Diderot et la critique d'art
[jeudi 20 décembre 2007 - 10:00]
Arts visuels
Couverture ouvrage
L'œil révolté. Les salons de Diderot.
Éditeur : Actes Sud
300 pages
Érudition et précision se mêlent dans ce travail universitaire qui livre dans une grande clarté la pensée esthétique de Diderot.

Une mine d’informations issue d’une somme universitaire
 
Cet essai brillant et passionnant est issu d’un travail universitaire de longue haleine ; il témoigne d’une très grande érudition et donne à lire dans une langue précise et claire une démonstration très intéressante. L’auteur fait d’abord le point sur l’organisation des expositions organisées au XVIIIe siècle, tous les deux ans, au Salon carré du Louvre par l’Académie royale de peinture et de sculpture, dont Diderot va commencer à rendre compte dans la Correspondance littéraire de Grimm à partir de 1759. Il insiste sur le rôle déterminant du "tapissier" choisi "pour placer et ranger les tableaux" dans le Salon carré : "Cet emploi est important" car "on peut y favoriser les uns et desservir les autres. Tous les jours ne sont pas également favorables. Tous les voisins ne sont pas également désirables. […] Ainsi le tapissier, pour peu qu’il ait de goût et malice, peut faire de cruelles niches à ses confrères."


La méthode de Diderot, la logique du supplément et le quatrième mur

Diderot travaille, de mémoire, à partir du "livret" que vendait l’Académie et auquel renvoie le numéro de chaque tableau, ce qui inscrit l’auteur dans "une logique du supplément", liée au genre épistolaire, la poétique de la lettre étant chez Diderot "conditionnée par l’absence du destinataire, la performance de la lettre venant suppléer l’absence que, dans le même temps, elle représente." Le commentaire de Diderot est lié à toutes ses expérimentations de dramaturge. Stéphane Lojkine s’appuie sur les travaux de Michael Fried et sur la notion d’"absorbement" dans La Place du spectateur, pour montrer comment Diderot réinvestit dans ses Salons ses recherches sur le théâtre. L’œil de Diderot hérite d’une conception académique de la composition, comme disposition de figures : ce que l’on voit est d’abord de la géométrie.
 

L’instant prégnant et l’invention du dispositif

Il superpose à cette géométrie une nouvelle conception, centrée sur le choix par le peintre du moment de l’histoire à représenter. Une fois la scène arrêtée au moment visuellement idéal, la peinture devient affaire de dispositif. Les réflexions de Lessing sur "l’instant prégnant" dans son Laocoon sont donc déterminantes, ainsi que la théorie du "quatrième mur", mise en place par Diderot dans ses réflexions sur le théâtre. Stéphane Lojkine explique très clairement ce qu’il entend par dispositif : "Le dispositif de la peinture tel que le conçoit Diderot est fondée sur cette tripartion fonctionnelle de l’image : dans son sujet (son histoire), le peintre sélectionne un moment (une image fixe), à partir duquel le spectateur imaginera une scène (virtuelle). Cette tripartition recoupe celle du dispositif du compte rendu […] : la composition du peintre (la réalité du tableau), procédait d’une idée (une invention, un projet), à laquelle le critique opposait une idée concurrente." L’auteur résume souvent une pensée complexe par des schémas très éclairants, et procède, pour avancer dans sa démonstration, par des commentaires remarquables d’extraits des Salons.


La critique d’art et le dialogue philosophique

En s’appuyant sur la célèbre "Promenade Vernet", dans le dernier chapitre sur "la relation esthétique", Stéphane Lojkine montre que Diderot cherche à dépasser le modèle de la scène, entré en crise, et à penser le dispositif de la représentation picturale comme le dispositif même de la pensée : "comme interlocuteur faute de mieux, l’abbé est nécessaire à Diderot, dont la pensée ne peut se déployer sans le support d’une altérité : mais c’est dans l’absence des vrais interlocuteurs, dans la solitude d’une méditation solipsiste que s’élabore la pensée dialogique."  La conclusion est éblouissante, qui s’appuie sur l’analyse de tableaux de Chardin et Boucher.


La seule ombre à un tableau magnifique

On ne peut que se réjouir devant une telle somme, qui fait appel aux manuscrits aussi bien qu’aux théories et aux sciences humaines les plus modernes. C’est sans doute pour conserver à l’ouvrage un prix très raisonnable que les reproductions, nombreuses et utiles, sont en noir et blanc. C’est la seule zone d’ombre dans ce tableau éblouissant d’intelligence et de culture qui a la bonne idée de renvoyer aux Salons de Diderot, aussi bien dans la très commode édition de Laurent Versini dans la collection "Bouquins" chez Laffont que dans l’édition savante publiée chez Hermann. Après la lecture de cet "œil révolté", c’est avec un œil informé et rendu intelligent que l’amateur retournera à l’œuvre de Diderot.



rédacteur : Anne COUDREUSE, critique à nonfiction.fr
Titre du livre : L'œil révolté. Les salons de Diderot.
Auteur : Stéphane Lojkine
Éditeur : Actes Sud