités (développée avec le prix Nobel d’économie Amatya Sen) dont on peut lire une présentation concrète et située (en Inde) dans Femmes et développement humain.

Une connaissance affective de l’amour

L’article qui donne son titre au recueil explore davantage l’idée que "les émotions sont des manières de voir, de reconnaître".8 Le point de départ en est la découverte par le narrateur de la Recherche de son amour pour Albertine, au moment où elle le quitte. Il se découvre amoureux par la souffrance et la détresse qui l’envahit. D’où la thèse proustienne : dans la compréhension de la psychologie humaine, la connaissance affective supplante la connaissance intellectuelle aussi subtile et profonde soit-elle. Mobilisant l’"impression cataleptique" des stoïciens, Nussbaum interroge cette "connaissance de l’amour" (l’amour est ici l’objet de la connaissance, pas ce qui permet de connaître), une connaissance inaccessible à la science ou à la rationalité. Pourquoi? Parce que dans la souffrance de Marcel, "l’amour est à la fois découvert et crée. (…) Il est crée parce que l’amour nié et réprimé avec succès n’est pas exactement de l’amour".9

Pourtant, d’autres voies sont possibles. Nussbaum va chercher un contrepoids à l’amour-souffrance proustien, dans une nouvelle d’Ann Beatie10 où l’héroïne finit par accepter son amour adultère. "Imaginer l’amour sous la forme du deuil, c’est déjà flirter avec le solipsisme; l’imaginer sous la forme du rire (ou d’une conversation souriante), c’est souligner qu’il présuppose, ou qu’il est, un dépassement du solipsisme et la réalisation d’une communauté".11 Mais la connaissance affective ne doit pas signifier une mise à l’index de la réflexion qui "permet de porter un jugement critique sur les impressions, de les organiser dans un schéma d’ensemble, de les classer et reclasser".12. On l’aura compris, si Nussbaum s’avance prudemment et avec un art ciselé de la nuance, c’est parce la réalité elle-même est complexe et nuancée.

Or, c’est précisément ce contact de la littérature et de la philosophie qui rend possible la finesse de grain dans l’analyse. Comment un texte purement conceptuel et abstrait pourrait-il exemplifier la connaissance affective? Telle est d’ailleurs la seconde thèse générale du recueil : "certaines vérités qui touchent à la vie humaine ne peuvent être correctement exprimées que par la narration".13 Mais si Nussbaum plaide pour l’usage de la littérature en philosophie, elle considère également que la critique littéraire a trop erré dans un formalisme autophage qui ignore le contenu moral des œuvres de fictions. Son dernier ouvrage, Not for Profit : Why Democracy Needs the Humanities14, revient justement sur ce thème qui lui est cher.

En définitive, on peut dire que Nussbaum, bien qu’elle ne s’en revendique pas explicitement, a sa place dans la famille des éthicien(ne)s de la vertu.15 D’ailleurs, en "revenant à Aristote" ne suit-elle pas l’injonction d’Élisabeth Anscombe de 195816) ? En effet, pour l’éthique de la vertu, l’attention morale ne doit pas être dirigé sur l’action (comme dans le déontologisme), ni sur les conséquences de l’action (comme dans le conséquentialisme) mais bien plutôt sur l’agent. La question fondamentale s’énonce alors: "Comment un être humain doit-il vivre?".17 Or, chez Nussbaum, un être humain ne doit pas appréhender le monde de façon intellectuelle et désincarnée s’il veut atteindre à une "conscience aigüe et pleinement responsable".18 L’agent vertueux tiendra de l’amateur d’art et de l’acteur qui improvise. Il tiendra d’Aristote et des héroïnes de James. Mais pas de Monsieur Spock.

Conclusion

Devant son livre maintenant bariolé (quelques pages se sont même décollées), le jeune chercheur s’interroge. Il aime beaucoup l’idée que l’imagination et la narration sont nécessaires en éthique. Mais faut-il vraiment lire les œuvres complètes de James pour devenir une bonne personne? Ne pourrait-on pas se contenter d’une bonne série télé ? Et un mauvais livre n’a-t-il aucune vertu morale ? Comme souvent avec l’éthique de la vertu, il est aussi un peu mal à l’aise avec l’entremêlement du descriptif et du normatif. D’ailleurs, le déontologisme et le conséquentialisme sont-ils absolument incompatibles avec une épistémologie morale perceptiviste?

Quant à la réhabilitation des émotions, parvient-elle à sortir du vieux dualisme raison/passion, celui-là même que les neurosciences semblent avoir aujourd’hui dépassé19? De façon plus générale, il regrette que les analyses du recueil ne soient pas davantage informées des travaux en psychologie (morale) empirique. Ceci dit, ce regret pourra difficilement virer au reproche. Nussbaum a déjà le mérite de confronter la philosophie morale aux études classiques et à la littérature. Elle le fait même admirablement. Certes, il reste encore du pain sur la planche pour comprendre et évaluer nos délibérations morales. Mais après tout, voilà qui n’est pas forcément une mauvaise nouvelle pour le jeune chercheur.



rédacteur : Martin GIBERT, Critique à nonfiction.fr
Illustration : jcarlosn-flickr.com

Notes :
1 - En français, on pourra lire, par exemple : Jacques Bouveresse, La connaissance de l’écrivain. Agone 2008, et le numéro 13 de Raison publique (octobre 2010).
2 - L’article "La fêlure dans le cristal" du présent avait déjà été publié dans S. Laugier (ed.) Éthique, littérature, vie humaine. PUF 2006. Voir aussi, "Par delà la compassion et l’humanité" dans H.-S Afeissa et J.-B Jeangène Vilmer, Philosophie animale. Vrin 2010, "Les émotions comme jugement de valeur" dans Patricia Paperman & Ruwen Ogien (dir.), La Couleur des pensées, Paris, Éditions de l’EHESS, 1995. Et surtout, Femmes et développement humain. des femmes, 2008. Martha Nussbaum étant une auteure prolifique (actuellement plus de 20 ouvrages et des dizaines d’articles), on peut espérer d’autres traductions.
3 - p.15
4 - p.90
5 - p.92
6 - p.141
7 - p.128
8 - p.124
9 - p.397
10 - Ann Beattie, "Apprendre à tomber", dans La Maison qui brûle. Arléa, 1990.
11 - p.414
12 - p.404
13 - p.17
14 - 2010
15 - Cette famille comporte un grand nombre de femmes comme Elisabeth Anscombe, Philippa Foot, Rosalind Hursthouse ou Christine Swanton.
16 - Voir l’article d’E. Anscombe, "Modern moral Philosophy" traduit dans Klesis, numéro 9 (2008
17 - p.47
18 - p.65
19 - Voir, par exemple, A. Damasio, L’erreur de Descartes, Odile Jacob (1997).
Titre du livre : La connaissance de l'amour : Essais sur la philosophie et la littérature
Auteur : Martha C. Nussbaum
Éditeur : Cerf
Titre original : Love's knowledge : Essays on philosophy and literature
Nom du traducteur : Solange Chavel
Collection : Passages
Date de publication : 24/06/10
N° ISBN : 2204091804