Finalement, le XXIème siècle sera juif ou ne sera pas
[mardi 27 octobre 2009 - 14:00]
Histoire
Couverture ouvrage
Le Siècle juif
Éditeur : La Découverte
427 pages
Dans un livre fourmillant d’idées et d’anecdotes, mais demeurant hélas assez confus, l’auteur montre comment le cosmopolitisme peut s’identifier à une conception ouverte de la judaïté.

Les impressions sont pour le moins mitigées à la lecture de ce livre. La thèse centrale est bien sûr aussi intéressante que provocante : le XXème siècle aurait été le siècle « juif » dans la mesure où les Juifs représenteraient une modernité définie par une série d'oppositions ; ils seraient urbains, éduqués, créant sans cesse des liens entre richesse et savoir, ou encore mobiles tant sur le plan professionnel que géographique. On retrouve en somme bien des aspects de ce qui peut définir le cosmopolitisme. Aussitôt, le lecteur est en droit de se demander qui est Juif dans le sens où l'entend l'auteur, ou comment il est possible de le devenir, puisque le bandeau de l'éditeur annonce « Pourquoi nous sommes tous devenus juifs ».

Un défaut de structure

Comme nous allons le voir, la réponse de l'auteur est problématique et peut paraître insuffisante, ce qui est sans doute lié au principal défaut de ce livre, sa structure et la faiblesse de son appareil critique. Sur près de 400 pages de texte, il n'y a que trois pages d'introduction et quatre chapitres, de plus en plus longs (40, 60, 100 et 180 pages)... sans la moindre conclusion, sans bibliographie et surtout sans index. Seules quelques notes indigestes, situées avant les remerciements, permettent de tenter de retrouver les références utilisées. Ceci est d'autant plus frustrant que le livre fourmille de données et aborde, tout au long de cette histoire particulière du XXème siècle, des lieux et des époques très variés.

Le premier chapitre, « Les sandales de Mercure : Juifs et autres nomades », nous amène ainsi à étudier différentes transpositions d'une opposition structurale récurrente entre «  Apolloniens » et « Mercuriens ». Le lecteur qui ne lirait pas avec toute l'attention nécessaire le début de ce chapitre pourra être surpris par l'emploi de ces substantifs désignant d'un côté les hommes et les femmes attachés à la terre et à la tribu, et, de l'autre, ceux qui descendent du messager Hermès, capables d'échanger leurs différentes formes de capital, pour reprendre une terminologie bourdieusienne. Bien qu'étant avant tout reconnu comme historien de la Russie, l'auteur dresse ainsi un tableau bigarré des rivalités que l'on retrouve en Iran, en Chine, en Thaïlande ou encore en Arménie, entre les nomades vulnérables que sont les mercuriens et les paysans ou guerriers que sont les apolloniens. Ces termes mythologiques sont repris dans tout l'ouvrage, ce qui conduit par exemple Slezkine à décrire la situation actuelle des Juifs en Russie comme celle d'une « minorité mercurienne ultra-performante au sein d'une société foncièrement apollinienne. » (p. 384)

Cette perspective comparatiste permet à Slezkine d'introduire son propos sur la diaspora juive sans avoir véritablement pris soin de déterminer ce qui constitue le peuple juif, et l'on eût aimé que l’auteur tire partie des cinq années écoulées entre la parution de l'édition originale en anglais, et cette traduction en français, pour réagir à la publication du livre-événement de Shlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé (Fayard, 2008). En bon historien exégète de ses pairs, Sand a montré comment le peuple juif est avant tout une construction sociale et historique, résultant notamment de conversions. Ici, l'auteur explique dans son chapitre intitulé « Le nez de Swann : Juifs et autres modernes », comment les paysans sont devenus Juifs et comment les Juifs sont devenus à leur tour les citoyens d'États-nations. C'est également dans ce chapitre qu'il évoque la dimension juive du freudisme et du marxisme, ce qui assure la transition avec le troisième chapitre, plus directement consacré à la place et au rôle des Juifs dans la Révolution russe. 

Enfin, dans un (trop) long dernier chapitre, présenté sans le moindre découpage, Slezkine s'intéresse aux trois « terres promises » envisagées par les Juifs de la Zone de résidence, cette région la plus occidentale de la Russie impériale où les Juifs étaient cantonnés jusqu'à la Révolution : les grands centres urbains de l'URSS, les Etats-Unis et la Palestine ou « Terre sainte ». Pour décrire ces migrations et surtout la façon dont elles ont modifié l'identité juive, l'auteur évoque les destins des filles de Tevye le laitier, personnage central de la littérature yiddish apparaissant en 1894 sous la plume de Cholem Aleikhem (1859–1916). Parmi les filles de Tevye, Beilke épouse un homme d'affaire douteux et part pour les Etats-Unis, Chava s'enfuit avec un jeune paysan russe qui partage son amour des livres et Hodl suit un révolutionnaire jusqu'à son exil en Sibérie. Ce dernier chapitre s'intitule ainsi « Le choix de Hodl : les Juifs et leurs trois terres promises ».

Les ambiguïtés du mot « Juif »

Le terme « Juif » est employé à la fois pour décrire le peuple juif et pour qualifier les mercuriens. Toutefois, l'auteur prend soin de préciser en introduction : « Par 'Juifs', j'entends les membres des communautés juives traditionnelles (juifs par leur naissance, leur religion, leur nom, leur langue, leur profession, tout à la fois autodésignés et formellement assignés comme tels) ainsi que leurs enfants et leurs petits-enfants (quels que soient leur religion, leur nom, leur langue, leur profession, leur autodésignation et leur assignation formelle). » (p. 9) Le droit à l’auto-détermination est important, et il est ici heureusement respecté, par contre, l’inclusion systématique des enfants et petits-enfants repose implicitement sur une vision génétique du judaïsme plus que douteuse, dont le XXème siècle, justement, a montré les conséquences dramatiques qu’elle peut avoir.

L’identité juive est bien entendu au cœur de ce livre et c’est pourquoi l’inclusion dans la judaïté d’une forme de tatouage indélébile transmis de génération en génération ne peut convenir lorsque l’argument est de nature statistique. Pour décrire l’exode de la zone de résidence vers Moscou et Leningrad, l’auteur explique (p. 234) : « En 1912, la population juive de Moscou était d’environ 15 353 personnes, soit moins de 1% du total des habitants de la capitale. Aux alentours de 1926, elle avait atteint le chiffre de 131 000, soit 6,5% du total. » Outre le ridicule scientiste qu’il y a à donner de telles précisions numériques, le lecteur peut regretter qu’on ne précise pas sur quelles bases ces recensements ou estimations ont été effectuées.

Les pages consacrées à l’adaptation étonnante dont les Juifs ont fait preuve durant la période de formation de l’URSS sont plus intéressantes et plus originales. L’auteur navigue avec aisance pour éviter les deux écueils que seraient, d’une part, la caricature du juif entrepreneur proto-capitaliste et, de l’autre, la description d’une URSS « judéo-bolchévique ». Les commentaires proposés (p. 65-70) sur le livre de Werner Sombart, Les Juifs et la vie économique moderne (1911), permettent de saisir la pertinence de cette idée selon laquelle les Juifs auraient su appliquer aux activités économiques l’esprit rationaliste déjà développé et glorifié dans l’étude incessante des lois religieuses (notamment dans le Talmud). Pour l’URSS des années 1920 et 1930, Slezkine emprunte en partie les chemins de traverse de l’histoire des mentalités pour comprendre comment le sentiment national qui était étranger aux Juifs soviétiques pouvait faire d’eux des camarades exemplaires. Slezkine précise (p. 265-66) : « Aucun autre groupe ethnique n’était aussi doué pour être soviétique, et aucun autre n’était aussi enclin à abandonner son langage, ses rituels et ses zones traditionnelles d’implantation. Autrement dit, aucune autre nationalité n’était aussi mercurienne (tout pour la tête et rien pour le corps) ou aussi révolutionnaire (tout pour la jeunesse et rien pour la tradition). (…) Les Juifs étaient déjà si fortement urbanisés, si bien éduqués et si désireux de devenir cosmopolites (par le biais de la sécularisation, des mariages mixtes et  de l’assimilation linguistique) qu’en ce qui les concernait, la politique des nationalités paraissait dénuée de sens, soit contre productive (…). Les juifs semblaient être beaucoup plus soviétiques que le reste de l’Union soviétique. » La société soviétique alors en construction est ainsi décrite comme un « mélange unique d’apollinisme et de mercurianisme » (p. 272).

Surreprésentation… des surreprésentations !

L’ensemble de l’ouvrage est émaillé de statistiques qui démontrent la surreprésentation des Juifs dans différentes activités typiquement « mercuriennes ». On lit ainsi « [qu’]à Odessa, en 1887, les Juifs détenaient 35% des usines, lesquelles représentaient 57% de la totalité de la production locale ; [qu’]en 1910, 90% des exportations de blé étaient effectuées par des entreprises juives. » (p. 137) Plus loin (p. 140), que 49% des avocats d’Odessa étaient juifs (62% dans la Vienne du début du XXème siècle). Des pages entières sont encore consacrées aux statistiques dans l’éducation : « En 1939, 26,5% des Juifs avaient terminé leurs études secondaires (contre 7,8% de la population totale de l’Union soviétique et 8,1 des Russes de la Fédération de Russie) » (p. 240).

Que ce soit dans l’élite culturelle du pays, aux échecs ou dans la musique classique, les Juifs soviétiques dominaient. Slezkine y voit une confirmation de leur adéquation ontologique à occuper les fonctions mercuriennes, en négligeant parfois ce qui peut relever de facteurs historiques. Ce type de statistiques, comme la proportion de Juifs parmi les récipiendaires du Prix Nobel (22% alors que les Juifs représentent 0,2% de la population mondiale), mériteraient d’autres développements.

Le propos de l’auteur est plus original lorsqu’il s’intéresse aux opinions politiques aux Etats-Unis. Il observe (p. 371) que « pendant la première moitié des années 1960, les Juifs (qui constituaient 5%  de l’ensemble des étudiants américains) fournissaient entre 30 % et 50 % des adhérents du SDS (Students for a Democratic Society) ». On lit encore que dans un sondage national réalisé en 1970 sur les mouvements estudiantins contestataires, « 23% de tous les étudiants juifs de premier cycle se situaient à ‘l’extrême-gauche’ (contre 4% des protestants et 2% des catholiques) (…) ». Slezkine note que « le radicalisme augmentait en proportion inverse de l’orthodoxie religieuse », les étudiants les plus radicaux étant les enfants « de parents non croyants mais ethniquement juifs ». Il conclut en affirmant que les Juifs étaient « les plus cosmopolites et les plus déracinés de ces cosmopolites sans racines’ » (p. 373). Là encore, le lecteur pourra rester sur sa faim face à de telles assertions.

Des propos intéressants sur l'Etat israélien...

S’il est difficile de considérer les dix dernières pages du quatrième chapitre comme une conclusion générale de l’ouvrage, la position de l’auteur sur la situation d’Israël mérite toutefois d’être mentionnée. Le pays est décrit comme le « seul survivant actuel du nationalisme européen intégral de l’entre-deux-guerres. L’équivalent israélien de concepts devenus politiquement illégitimes, tels que ‘l'Allemagne aux Allemands’ ou la ‘Grande Serbie’ – à savoir ‘l'Etat juif’ ¬ a toujours cours en Israël comme en dehors du pays. » (p. 387). Slezkine se montre très critique lorsqu’il affirme tout de go : « Il est probable qu'aucun Etat européen ne pourrait échapper aux boycotts et aux sanctions s’il poursuivait une politique d’expansion territoriale, érigeait des murs et installait des colonies dans des zones occupées, recourait à la force létale contre des manifestants et pratiquait les démolitions de domiciles et les assassinats extrajudiciaires. Mais il est vrai qu’aucun Etat européen ne se trouve en situation de guerre permanente ; et aucun d'entre eux n'exerce un tel pouvoir de fascination sur l'imagination morale de l'Occident. » Fidèle à sa terminologie, l’historien avance une ébauche d’explication : « Hier mercuriens exemplaires dans un monde d'apolliniens, les Juifs israéliens sont aujourd'hui devenus des apolliniens exemplaires dans un monde occidental acquis au règne universel de Mercure. » (p. 390)

Achevant la lecture de cet ouvrage, on demeure frustré face à la confusion de la présentation. D’autres questions, plus en rapport avec l’actualité, émergent cependant dans une nouvelle perspective. On peut ainsi se demander comment être juif après Gaza, question à laquelle Esther Benbassa a récemment tenté de répondre dans un petit livre dont nonfiction.fr se fera très prochainement l’écho.

 

Ouvrage publié avec l'aide du Centre national du livre.

 

Suite à la parution de l'article de Jérôme Segal sur le livre de Yuri Slezkine, Le Siècle Juif, nous avons reçu un long commentaire d'Hugues Jallon, directeur éditorial aux éditions La Découverte, et de Marc Saint-Upéry, le traducteur du livre. Compte tenu du débat de fond qu'ils ouvrent, il nous a paru utile de leur donner la parole. L'auteur de l'article pourra naturellement leur répondre prochainement.

La Rédaction

 

 

Il n’est pas dans les habitudes de l’éditeur d’un livre de réagir aux recensions publiées dans la presse sur les ouvrages qu’il publie. Cependant, le long compte-rendu du Siècle juif de Yuri Slezkine paru sur le site de nonfiction.fr comporte un certain nombre d’erreurs manifestes qu’il semblait nécessaire de corriger, au plus grand profit du lecteur de nonfiction.fr qui pourrait sortir de la lecture de l’article de Jérôme Segal avec une représentation en très grande partie fausse du contenu du livre.
Le chapeau de la recension permet de prendre la mesure de la méprise : "Dans un livre fourmillant d’idées et d’anecdotes, mais demeurant hélas assez confus, l’auteur montre comment le cosmopolitisme peut s’identifier à une conception ouverte de la judaïté."
Un livre fourmillant d’ "anecdotes" ? Voilà une bien étrange manière de qualifier un livre où les textes autobiographiques de Ossip Mandelstam, les nouvelles de Isaac Babel, les poèmes de Edouard Bagritski, sont articulés de façon virtuose et convaincante à une somme d’éléments statistiques et à des documents du Politburo, du NKVD ou d’autres organismes officiels soviétiques. On peut mettre au défi quiconque de citer une seule "anecdote" de Yuri Slezkine qui n’aie rien à voir avec le développement argumentatif de chaque chapitre. Dans le même registre, il est dit ailleurs dans la recension que le livre ne comporte pas d’appareil critique, "seules quelques notes indigestes". Il y a en réalité trente pages de notes bibliographiques citant des centaines d’ouvrages et d’articles scientifiques en quatre ou cinq langues et conformes aux canons les plus stricts de la citation universitaire.
Un livre "confus" ? C’est exactement le défaut inverse qu’on peut reprocher à Yuri Slezkine et que certains lecteurs (soviétologues ou spécialistes des études juives) compétents et attentifs lui ont reproché, tout en signalant l’exceptionnelle intelligence et originalité de son travail. Le livre est peut-être même un peu trop clair, voire lumineux dans ses démonstrations, les données de fait, les statistiques historiques et les documents politiques et littéraires s’y enchaînent de façon trop bien huilée pour qu’on ne puisse pas parfois soupçonner quelque forçage de la réalité.


"L’auteur montre comment le cosmopolitisme peut s’identifier à une conception ouverte de la judaïté" ? Une simple lecture de la quatrième de couverture du livre ou de la page que lui consacre le site de Princeton University Press suffit à prouver que ce n’est pas du tout l'objet du livre. Ce que le livre de Yuri Slezkine démontre, c’est, entre autres choses : que la trajectoire historique exceptionnelle des Juifs d’Europe centrale et orientale (puis d’Amérique, puisque ce sont pour bonne part les mêmes et leurs descendants) n’est nullement liée à une "exception juive" ; que l’antisémitisme est-européen s’enracine dans des représentations anthropologiques beaucoup plus universelles et beaucoup moins énigmatiques qu’une inexplicable haine irrationnelle des Juifs en tant que Juifs ; que l’histoire de la Russie, de l’Union soviétique, du communisme et du radicalisme politique de ses intellectuels est à relire intégralement – même si pas exclusivement – à la lumière de l’histoire sociale du judaïsme est-européen ; que la construction des imaginaires nationalistes et de leur rapport à la modernité capitaliste (et socialiste) ne peut être véritablement comprise qu’en mobilisant la dialectique entre "apolliniens" et "mercuriens", concepts qui ne sont pas des catégories exprimant des formes d’ "adéquation ontologique" mais désignent des jeux de rôle sociaux mouvants et historiquement circonstanciés. Ces jeux de rôle n’expriment nullement des "essences" sociales mais reposent sur des positions structurelles "vides". Ce qui explique, comme le montre bien Yuri Slezkine, pourquoi et comment les professionnels et intelligenty allemands furent pendant toute une partie du XIXe siècle les "Juifs" de la Russie au XIXe siècle avant que les professionnels et intelligenty Juifs en deviennent les "Allemands", de même que des paysans hindous, par exemple, peuvent devenir des middlemen soudainement semblables à leur opposé structurel, les Parsis de l’Inde, une fois que ces paysans sont transplantés en Afrique de l’Est face aux natifs ougandais ou kenyans.
Le rapprochement opéré par Jérôme Segal avec le livre de Shlomo Sand n’a pour cette raison absolument aucun sens : Yuri Slezkine n’a pas besoin de "déterminer ce qui constitue le peuple juif ", ni de commenter Shlomo Sand, dont la perspective n’est pas contradictoire avec la sienne mais n’a épistémologiquement et historiographiquement strictement rien à voir. Le livre de Shlomo Sand est une réponse à la construction historico-idéologique du peuple juif, celui de Yuri Slezkine est un ouvrage d’histoire interprétative sur modernité, identité et nationalité s’appuyant sur un regard anthropologique comparatiste et sur des donnés primaires et secondaires inexplorées et/ou jamais mises en perspective ni comparées à ce jour.
Yuri Slezkine n’a pas non plus besoin qu’on lui explique – comme le fait l’auteur de la recension - que le peuple juif "est avant tout une construction sociale et historique", puisque c’est au contraire une prémisse de fond de son approche comparatiste-structurale. Ce qui intéresse avant tout l’auteur, ce sont les effets sociologiques et la combinatoire changeante des représentations engendrées par la structure d’assignation symbolique et sociale qui positionne goyim et Juifs, gadjos et gitans, thaïs et chinois, paysans latino-américains et commerçants "turcos" (syro-libanais), bref  "mercuriens" et "apolliniens", dans le champ de l’imaginaire et dans celui de la division du travail. (Au passage, vouloir donner une leçon de "constructivisme social" à un universitaire de Berkeley, où le social constructivism est la tarte à la crème des sciences sociales depuis plus de trente ans, relève quand même un peu de l’enfonçage de portes ouvertes.)
Jérôme Segal cite ce passage de l’auteur du Siècle juif : "Par “Juifs”, j'entends les membres des communautés juives traditionnelles (juifs par leur naissance, leur religion, leur nom, leur langue, leur profession, tout à la fois autodésignés et formellement assignés comme tels) ainsi que leurs enfants et leurs petits-enfants (quels que soient leur religion, leur nom, leur langue, leur profession, leur autodésignation et leur assignation formelle)." Et l’auteur de la recension écrit plus loin : "Le droit à l’auto-détermination est important, et il est ici heureusement respecté, par contre, l’inclusion systématique des enfants et petits-enfants repose implicitement sur une vision génétique du judaïsme plus que douteuse, dont le XXe siècle, justement, a montré les conséquences dramatiques qu’elle peut avoir."
Ce commentaire est passablement étrange. L’inclusion des descendants quelle que soit leur auto-désignation ou leur affiliation religieuse est parfaitement logique et nécessaire sur le plan sociologique (ce qui n’a strictement rien à voir avec la "génétique" ni avec "un tatouage indélébile transmis de génération en génération") pour comprendre la dynamique transgénérationnelle de transmission et de conversion des divers capitaux et habitus hérités au sein des trois grandes migrations analysées par Slezkine (par ordre d’importance à ses yeux : la migration interne à la Russie et à l’URSS, la migration aux Etats-Unis, la migration en Palestine). La remarque est donc un contresens aussi absurde que si l’on reprochait, par exemple, aux gens qui critiquent le népotisme (ou la nomination de Jean Sarkozy à la tête de l’EPAD) d’accorder une importance "douteuse" et suspecte à la "génétique".


Jérôme Segal a perçu qu’il y avait dans l’ouvrage – entre bien d’autres choses – de Yuri Slezkine un "argument de nature statistique". Mais curieusement, ça l’agace, et bien qu’il admette que tous ces chiffres soient utiles pour illustrer rigoureusement l'indéniable et systématique "surreprésentation" (parfaitement explicable sociologiquement, comme le démontre Slezkine) des Juifs dans un certain nombre d’activités, il écrit aussi : "Outre le ridicule scientiste qu’il y a à donner de telles précisions numériques, le lecteur peut regretter qu’on ne précise pas sur quelles bases ces recensements ou estimations ont été effectuées." On laissera le lecteur juger du "ridicule" de la chose, et on remarquera qu’ici comme partout ailleurs donne les sources documentaires et bibliographiques des chiffres qu’il cite (cf. note 16 p. 415).
Plus généralement, il semble que Jérôme Segal n’a pas compris la fonction de l’ "argument de nature statistique" dans l’ouvrage de Yuri Slezkine et son lien fondamental avec l’analyse qu’il fait des diverses facettes de l’antisémitisme. Ainsi, si les antisémites perçoivent une inquiétante "exceptionnalité" juive, leur perception s’appuie à la fois sur une vague appréhension de cette "anormalité" statistique et sur les représentations anthropologiques traditionnelles de "l’étranger interne". Le problème, c’est l’interprétation paranoïaque-conspirative qu’ils font de ce qui n’est qu’un banal phénomène lié aux mécanismes de la division du travail et aux logiques de conversion du capital social et culturel historiquement hérité.
Mais M. Segal écrit cette phrase incroyable : "Slezkine y voit [dans le succès professionnel et intellectuel disproportionné des Juifs soviétiques] une confirmation de leur adéquation ontologique à occuper les fonctions mercuriennes, en négligeant parfois ce qui peut relever de facteurs historiques."  "Adéquation ontologique" ? Tout le livre de Yuri Slezkine s’emploie systématiquement à démontrer l’inexistence de quelconques « adéquations ontologiques » de nature anhistorique, à partir d'un argumentaire de type anthropologique-structuraliste qui s'appuie sur la riche littérature comparatiste sur les diasporas et la sociologie des "middlemen minorities" développée depuis les années 1970, notamment à partir du travail pionnier d’Edna Bonacich, et dont les 59 notes bibliographiques (soit six pages et demie) du premier chapitre du livre de Yuri Slezkine, citant plusieurs dizaines d’ouvrages et d’articles canoniques, donnent un aperçu plus que substantiel.
Le Siècle juif est très certainement un ouvrage qui prête à débats et discussion – l’audace de ses hypothèses comporte aussi sûrement des faiblesses qui sont la marque des grands livres. Ces débats et ces discussions sont encore à venir. Nous espérons que cette réaction de l’éditeur pourra y contribuer.


Hugues Jallon et Marc Saint-Upéry sont respectivement l’éditeur et le traducteur du Siècle juif.
 

 

 



rédacteur : Jérôme SEGAL, Critique à nonfiction.fr
Illustration : MAMJODH / Flickr.com
Titre du livre : Le Siècle juif
Auteur : Yuri Slezkine
Éditeur : La Découverte
Titre original : The Jewish Century
Date de publication : 24/09/09
N° ISBN : 270715704X