Revenue de Bourdieu : Heinich témoigne sur son ancien maître
[lundi 10 décembre 2007 - 16:00]
Société
Couverture ouvrage
Pourquoi Bourdieu ?
Éditeur : Gallimard
188 pages
Depuis quelques années, Nathalie Heinich alterne, à un rythme remarquable, ouvrages de recherche et, de plus en plus souvent, essais. Dans le dernier de ceux-ci, elle invite le lecteur à comprendre ce qui a permis à Pierre Bourdieu de devenir un véritable "phénomène international" et nous livre tant les souvenirs que les sentiments qui la lient à son ancien maître.

Depuis quelques années, Nathalie Heinich alterne, à un rythme remarquable, ouvrages de recherche et, de plus en plus souvent, essais 1, genre dont relève clairement le présent opus. Ce livre, comme un autre en deux tomes paru récemment 2 qui relevait plus clairement de l’auto-analyse, illustre bien la tendance de plus en plus forte de l’auteur à se confier. Car en écrivant ainsi sur Bourdieu, Nathalie Heinich traite certes de celui qui fut son maître et la forma à la sociologie, se livrant à un exercice d’autant plus délicat que Pierre Bourdieu lui-même a produit sa propre socio-analyse (posthume) dans Esquisse pour une socio-analyse (Paris, Liber – Raisons d’agir, 2004). Mais l’auteur en dit long également sur elle-même, car on ne se confronte pas sans raison ni sans effet à ses plus glorieux aînés, surtout lorsque ceux-ci sont disparus. Le propos va bien au-delà du seul portrait pour faire partager des points de vue personnels, comme le traduit de façon certes anecdotique mais révélatrice la note figurant en bas de page 63 dans laquelle Nathalie Heinich met en cause les choix éditoriaux des éditions du CNRS sans lien avec les travaux de Pierre Bourdieu.

Pour autant, l’objet central de l’ouvrage consiste à rendre compte du formidable succès qu’a rencontré Pierre Bourdieu, au-delà de l’université et même au-delà du seul public cultivé ; au-delà de la France également. L’auteur invite ainsi à comprendre ce qui a permis à Pierre Bourdieu de devenir un véritable "phénomène international".

En cinq chapitres successifs intitulés "L’ordre du religieux : charisme et prophétisme" ; "L’ordre du scientifique : le triplé gagnant" ; "L’ordre du politique : le doublé générationnel" ; "L’ordre du culturel : entre art et cultures" ; "L’ordre du philosophique : critique et désenchantement", Nathalie Heinich présente les souvenirs qui la lient à Pierre Bourdieu et se livre à une analyse critique de l’homme et de son œuvre.

Concernant la personne de Pierre Bourdieu, le lecteur familier de celui-ci ou de ses proches n’apprendra sans doute qu’assez peu de choses, mais il est évidemment d’autres personnes pour qui les faits présentés constitueront un témoignage étonnant. Si, dans l’ensemble, les éléments rapportés dans l’ouvrage sont réellement convaincants, la démarche adoptée pose un problème de fond, puisque le fait qu’il s’agisse d’un essai ne doit pas justifier l’économie des méthodes les plus rigoureuses liées à l’enquête, méthodes dont l’auteur ne manque pas de souligner la nécessité (et qu’elle met en œuvre dans ses travaux de recherche). Non seulement Nathalie Heinich assume une forte subjectivité, comme lorsqu’elle insiste sur la beauté de Pierre Bourdieu, mais, plus fondamentalement, elle pose dès la première page et la quatrième de couverture que Bourdieu est fils de petits employés béarnais et elle n’hésite pas à revenir dans la brève conclusion du livre sur le destin du "petit Béarnais". Pourtant, qu’est-ce qu’un petit employé ? Cette expression fait-elle sens sociologiquement et qu’est-ce qui différencie un "petit employé" d’un "employé" ? Les personnes qui ont côtoyé Bourdieu ou même ses proches savent en effet que c’est ainsi que celui-ci aimait à se présenter. Mais cette "extraction sociale" a-t-elle fait l’objet d’une vérification et, quand bien même elle serait plus ou moins exacte, le simple fait d’être fils d’employé(s) suffit-il à caractériser l’origine sociale de Pierre Bourdieu ? Quand on connaît la capacité avec laquelle bon nombre de sociologues aiment à se prétendre d’origine sociale plus modeste qu’ils ne le sont réellement, n’hésitant parfois pas à mentir sur leur origine ou à tronquer leur trajectoire familiale dans le même but, il aurait été pour le moins souhaitable que Nathalie Heinich creuse ce point si elle entend en faire un élément explicatif de l’œuvre de Pierre Bourdieu ou même si elle entend retracer une trajectoire. De façon similaire, le lecteur aurait souhaité que le point sur les engagements politiques successifs prêtés 3 à Pierre Bourdieu comme relevant de l’évidence soit un minimum étayé.

Par ailleurs, l’ouvrage relève souvent d’une assez forte tendance à la psychologisation, comme lorsqu’est fait référence à plusieurs reprises à la "paranoïa" de Pierre Bourdieu. Pourtant, lorsque Nathalie Heinich justifie par cette affection psychologique l’insistance du sociologue sur son statut d’outsider, il aurait tout autant été possible, et en mobilisant pour cela l’analyse sociologique (pourquoi s’en priverait-on ici ?), en particulier la théorie bourdieusienne (Nathalie Heinich emprunte régulièrement à celle-ci, ce qui est de bonne guerre, pour rendre compte des prises de position de l’auteur), d’évoquer l’intérêt bien compris des nouveaux entrants dans un champ, ici intellectuel. Cette même tendance à la psychologisation apparaît également 4 à travers la référence aux travaux du psychanalyste Michel Schneider. De façon similaire, là où Pierre Bourdieu lui-même aurait parlé de dévoilement, Nathalie Heinich choisit de parler de culpabilisation 5 et elle introduit encore la notion de machiavélisme 6.

Le livre illustre donc une tendance à la psychologisation étonnante chez une sociologue, mais aussi une autre à la dénonciation (le reproche fait à Pierre Bourdieu de ne pas s’être engagé contre la guerre d’Algérie est formulé de façon assez féroce 7 ), alors que, précisément, dans ses propres travaux, Nathalie Heinich a pris de nettes distances avec cette posture dénonciatrice. On peut difficilement s’étonner que Bourdieu n’ait pas été un saint et, qu’en tant qu’homme, il ait été humain. Il faut avoir été bourdieusienne convaincue pour ressentir la nécessité de montrer cela, comme si ce fait n’allait pas de soi.

Plus baignée de culture wébérienne que durkheimienne, Nathalie Heinich va quand même vite en besogne en semblant tout d’abord 8 relier la tradition empirique, notamment la méthode statistique, en sociologie à la seule tradition américaine et en oubliant dans un premier temps d’évoquer la contribution fondamentale de Durkheim, même si elle se corrige ensuite 9. L’auteur minore encore l’influence de Durkheim 10, car c’est sans doute grâce à cet auteur que Pierre Bourdieu a compris la nécessité d’appuyer son œuvre sur l’institution académique et l’utilité de dénigrer ses concurrents en les classant hors du domaine de la vraie sociologie. À plusieurs reprises, l’ouvrage traite d’ailleurs de l’influence de Weber et de Marx sur Pierre Bourdieu, mais jamais réellement de Durkheim, ce dont on peut légitimement s’étonner.

Le procès mené contre Pierre Bourdieu est principalement à charge, puisque Nathalie Heinich cite essentiellement les détracteurs de son ancien maître et ne lui rend guère justice des possibles contributions de son œuvre (à moins de les disqualifier rapidement, notamment par des traits de caractères prêtés à l’homme).

La critique vise parfois très juste, comme lorsqu’est commentée une séquence du film La sociologie est un sport de combat dans laquelle le spectateur voit Bourdieu, entouré de ses proches collaborateurs, décider des indicateurs à retenir pour démontrer ce qui est conforme à sa propre théorie et écarter sciemment ceux qui pourraient la contredire. Toutefois, la démarche trahit également à l’occasion une certaine part de mauvaise foi, lorsque Nathalie Heinich prétend 11, en reprenant, sans même les critiquer ou seulement les moduler, des propos de Luc Ferry et Alain Renaut, selon lesquels "Le discours de Pierre Bourdieu ne peut être davantage discuté que celui d’un théologien dogmatique : on ne voit pas en effet comment l’on pourrait prouver l’inexistence de la reproduction (…)." Il existe quand même des instruments, en sociologie, qui permettent de mettre au jour la reproduction sociale, mais aussi la mobilité, et il apparaît pour le moins étonnant de prétendre le contraire. Certes, il s’agit là d’un reproche formulé par d’autres auteurs, mais est-il approprié de le mentionner sans formuler la moindre réserve s’il est manifestement injustifié et même injuste ? De même, le procès qui est fait à Bourdieu, accusé 12 d’incohérence et de ne pas aimer l’art contemporain parce qu’il a osé critiquer un artiste, est assez injuste : on peut aimer l’art contemporain sans être obligé pour autant d’aimer tout l’art contemporain, d’aimer tous les artistes.

Au final, l’ouvrage relève d’un intéressant travail de mise à distance, qui reste toutefois marqué par l’absence de distance initiale, laquelle explique sans doute les critiques qui peuvent être formulées à l’auteur. Après tout, et si l’on s’autorise également à son tour de se situer dans une perspective psychologique, peut-être n’y a-t-il pas d’amour heureux et la séparation s’accompagne-t-elle assez inévitablement d’une certaine rancœur qui peut expliquer quelques reproches parfois excessifs, comme nous pensons l’avoir montré précédemment. Il s’agit toutefois d’un document qui se lit avec facilité et plaisir et qui est, comme toujours chez Nathalie Heinich, remarquablement écrit. Si l’on peut être surpris de la forte empreinte psychologisante et, sans doute, d’une certaine injustice parfois, c’est aussi parce qu’il se situe dans le registre du sentiment que ce témoignage trouve une part de son intérêt.


* Lire aussi sur Nonfiction.fr la critique par Anne Jourdain et Sidonie Naulin du livre de Marie-Anne Lescourret Pierre Bourdieu. Vers une économie du bonheur.

*Retrouvez sur le site Biffures.org, un témoignage de l'acteur Denis Podalydès propos de Pierre Bourdieu

* Disclaimer : Nathalie Heinich est membre du comité de parrainage de nonfiction.fr



rédacteur : Alain QUEMIN, critique à nonfiction.fr

Notes :
1 - C’est également le cas de son plus récent ouvrage, Comptes rendus à Benjamin, Bourdieu, Elias, Goffman, Héritier, Latour, Panofsky, Pollak, Bruxelles, Impressions nouvelles, 2007.
2 - Nathalie Heinich, Julien Ténédos, La sociologie à l’épreuve de l’art (entretien avec Nathalie Heinich), Paris, Aux lieux d’être, 2007.
3 - p. 102
4 - pp. 89 ou 94
5 - p. 94
6 - p. 166
7 - p. 75
8 - p. 47
9 - p. 50
10 - p. 58
11 - p.163
12 - pp.166-167
Titre du livre : Pourquoi Bourdieu ?
Auteur : Nathalie Heinich
Éditeur : Gallimard
Date de publication : 12/11/20