Germania sous ses meilleurs profils
[mercredi 07 avril 2010 - 10:00]
Europe
Couverture ouvrage
Allemagne, une mystérieuse voisine Portrait en vingt tableaux
Éditeur : Lignes de repères
252 pages
Une mise au point très efficace sur les richesses de l’Allemagne actuelle. 20 angles de vue réajustés pour effacer les clichés !

Combattre le cliché, ce cliché général qui donne au voisin allemand un visage figé, morne et sans couleurs : tel est l’objectif principal de l’étude que proposent Claire Demesmay, chercheur au Centre d’études des relations franco-allemandes (CERFA) de l’IFRI, et Daniéla Heimerl, journaliste et analyste à la Documentation française.

Estomper les clichés qui marquent la figure allemande, c’est pointer le doigt sur l’Allemagne qui fête, l’Allemagne qui crée, l’Allemagne qui ose : autant de facettes trop souvent oubliées par l’observateur qui se trouve de l’autre côté du Rhin, autant de composantes trop souvent dévorées, dans l’imaginaire du Français, par les monstres du IIIe Reich et de l’Holocauste. Devant la promesse de dévoiler une Allemagne plus sexy, moins ennuyante, le lecteur rêverait presque d’échapper à ce chapitre qui poursuit la nation allemande comme une ombre très (trop) noire. Mais, contre toute attente, ce sont bien les questions du lourd passé nazi qui inaugurent le document, dans une première partie intitulée « L’Allemagne se souvient ». Tromperie sur la marchandise ? Encore et toujours le même sujet, la même chanson triste ? Gardez-vous bien de refermer, sur un coup de tête, le document que vous avez entre les mains. Si les auteures s’attaquent à un sujet au visage très familier, elles le travaillent selon un angle et avec des outils qui éliminent toute impression de déjà vu. Et essuient en un chapitre les taches que tout le monde connaît pour peindre, sur 200 pages, une Allemagne colorée.


Montrer le passé pour le dépasser : point de départ inévitable pour une identité saine


L’animal (faussement) rare traqué par Demesmay et Heimerl : l’Allemagne légère et créative. Ne peut cependant être léger que celui qui a la conscience tranquille… On acceptera donc sans rechigner que, sur cinquante pages, le duo de spécialistes de l’Allemagne pointe du doigt les plus grandes fissures de l’Histoire allemande. Un exercice que l’on accepte d’autant plus facilement que les principaux intéressés, les citoyens allemands, sont les premiers à signaler leurs défauts. Et invitent à regarder. L’idée est simple : pour regagner une identité saine, la Nation allemande doit afficher une identité complète. Les fantômes doivent donc être déterrés. Non pas qu’on espère qu’ils s’évaporent. Bien au contraire, ils doivent trouver leur place dans le paysage pour qu’au bout d’un certain temps, suivant comme tout autre détail la logique de l’habitude visuelle, l’attention se focalise moins sur ces histoires d’avant et puisse passer à autre chose, sans pour autant oublier. Impossible de démolir pour reconstruire ; la seule solution est de rénover la bâtisse, en valorisant ses ruines.

Au jeu du « tout mettre à l’air, tout déballer », l’ouverture au public des archives de la Stasi est une initiative qui n’est pas passée inaperçue. En donnant la possibilité  aux millions de personnes surveillées et fichées par la police politique de la République démocratique allemande (RDA) de consulter leur dossier (il s’agit bien d’une possibilité, toute demande de consultation n’étant pas satisfaite), c’est la symbolique des bâtiments abritant les archives qui a radicalement changé : image d’une emprise inquiétante sur la société est-allemande dès 1950, ils sont aujourd’hui habillés d’une signification contraire, en étant livrés à la curiosité de ceux qui autrefois ont été dominés.

La symbolique des bâtiments est un outil essentiel dans le travail de réhabilitation qu’effectue l’Allemagne, depuis quelques années, pour elle-même. On parlera sans problème de catharsis par l’architecture : tandis que Berlin se rappelle les Juifs exterminés en offrant un espace à un champ de stèles, le Mémorial de l’Holocauste, Dresde n’oublie pas la souffrance du peuple allemand, bombardé par deux fois dans la nuit du 13 février 1945, en faisant reconstruire son église Notre-Dame. Chacun de ces deux projets architecturaux, à visée médicale, a droit à son chapitre d’analyse dans Allemagne, une mystérieuse voisine.

En revenant sur les polémiques qui ont entouré le Mémorial pour les Juifs d’Europe assassinés, inauguré en mai 2005, soit soixante ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, à Berlin, Claire Demesmay et Daniéla Heimerl livrent une série de réflexions essentielles sur l’ambiguïté des monuments de guerre. Dans le cas précis du Mémorial de Berlin, plusieurs consciences se sont ainsi offusquées de la dimension colossale de cet exercice de mémoire (19 000 mètres carré pour 2 711 stèles, dont certaines atteignent cinq mètres de haut), estimant que l’on pouvait voir là « le triomphe du crime », donc « une injure aux victimes ». D’autres détracteurs ont regretté cette « lâcheté morale » qui consiste à souligner les souffrances des victimes plutôt que la responsabilité des criminels. Pour défendre la légitimité du mémorial, plusieurs penseurs l’ont rangé sous l’étiquette de la « pratique négative du monument » qui, dans une rupture avec les mémoriaux traditionnels, évite de fondre les épisodes douloureux de l’Histoire dans l’art plastique et d’instrumentaliser, par ce geste, la mémoire. Les « monuments négatifs », ce sont ceux qui jouent la carte de l’extrêmement sobre et fuient le détournement esthétique. S’ils sont pour la plupart des « monuments invisibles », signalés par une inscription, un texte, une pancarte, mais inexistant car idéels plus que matériels 1, le Mémorial de Berlin, bien concret, rejoint la « pratique négative » en ce qu’il refuse d’interpréter l’Histoire : le lieu, démuni de toute texte de présentation, de contextualisation et d’orientation de l’œuvre, s’apparente à un rappel brut. Pas de tergiversations sur la Shoah, juste une liste de victimes. A chacun d’entreprendre son travail de réflexion.

Au chapitre d’analyse du passé, par procédé d’autopsie architecturale, peuvent succéder quatre démonstrations brillantes du dynamisme allemand : avec des séries d’exemples forts, les auteures montrent que l’Allemagne « s’affirme » (chapitre 2), « provoque » (chapitre 3), « innove » (chapitre 4) et « s’amuse » (chapitre 5).


Les forces d’un pays conscient de lui-même, précurseur, excentrique

Trois exemples doivent suffire à mettre en appétit pour les seize thèmes qui illustrent l’Allemagne dynamique de ces dernières années.

En s’attardant sur le succès télévisé « Türkisch für Anfänger » (« Le Turc pour débutants », une série diffusée par la première chaîne publique d’Allemagne ARD), les auteures entendent montrer que l’Allemagne a fait un pas de géant dans l’acceptation de la composante turque de sa société. La série, qui a remporté de nombreux prix, aborde avec un humour cinglant la vie quotidienne d’une famille issue d’un mariage germano-turc. Le rythme rapide choisi par le réalisateur Bora Dağtekin doit permettre d’accrocher un public jeune, celui qui vit la transition d’une Allemagne qui ne se reconnaissait pas comme un pays d’immigration à une Allemagne qui cherche, progressivement, les meilleures conditions d’un « vivre ensemble ». La communauté allemande, ici, enfin, s’assume.

Si ce processus d’intégration psychologique a été lent, le voisin allemand a pu se montrer très en avance sur d’autres plans. En 1987, des chercheurs de l’université d’Erlangen utilisent un nouveau système de compression du son et réussissent à coder un compact disc en temps réel : le « Low Complexity Adaptative Transform Codec » est né et va bientôt révolutionner, sous le nom de mp3, l’industrie du disque. Les Allemands n’en sont pas à leur première invention de taille (ils sont, par exemple, à l’origine du coussin gonflable de sécurité, inventé en 1971) et le rapport technologique élaboré en 2007 par le Centre pour la recherche économique européenne à Mannheim pour le ministère fédéral de la Recherche et de l’Enseignement identifie les entreprises allemandes comme étant les plus innovantes dans le contexte européen. D'autres études, anglaises, européennes ou américaines, confirment en grand nombre la force technologique allemande sur la zone Europe.

L’Allemagne qui franchit le pas avant les autres, c’est aussi celle qui, dès les années 2000, laisse jouer un anatomiste qui n'a peur de rien et qui offre à plus de six millions de visiteurs outre-Rhin (vingt millions à travers le monde) les « Mondes du corps ». Cette exposition (« Körperwelten » pour le titre original), ouverte jour et nuit dans plusieurs villes pour satisfaire la curiosité monstrueuse du public, a fait sensation en mettant en scène des personnages aussi divers que des joueurs d'échecs, des guerriers, des lanceurs de lasso ou des hommes-tiroirs, tous modelés à partir de dépouilles humaines.  A l'origine de l'exposition : le procédé de la « plastination », une trouvaille de Gunther von Hagens, né en 1945 en Allemagne de l'Est. Le chercheur a élaboré, en 1970, une technique permettant de conserver les organes « frais, propres, intacts », et ce de manière illimitée dans le temps. Près de dix ans avant que la France s'offusque, en mai 2009, des exposés anatomiques de « Our Body » (l'exposition, logée place de la Madeleine, proposait de vulgariser des « secrets » anatomiques en montrant de vrais organes, sous un angle artistique), l'Allemagne faisait preuve de mises en scène plus imaginatives, réellement décomplexées, et suscitait la réflexion de ses médecins, de ses juristes, de ses philosophes, de ses hommes d'Eglise.

L'ouverture d'esprit et la disposition à repenser les tabous semblent une habitude bien implantée dans la culture allemande. Prostitution légalisée en 2002, tentative étatique de canaliser le jeu des réseaux de prostitution en mettant en place, à l'occasion de la 18ème coupe du monde de football, des « performance boxes » et autres cabines à prostituées à proximité des stades. Quand l'Allemagne pense large, Le Monde du 26 février 2006  s'offusque d'une opération « racolage »... Et pourrait laisser facilement penser qu'à la droite du Rhin, les mentalités ont fait, plus vite, leur chemin.

Finalement, Claire Demesmay et Daniéla Hiemerl, quand elles prouvent par a plus b que l'Allemagne excentrique et dynamique existe, nous rafraîchissent la mémoire, bien plus qu'elles ne font des révélations. Les exemples de politique, de mode, de prouesses artistiques et technologiques qu'elles présentent avec clarté et précision ont, pour la plupart, eu leurs grands échos en France. L'Allemagne vivante attend sa reconnaissance bien plus que sa découverte.

A noter : la collection Lignes de repères propose une série d'études de décryptages de l'actualité, qui allient richesse informative et clarté, et combinent à chaque publication papier un dossier mis à jour régulièrement sur le site. Un projet éditorial à surveiller de près !.
 



rédacteur : Kévin PICCIAU, critique à Nonfiction
Illustration : dheuer@flickr

Notes :
1 - Citons l’œuvre de Jochen Gerz pour la lutte contre le racisme : 2 146 pierres sur lesquelles ont été gravé le nom de cimetières juifs et replacées, inscription contre terre, à leur emplacement d’origine, à savoir la place du château de Saarebruck.
Titre du livre : Allemagne, une mystérieuse voisine Portrait en vingt tableaux
Auteur : Claire Demesmay, Daniela Heimerl
Éditeur : Lignes de repères
Date de publication : 30/01/09
N° ISBN : 2915752427