Entretien avec Roger-Pol Droit (3) : L'universalité de la raison et la variété de ses usages
[mercredi 23 septembre 2009 - 21:00]

nonfiction.fr : Vous soulignez, dans l'introduction de l'anthologie, l'idée d'une universalité de la raison, idée présente également dans le texte de Michel Hulin, qui introduit la partie de l'anthologie consacrée à la pensée indienne, où il explique que l'on y retrouve des oppositions classiques telles que, par exemple, l'opposition réalisme/idéalisme, tout en indiquant en même temps que, dans l'approche indienne, certaines choses ne peuvent pas se recouper avec la philosophie occidentale, par exemple l'impossibilité de penser des procédures de vérité à partir de l'immanence ou encore l'idée d'une histoire de la philosophie.

Roger-Pol Droit :
Il y a une forme d'universalité de la raison, et il y a des usages et des modalités d'usage de cette raison qui sont distincts. Je crois qu'il y a bien quelque chose qui peut s'appeler philosophie pratiquement dans toutes les cultures, en tous cas dans les traditions écrites et liées à un usage réglé de l'argument, là où existent des bibliothèques et des classes de lettrés. Simplement, à l'intérieur de ces usages, on rencontre des modalités distinctes. Pour le dire de façon très simple, il n'y a qu'une seule raison humaine ; aucun être parlant ne peut se préoccuper d'un cercle carré, ne peut assumer comme sensé des énoncés contradictoires : partout, la contradiction disqualifie l'énoncé.

Il ne faut donc pas croire qu'il y aurait d'un côté des penseurs de la rationalité, logiques, et qui seraient en gros les Grecs, les Occidentaux et les philosophes, et puis, comme on nous le dit, ailleurs, des gens capables de penser des contradictions et qui engendreraient des mystiques, des poésies, des spiritualités, respectables, mais étranges et irrationnelles. 

Ce sont là des fables trop commodes. Prenons un seul exemple, celui de l'œuvre de Nagarjuna – ce philosophe bouddhiste de l'école du Milieu –, traduite en français par Guy Bugault  sous le titre de Stances du Milieu par excellence. Ce dernier fait remarquer que, dans ce texte d'une cinquantaine de pages, l'on trouve pas moins de 146 interventions du principe de non-contradiction pour disqualifier les arguments adverses. Ce grand logicien et mystique bouddhiste qu'est Nagarjuna, un des grands maîtres de la pensée de la vacuité, se tient tout à fait hors de notre horizon de recherche de vérités positives, mais il n'en a pas moins un usage constant, réglé, acéré et pugnace du principe de non-contradiction.

Si l'on admet donc qu'il n'y a qu'une seule rationalité, il faut voir qu'à l'intérieur de celle-ci existent des usages et des modalités d'usage qui définissent des modes du philosopher. Si l'on tente de réfléchir à une définition de la philosophie, il me semble que c'est toujours une activité réflexive, orientée vers la recherche logique de la vérité à propos d'une question donnée et qui met en œuvre des procédures de ratification ou d'invalidation logiques des énoncés en portant sur une classe d'objets spécifiques qui sont, soit des notions générales, soit les procédures elle-mêmes de la logique mise en œuvre, soit des règles pratiques. Je ne dis pas que cette définition recouvre de manière parfaite la totalité des possibles, mais elle me paraît suffisante pour englober l'essentiel de ce que nous appelons philosophie et le rapprocher de ce que l'on croit être de purs et simples sagesses et développements de pensée religieuse, mais qui s'inscrivent dans des traités argumentatifs, dans des œuvres proprement théoriques.À l'intérieur de cette orbe commune de la rationalité, il existe des différences d'objets, des différences de modalité mais aussi d'intention dans l'usage même de l'outil. Pour Platon et Aristote, il s'agit d'accroître le savoir ou de trouver des vérités éternelles. Avec le même outil logique et le même principe de non-contradiction, il s'agira plutôt pour Nagarjuna, en particulier, de transir le savoir, c'est-à-dire de montrer que si, par exemple, on affirme l'existence du temps, alors on se trouvera conduit à des contradictions, au même titre que si l'on affirme l'inexistence du temps. Le travail de Nagarjuna, qui est une sorte d'hyper-sceptique, si l'on veut, est de montrer qu'il n'y a pas de savoir possible ; il s'agit en quelque sorte d'écarter chacune des thèses et antithèses possibles pour ouvrir, par la mise à l'écart de chacune des positions opposées, à la vacuité. C'est donc une démarche profondément différente, avec un but distinct, même si l'outil est identique.


nonfiction.fr : L'histoire de la philosophie n'est-elle pas une spécificité de la philosophie occidentale ?

Roger-Pol Droit :
C'est effectivement une des autres différences, mais que j'exprimerais sans doute un peu différemment. Je pense à ce que, dans le Critias, un vieux prêtre  Égyptien dit à Solon, comme quoi les Grecs sont toujours des enfants, sont toujours des gens du neuf. C'est un trait spécifique de la pensée occidentale depuis les Grecs : la revendication du nouveau, la posture motrice du désir de la nouveauté, de la volonté de rupture et de l'innovation proclamée, jointe à cet autre trait qu'est la signature d'une individualité. Nous pensons spontanément les systèmes philosophiques à  la fois comme des corpus théoriques mais aussi comme l'incarnation d'un système de pensée d'un individu. Nous avons beau parler du platonisme, nous pensons toujours à Platon ; nous ne pouvons pas séparer tout à fait le cartésianisme de Descartes, ni l'Éthique de Spinoza.


nonfiction.fr :
Nous sommes très attachés à cette idée, qu'exprime à sa façon Nietzsche en affirmant qu'une œuvre philosophique n'est rien d'autre que l'autobiographie de son auteur. C'est quelque chose de prégnant dans nos modes de pensée.

Roger-Pol Droit :
Effectivement, pour nous, en dépit du caractère théorique, impersonnel, ou supposé tel, d'une œuvre philosophique, le lien à l'auteur n'est jamais rompu.

Pour un penseur indien, au contraire, par rapport à ces deux traits de la nouveauté et de l'assignation subjective, il s'agit toujours de montrer que ce qu'il dit n'est pas nouveau, de montrer que, même si à nos yeux il introduit une rupture radicale dans la manière d'envisager les questions, ce qu'il dit était déjà au commencement, était déjà écrit dans les textes originaires, qu'il ne fait que développer telle ou telle potentialité ou intuition contenue dans ces textes. Certes, on trouve en Occident bien des équivalents de cette structure de commentaire. Il y a malgré tout, en Inde, une pente, très différente de la nôtre, qui est d'affirmer que rien de ce qui est dit n'est nouveau mais est fondamentalement déjà là.

Il existe, pour consolider ce rapport à l'origine, toute une série de procédures d'effacement des signatures ou des individus. Même si on conserve souvent le nom propre d'un grand commentateur ou de quelqu'un qui a innové de façon radicale, très souvent sa biographie demeure inconnue, parfois l'auteur lui-même n'est rien d'autre qu'un mythe et surtout, à supposer que l'on sache qui il est, que l'on connaisse l'essentiel de sa vie, il se présentera toujours comme un accident inessentiel dans le développement d'une pensée qui émane des textes et de toutes façons le dépasse. C’est lié à toute une série d’autres traits qui seraient convergents, par exemple l'accent mis sur la désubjectivation en Inde là où l'Occident s'efforce de penser des processus de construction du sujet. Ces différentes traits expliquent ou en tous cas éclairent le fait qu’il y ait une prééminence de l’histoire de la philosophie d’un côté, et, en dépit de la taille et du nombre des bibliothèques, une sorte d’absence de pensée de l’historicité, en tous cas au moins en Inde, de l’autre.

En Chine, les choses, que je connais moins bien, me paraissent un peu différentes, c’est-à-dire qu’il y a une grande méticulosité de la chronologie – la pensée chinoise est une pensée des annales, sur des siècles, on sait à peu près mois par mois quand l’empereur a un rhume, mais ça n’est pas accompagné d’une pensée de l’historicité, du développement. Ce sont des cycles qui sont, comme tels, perpétuellement renaissants et clos.

Cet entretien est en cinq parties :


 



rédacteur : Bastien ENGELBACH, Secrétaire général de rédaction
Illustration : Maksim / wikimedia