Pour réconcilier la politique européenne et les démocraties nationales
[lundi 06 décembre 2010 - 08:00]
Europe
Couverture ouvrage
La démocratie en Europe. L’Union européenne et les politiques nationales
Éditeur : La Découverte
380 pages
Dans son livre, Vivien Schmidt explore les interactions politiques entre l’UE qui concentre les compétences et les nations qui restent le cadre d’exercice de la démocratie.

Vivien Schmidt, professeur de relations internationales et d’intégration européenne à l’Université de Boston et à Sciences Po Paris, nous livre une étude éclairante sur la relation entre l’intégration européenne et l’évolution des systèmes politiques nationaux en Europe, et sur la compréhension du processus que les chercheurs appellent "européanisation". Ce type d’études comparatives est particulièrement bienvenu quand on parle d’intégration européenne. L’Europe – selon une prémisse affirmée d’emblée, et très justement, par l’auteure – est loin d’être un Etat uniforme, mais bien plutôt un "Etat-région en devenir" (concept choisi et défendu par l’auteure), une "fédération d’Etats-nations" (J. Delors) ou une "union régionale d’Etats-nations" (R. Dehousse). "Il lui manque encore – et peut-être lui manquera-t-il toujours – le contrôle central et le pouvoir de coercition voulus pour en faire un Etat néo-westphalien". Ce point de départ implique de reconnaître les diversités nationales comme des éléments constitutifs et même moteurs de l’intégration européenne, et comme une grille indispensable d’analyse.

Vivien Schmidt part du constat – qui n’est pas une découverte – que l’intégration européenne entraîne une dichotomie entre la concentration des compétences à l’échelon européen et le maintien de la vie démocratique à l’échelon national. S’opposent ainsi "les politiques sans la politique" (Europe) à "la politique sans les politiques" (Etats membres) : "l’Union européenne a pour ainsi dire dépolitisé la politique" ; c’est aussi ce qu’on appelle souvent le "déficit démocratique" de l’Europe. Une spécificité s’affirme certes dans la légitimité de la gouvernance européenne : au lieu d’être une gouvernance "du peuple et par le peuple "comme dans les démocraties nationales, elle s’affirme comme gouvernance "pour le peuple" ("ce qui intéresse les citoyens n’est pas qui résout les problèmes mais le fait qu’ils sont résolus", Romano Prodi) et "avec le peuple" (participation de la société civile à la décision, en particulier à travers le lobbying). Malgré cela, ce sont toujours les responsables nationaux qui doivent rendre des comptes face au mécontentement des citoyens, et c’est là que Vivien Schmidt analyse la diversité des situations nationales impactées par l’intégration européenne.

Pour résumer une étude subtile, approfondie, et nourrie d’exemples concrets, l’auteure montre que cet impact a été plus fort sur les "systèmes simples des Etats unitaires" (France, Royaume-Uni) que sur les "systèmes composés à structures fédérales ou régionalisées" (Allemagne, Italie). Les compromis négociés à l’échelle européenne sont plus déstabilisants pour les premiers, habitués à des gouvernements forts et à une polarisation entre majorité et opposition, que pour les seconds, habitués aux négociations complexes et aux compromis. 

Mais l’analyse est beaucoup plus nuancée que cette opposition schématique. Les gouvernements unitaires de France et du Royaume-Uni ont été plus capables d’imposer leurs préférences au niveau européen, dans une approche donnant la priorité au levier gouvernemental, mais en en faisant un usage différent : autant les dirigeants français ont toujours cherché (Nicolas Sarkozy inclus) à faire de l’UE une extension de la souveraineté nationale, et ont insisté sur le leadership de la France en Europe1

 

L’Allemagne de son côté a fortement pesé sur le cours de l’intégration européenne, mais moins par ses représentants gouvernementaux que par ses multiples relais d’influence (lobbies, représentations des Länder, parlementaires…). Elle apparaît comme le pays le plus à l’aise dans la construction européenne, et n’a pas de mal à concevoir son identité européenne comme complémentaire de son identité nationale, à la fois du fait de l’histoire (rejet de la période nazie) et de son organisation propre (culture juridique et régulatrice, structures fédérales, rôle des associations corporatistes) – même si Vivien Schmidt note que les changements provoqués par l’Europe dans le modèle économique et social allemand (craintes pour la stabilité de la monnaie, remise en cause des caisses d’épargne et des banques régionales) ne sont pas sans susciter de vraies inquiétudes, et que le sentiment national allemand est allé en se renforçant avec le temps. 

 

Quant à l’Italie, elle a globalement peu pesé sur les choix européens. Elle a surtout cherché (pour des raisons "d’orgueil national") à ne pas être marginalisée en Europe (cf. sa qualification pour l’euro) et a trouvé dans l’européanisation, du fait de ses insuffisances nationales, un gain net de capacité administrative (tout en restant lanterne rouge dans la transposition des directives…).

 

Vivien Schmidt termine son analyse par un chapitre plus théorique sur la démocratie en Europe, dans lequel elle revient sur les conceptions nationales de la démocratie et sur ce que ces différentes démocraties nationales projettent sur le fonctionnement de l’Europe (fusion identitaire et prospérité économique pour l’Allemagne ; grandeur, droits de l’homme universels et leadership pour la France ; craintes pour la souveraineté parlementaire et défense d’intérêts purement économiques pour l’Angleterre ; volonté de sauver l’Etat et la fierté nationale pour l’Italie ; de renforcer la démocratie en Espagne et en Grèce ; de préserver la justice sociale et l’identité nationale dans les pays scandinaves ; etc.). L’auteure insiste sur l’importance des discours politiques nationaux sur l’Europe, qui ne peuvent plus continuer sur le même refrain qu’après la guerre2, alors que l’Europe s’avère elle-même incapable de produire un message fort pour les citoyens.

 

Quelles conclusions pratiques tirer de ces carences démocratiques de l’Europe ? Vivien Schmidt – et c’est un aspect intéressant de son analyse – se distancie de la solution, souvent mise en avant par facilité, consistant à parachever "l’Europe politique" et "l’Europe fédérale". Au contraire, elle affirme que l’Europe doit clarifier ses objectifs et ses finalités pour être mieux comprise par les citoyens. Elle prône une implication accrue de la société civile et des citoyens à Bruxelles (pour une gouvernance "avec le peuple"). Elle accepte aussi, mais avec prudence, une politisation croissante au niveau européen (en négligeant le fait que celle-ci est déjà à l’œuvre au Parlement européen). Elle met en garde cependant contre le risque de frustration à tout miser sur cette solution, car l’Union est régie par des institutions qui parlent au nom de "l’intérêt européen" (Commission, Parlement) et fonctionne à base de compromis. C’est bien plutôt les discours nationaux que l’auteure invite à réinventer, pour "cesser de parler des choix nationaux comme si l’européanisation n’existait pas, et des choix européens comme si les préférences nationales étaient le facteur déterminant" : les dirigeants nationaux devraient ainsi faire comprendre de façon plus réaliste le système pluraliste  qu’est l’Union européenne, articulant le rôle des Etats-nations et un "Etat région en devenir". 

Pour réconcilier la légitimité démocratique nationale et la légitimité de la gouvernance européenne, certains pourront trouver la piste avancée par l’auteure un peu "bâtarde". Le mélange qu’elle préconise entre les solutions de type fédéral (recul du vote à l’unanimité) et une poursuite de l’élargissement sous forme d’ "adhésion graduelle" et d’ "intégration différenciée", risque fort de rendre l’Union plus difforme, et de généraliser la géométrie variable – même si l’auteure vante sous le nom d’ "Europe gastronomique" son choix d’ "Europe à la carte". Il existe certes déjà dans l’UE des coopérations renforcées (en particulier la zone euro) et des "opting outs" (sur la défense, Schengen, etc.). Mais la réduction du socle commun au "marché unique" et la remise en cause de l’engagement de solidarité que représente la participation au système institutionnel  -financement des politiques communes, affirmation d’intérêts communs vis-à-vis du monde- sont aussi susceptibles de miner, plutôt que de renforcer, la légitimité démocratique de l’UE et le sentiment de citoyenneté européenne.

 

Le lecteur n’est de toute façon pas obligé d’adhérer à la conclusion très personnelle de l’auteure, au demeurant beaucoup moins argumentée que l’analyse qui a précédé. On retiendra de cet ouvrage une mise en perspective, tout à fait salutaire et indispensable, des différentes perceptions nationales sur la construction européenne. On aurait certes apprécié que l’étude ne se limite pas aux quatre grands pays de l’Union, et n’ignore pas complètement les nouveaux Etats membres d’Europe centrale et orientale. On peut regretter aussi que l’auteure se borne aux institutions, et n’étende pas son analyse aux "préférences nationales" dans d’autres politiques (politique étrangère, économie et monnaie, protection sociale, etc.) et aux fondements du compromis franco-allemand. Certaines études françaises sur la diversité européenne (Thierry Chopin, Christian Lequesne, Henri Mendras, Emmanuel Todd…) auraient aussi pu trouver leur place dans cette démonstration. Tout cela n’enlève rien à la qualité et à la pertinence remarquables de ce livre, qui apporte une pierre utile à la réflexion sur la démocratie en Europe.

 

* Dans le cadre des "Rencontres européennes de Sciences Po", Vivien Schmidt viendra présenter son ouvrage La démocratie en Europe. L'Union européenne et les politiques nationales le mercredi 8 décembre 2010 de 15 heures à 16 heures à Sciences Po Paris, Grande Salle, 56, rue Jacob, 75006 Paris.

 
 


rédacteur : Maxime LEFEBVRE, Critique à nonfiction.fr
Illustration : Flickr / Motica

Notes :
1 - qui est pourtant allé en s’amenuisant), autant les dirigeants britanniques (y compris les travaillistes) n’ont pas osé aller contre l’opinion dominante dans les medias et à la droite de l’échiquier politique, et ont eu tendance à présenter l’intégration européenne comme une bureaucratisation excessive et une menace pour la souveraineté parlementaire (ce qui n’empêche pas les Britanniques d’être des maîtres du lobbying…
2 - la réconciliation, la paix, l’identité européenne pour l’Allemagne, le leadership pour la France, la méfiance pour l’Angleterre…
Titre du livre : La démocratie en Europe. L’Union européenne et les politiques nationales
Auteur : Vivien Schmidt
Éditeur : La Découverte
Nom du traducteur : Christine Young-Merllié
Collection : Recherches
Date de publication : 28/10/10
N° ISBN : 2707158216