Rokkasho-mura, la presqu’île au nucléaire japonaise
[lundi 31 mai 2010 - 00:00]

Le Japon, troisième producteur d’énergie nucléaire au monde, après les Etats-Unis et la France, a connu ces dernières années une longue série d’incidents : incendie dans le surgénérateur de Monju en 1995 ; fuite radioactive à Tôkai-mura en 1999, causant la mort de deux ouvriers et l’évacuation de centaines de personnes du village de Tôkai ; fuite de vapeur radioactive à Mihama en 2004 et mort immédiate de cinq ouvriers et enfin, le séisme de Kashiwazaki-Kariwa en 2007. Dans ce contexte, les récents déboires de l’usine de retraitement de Rokkasho-mura, construite par le français Areva sur le modèle de l’usine de La Hague, risquent fort de peser dans une opinion publique de plus en plus hostile à l’énergie nucléaire. Selon un sondage du Japan Atomic International Forum, seuls 27 % des hommes et 9 % des femmes pensent que "l’énergie nucléaire est nécessaire".

 

 

Dans un petit hameau comptant au bas mot une dizaine de fermes dont la moitié à l’abandon, au fond d’une route que n’indiquent pas les cartes de la région se dresse la "ferme des fleurs et des herbes". Et derrière cette ferme, dans un paysage froid et monotone, un immense champ de tulipes. "Quand je suis revenu vivre ici, je pensais d’abord cultiver des légumes pour les vendre. Mais j’ai vite dû comprendre que des légumes produits à Rokkasho ne se vendraient pas. Alors, parce qu’il fallait vivre, j’ai réfléchi, j’ai pensé à faire des éoliennes et de là, mon esprit a vagabondé des moulins à la Hollande, et j’ai alors décidé de faire des tulipes" raconte Madame Kikukawa en souriant. Ce petit morceau de bout du monde ne se situe pas en effet au Pays-Bas, mais au village de Rokkasho, au nord du Japon, sur la péninsule de Shimokita. Et si cette militante antinucléaire s’est refusée à cultiver des légumes ici, c’est que cette mince bande de terre de 14km, se situant entre l’océan Pacifique et la baie de Mutsu, a été choisie pour devenir "la Mecque du nucléaire" au Japon.

De l’eldorado pétro-chimique au complexe nucléaire


Le complexe nucléaire, géré par la Japan Nuclear Fuel Limited (JNFL), un conglomérat rassemblant l’ensemble du secteur de l’industrie nucléaire, regroupe sur quelques kilomètres carrés une usine d’enrichissement d’uranium, un centre de stockage des déchets radioactifs et une toute nouvelle usine de retraitement des combustibles usés, construite grâce à un transfert de technologie du groupe français Areva. Le "cycle du combustible" se retrouve comme matérialisé sur une même zone. La boucle est bouclée pourrait-on dire. Pourtant la construction de ce complexe nucléaire, d’hier à aujourd’hui, ne s’est pas faite sans accrocs.

Il a d’abord fallu convaincre la population locale du bien fondé de ce projet. Tâche ardue quand celle-ci estime s’être faite flouer deux fois. La première, c’était dans les années 1970, lorsque la "mise en valeur de la région Mutsu-Ogawara" promettait des lendemains qui chantent avec un projet de pôle pétrochimique. Certes, alors que le Japon subissait une pollution massive, semblable à la Chine de nos jours 1, des voix discordantes apparurent, et la "mise en valeur" s’accompagna de quelques expropriations violentes. Mais dans l’ensemble, les habitants de Rokkasho soutinrent ce projet car la promesse d’emplois et de revenus compte ici. Se situant à Aomori, la préfecture la plus pauvre du Japon avec Okinawa, la localité de Rokkasho fut peuplée à la fin de la guerre par des rapatriés des colonies de Sakhaline et de Mandchourie. Et malgré bien des efforts, cette terre battue par les vents et où il neige six mois par an ne rapporte guère. Alors, le maire de Rokkasho, Terashita Rikizaburo, principal opposant au projet, vit ses soutiens fondre comme neige au soleil et bon gré mal gré, les villageois acceptèrent ce projet avec l’espoir de voir leurs enfants continuer à vivre sur cette terre.

Pourtant, les années passèrent et rien ne vint. Mis à part les stocks nationaux de pétrole construits après la première crise pétrolière de 1973, aucun industriel ne voulait venir s’installer sur l’immense no man’s land créé à cet effet. L’eldorado pétrochimique s’éloignait. C’est dans ce contexte que l’idée d’une base industrielle consacrée au cycle du combustible nucléaire apparut. Certains soupçonnèrent alors que le gouvernement avait ce projet en tête depuis le début et en gardèrent un goût amer.



Le mouvement antinucléaire était au début des années 1980 en pleine expansion au Japon et une résistance au projet apparut très vite. Le 8 avril 1985, une pétition demandant la tenue d’un référendum local, rassemblant 92 796 signatures, était remise au gouverneur d’Aomori, Kitamura Masaya qui déclara "avoir entendu la parole des paysans". Mais le lendemain, la préfecture donnait officiellement son accord pour la construction du complexe nucléaire. Depuis cette date, militants antinucléaires et syndicalistes de la préfecture d’Aomori organisent chaque année la "journée antinucléaire du 9 avril" pour commémorer ce jour fatidique qui fit entrer la petite bourgade un brin arriérée dans l’ère de la haute technologie nucléaire. A la fin des années 1980, dans une période post-Tchernobyl qui marqua les esprits au Japon, ces manifestations, parfois en tracteurs, rassemblaient plusieurs milliers de personnes dans les rues d’Aomori.

Manifestation sur le trottoir

En avril 2009, lorsque nous nous rendons à Aomori, située à quelques kilomètres de Rokkasho, pour la journée antinucléaire, la manifestation rassemble un millier de personnes. Un chiffre guère ridicule dans un pays qui a perdu l’habitude de ce genre de démonstration de force, mais en deçà des 10 000 personnes qui manifestaient, vingt ans plus tôt, en 1989. Sur la place de la gare, flottent les drapeaux des organisations les plus impliquées dans la lutte antinucléaire de Rokkasho-mura. Le Syndicat des dockers Japonais (Japan Dockworkers Union, JDU), la Zenroren, les Comités ouvriers contre la guerre (hansen), le syndicat des fonctionnaires locaux (Jichirô) ainsi que des groupes pacifistes comme le Centre pour la paix de Tôkyô (Tôkyô heiwa undô sentâ) sont présents. Quelques leaders syndicaux se succèdent à la tribune pendant une demi-heure de long discours qui s’achève par l’intervention d’une militante déguisée en vache, symbole des exploitations laitières de Rokkasho-mura, et de la crainte de voir le lait contaminé par la radioactivité. Vient alors le moment le plus attendu de la journée. On sent dans la foule et surtout chez les syndiqués les plus jeunes comme une sorte d’excitation. Tout le monde se regarde, sourit et se remet en rang. Les photographes présents se placent derrière la scène et se tiennent prêts. Un syndicaliste prend alors le micro et demande à tout le monde de se tenir prêt en criant "yoshi" d’une voix rocailleuse. A ce cri, tout le monde lève le poing. Le syndicaliste énumère alors les raisons pour lesquelles ils sont présents ce jour-là puis crie "Tous ensemble ! Courage !" (danketsu ganbarô). Les manifestants crient alors trois fois "courage" (ganbarô) en soulevant le poing violemment à chaque fois. Cet instant, un classique dans toutes les manifestations au Japon, est très étonnant à voir. Alors que les manifestations japonaises se caractérisent par leur formalisme et leur  monotonie – répétition ritualisée de gestes et de discours, mise en scène ne laissant aucune spontanéité s’exprimer – cet instant constitue le seul moment où toute l’énergie et la volonté des opposants peuvent sortir et s’exprimer dans une forme socialement acceptable.

Car après avoir crié "courage" la manifestation commence dans une ambiance morbide, comme une marche funèbre où on enterrerait les espoirs déçus par plus d’une décennie d’échecs dans la lutte. Les manifestations au Japon, depuis le reflux des mouvements sociaux, se font désormais sur la moitié de la route. La manifestation de la journée antinucléaire commence sur le trottoir, en file indienne pour ainsi dire. Puis elle rejoint finalement l’avenue principale d’Aomori, Shinmachi-tôri, où elle occupe un quart de la route, les voitures doublant par la droite les manifestants. Les slogans ne sont pas chantés, mais criés, ce qui contribue à donner un air monotone à la manifestation. Seul un groupe, rejeté à la fin du cortège, donne un caractère plus festif à la manifestation. Placé autour de M. Yamauchi, président de l’organisation pacifiste Peace Land, reconnaissable à ses cheveux longs et son béret, un groupe de percussions joue de la musique. Certains sont travestis en infirmières, d’autres, plus en accord avec le thème de la journée, sont déguisés en fût radioactif ou en konbu, l’algue récoltée sur le rivage de Rokkasho-mura et dont les antinucléaires craignent également une contamination radioactive.



Parmi eux, il y a Nyanko (petit chat), un artiste de rue jouant d’un instrument traditionnel japonais. Il a commencé à s’opposer au nucléaire avec les manifestations contre les tests de la centrale d’Ikata au début des années 1980. A l’époque, "je balançais des pierres sur les flics" raconte-t-il en riant. Le reflux du mouvement antinucléaire et de tous les mouvements sociaux au Japon s’explique selon lui par une "perte de conscience de classe" 2. Voyageant régulièrement en France, pour le Festival d’Avignon, il se dit par exemple très étonné du mouvement des intermittents de l’été 2003. "Au Japon, un mouvement de cet ampleur et sur ce thème, c’est impossible", ajoute-t-il.

Un musée pour les enfants

Il y a comme un sentiment de défaite chez les antinucléaires de Rokkasho. Celui-ci s’exprime à demi-mot, mais se voit dans le regard triste de Mme Kikukawa lorsque nous évoquons l’achèvement de l’usine de retraitement. L’usine, malgré les craintes qu’elle suscite, est le premier employeur de la région. "Tous les lycéens de Rokkasho rêvent d’y travailler" reconnaît, amère, Madame Kikukawa. Beaucoup d’habitants se sont résignés.

Il faut dire que la JNFL s’est donnée les moyens de communiquer efficacement auprès de la population sur son usine. Du paysage vallonné et enneigé de Rokkasho-Mura, émerge le PR center (Public Relations Center), un musée en forme de bambou fendu, construit par l’architecte Kurokawa Kishô. Premier détail frappant : le musée est gratuit 3. La visite commence au troisième étage, où une tour panoramique permet d’apprécier le paysage. "Ici, normalement, on peut voir l’usine de retraitement" nous indique notre guide, sauf que ce jour là il y a une tempête de neige et qu’on ne voit rien du tout. S’ensuit une description du cycle du combustible sur un immense panneau où des petites usines s’éclairent de toutes les couleurs à chaque étape. Sur des écrans, les animaux mascottes du PR center expliquent gaiement le cycle du combustible. Puis vient l’attraction principale, puisque ce "musée" a tout d’un parc d’attractions. En descendant du deuxième au premier étage on peut suivre en effet toutes les étapes du retraitement. Appuyant sur un bouton, une machine vient immédiatement chercher une barre de combustible usée dans une petite piscine et la fait rentrer dans une zone invisible où les barres vont être cisaillées. On descend d’un étage et les morceaux arrivent avec grand bruit dans un tuyau transparent pour tomber dans une cuve d’acide nitrique représentée par un autocollant jaune fluo. Enfin vient le moment où l’uranium et le plutonium sont séparés, dans un festival de loupiotes rouges et vertes ressemblant plus à l’univers de Star Trek qu’à une usine de retraitement. Mais sans doute faut-il insuffler du rêve pour obtenir l’adhésion. La raison de tout cela, nous est donnée quelques minutes plus tard alors que nous remarquons dans un coin des petites tables pour enfants, avec des jouets et des peluches. Quand nous en demandons la raison à Sasaki Yoshiaki du Département des relations publiques de la JNFL, celui-ci explique que "ce musée est spécialement conçu pour les mères et leurs enfants". Les femmes - et leurs enfants, la future génération de Rokkasho-mura - sont donc l’objet d’une attention toute particulière, à la mesure de la menace qu’elles représentent pour l’industrie nucléaire. Car, à l’instar de Madame Kikukawa et comme le montre les sondages, ce sont elles qui sont le plus opposées au nucléaire.

En 2008, l’usine de retraitement, une copie de celle de La Hague, était en cours d'achèvement et devait être opérationnelle à l'automne. Elle n’est à l’heure d’aujourd’hui toujours pas entrée en fonctionnement. Pourtant, comme l’affirme à regret Madame Kikukawa, "les antinucléaires n’y sont pour rien !". En effet, c’est à cause d’une fuite de 150 litres d’un liquide hautement radioactif dans l’atelier de vitrification des déchets ultimes que le site n’ouvrira pas encore avant plusieurs mois. "Nous faisons tout pour trouver une solution le plus rapidement possible" répond laconiquement Sasaki Yoshiaki, qui n’en mène pas large. Les antinucléaires de Rokkasho, eux, se remobilisent peu à peu.



rédacteur : Mathieu GAULÈNE, Critique à nonfiction.fr
Illustration : Ferme des fleurs et des herbes, mars 2009 (DR/ MGaulène)

Notes :
1 - Lire à ce sujet Paul Jobin, Maladies industrielles et renouveau syndical au Japon, Editions de l'EHESS, 2006 ; En anglais, Margaret A. McKean, Environmental Protest and Citizen Politics in Japan, University of California Press, 1981.
2 - Sur le débat au Japon autour du concept de "nouvelle classe moyenne" (shi chûkan taishû) voir, Masaru Kaneko, "Égalité et inégalités dans la société japonaise d'après-guerre" in Jean-Marie Bouissou, Le Japon contemporain, Fayard/CERI, 2007, pp. 265-280
3 - A titre comparatif, l’entrée au Visiatome de Marcoule, dans le Gard, coûte en moyenne dix euros