Les "yeux grands ouverts" des cinéastes sur l'actualité
[vendredi 14 mai 2010 - 15:00]

L’historien des Annales Fernand Braudel expliquait que le but de l’histoire du passé était l’explication des temps présents. On pourrait en dire autant de l’art, et particulièrement du cinéma. C’est ce qu’entend montrer ce numéro de Libération paru mercredi 12 mai pour l’ouverture du festival de Cannes, et auquel vingt-sept cinéastes ont participé: chacun choisissant une photo extraite d’un film qui évoque pour lui un thème d’actualité. Alors qu’un propos analogue, sous le plume d’un historien, le rendrait coupable du péché d’anachronisme, c’est ici la liberté de l’artiste qui permet de faire fi des époques et des contextes.

Lorsque Robert Guédiguian choisit un plan de Voyage à Tokyo d’Ozu (1953), celui d’un couple de gens âgés fixant ensemble l’horizon, c’est pour aborder la délicate question des retraites, au-delà de son aspect financier. Chaque cinéaste dispose d’une petite colonne pour expliquer son choix et le réalisateur marseillais, qui connaît si bien le milieu populaire du quartier de l’Estaque, conclut ainsi sur les retraites : "Il faut partir de la façon dont les hommes vivent et meurent ici et maintenant... L’approche ne peut être qu’anthropologique; il est absurde de ne considérer que l’argent nécessaire à leur financement."

Certains réalisateurs préfèrent s’en remettre à des impressions plus générales, tel Michael Haneke qui évoque la tristesse du couple formé par Catherine Deneuve et Nino Castelnuovo dans Les parapluies de Cherbourg, "face au nombre accablant d’images d’actualité inquiétantes". Parfois, des métaphores sont explicitées de façon un peu didactique, comme lorsque Michel Audiard commente la scène-culte (avec la fameuse réplique de John Wayne "It was my steak, Valance") de L’Homme qui tua Liberty Valance (John Ford, 1962). Dans son commentaire (jouissif pour ceux qui ont en tête la scène en question, pour les autres, Audiard présente métaphoriquement la crise actuelle : le fouet représente la spéculation financière, la démocratie incarnée par James Stewart représente l’Europe de Bruxelles... et nous pauvres Européens, nous sommes le steak au cœur de ces enjeux.)

Le sort des Grecs, et par extension des Européens, est aussi au centre des choix du couple Delépine/Kervern, de Claire Denis, Christophe Honoré ou Laurent Cantet. Ce dernier fait le choix d’afficher l’intertitre de Godard, Le Mépris (1963). Ce titre, tel qu’il apparaît dans le film du cinéaste à l’honneur cette année sur la Croisette avec Film Socialisme, symbolise pour Cantet l’annonce de toutes les tragédies contemporaines.

Le choix d’Elephant Man (David Lynch, 1980), à la fois par Brigitte Roüan pour illustrer le débat sur la burqa, et par les frères Dardenne pour dénoncer un licenciement abusif chez la société de luxe Prada... peut sembler moins pertinent que celui du réalisateur brésilien Carlos Diegues, en compétition à Cannes cette année, qui a choisi Ingrid Bergman au bord du volcan Stromboli (Roberto Rosselini, 1950) pour évoquer la catastrophe imminente que symbolise aujourd’hui le volcan islandais.

Heureusement, Agnès Varda nous aide à relativiser en évoquant Pluie noire de Shohei Imamura (1989), qui montre combien ces cendres soufflées dans l’espace aérien européen sont bien inoffensives par rapport à la folie des hommes (ce film expose les conséquences des bombardements d’Hiroshima et Nagasaki).

Enfin, quelques articles annexes complètent ce dispositif. On trouve dans les premières pages de ce numéro: la présentation des scandales possibles pendant ce millésime cannois ("Nuages de polémiques autour du Festival" - il faut bien vendre du papier) ; un entretien avec Tim Burton, un peu décevant, car centré sur ses souvenirs de cinéma plus que sur son rôle de président du jury ; un article intéressant sur le format des films de Godard et Assayas, Film Socialisme et Carlos, qui seront diffusés respectivement en ligne et à la télévision ; enfin, une énième présentation sans recul de l’appel corporatiste à défendre Roman Polanski.

Après tout, s’il était question de dénoncer une machination, les journalistes de Libé auraient pu faire comme Pascale Ferran qui, pour sa "réminiscence" des trois ans de l’ère Sarkozy, a choisi la scène du bal masqué dans Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick, 1999). Elle ne commente pas le titre choisi mais le lecteur peut constater par lui-même, sur l’image, la force d’un système opaque aux règles immuables, broyant les individus.

Avec ce numéro, les cinéastes montrent qu’ils gardent les yeux grand ouverts sur l’actualité. Pour celles et ceux qui le souhaitent, ce numéro de Libération est disponible en PDF au prix habituel en ligne.

 



rédacteur : Jérôme SEGAL, Critique à nonfiction.fr
Illustration : codecandies-flickr / flickr.com