La condition de la femme colonisée en carte postale
[jeudi 22 novembre 2007 - 12:00]
Histoire
Couverture ouvrage
Bons baisers des colonies
Éditeur : Alternatives
144 pages
Une étude rapide, à travers les cartes postales, de la représentation, par les Français, des femmes des pays colonisés.
La carte postale apparaît, ces dernières années, comme une source recelant de riches informations pour comprendre davantage la réalité d’une époque. Un certain nombre d’études portant sur ce type de documents ont paru, depuis le début des années 2000. De l’évolution de l’antisémitisme français au quotidien des soldats français au cours de la Première Guerre mondiale, différents thèmes et périodes de l’Histoire ont été abordés. Avec Bons baisers des colonies, Safia Belmenouar et Marc Combier ont, pour leur part, choisi de se pencher sur la représentation, par cet intermédiaire, de la femme "indigène" dans le monde colonial français, à son apogée, dans les années 1930. Historienne, Safia Belmenouar a déjà étudié de près certains pays (l’Algérie et Cuba) via leur iconographie 1. Marc Combier, photographe professionnel, est également l’auteur de Un siècle de cartes postales , paru en 2006 (aux mêmes Editions Alternatives).

Les messages rédigés par les colons au dos des cartes postales ne sont ici pas étudiés. On ne peut que le regretter. Les auteurs expliquent : "S’agissant des femmes représentées sur la carte postale, les commentaires sont rares. Quand ils existent, le ton est celui du soldat en virée : quelques mots grivois sur ces poitrines anonymement ouvertes" 2. Seuls quelques messages, écrits à côté même de l’image, parviennent finalement au lecteur. L’un d’eux voit son auteur déclarer, à propos de quatre jeunes Asiatiques photographiées : "Comme vous le voyez, ces femmes ne sont pas bien, elles me dégoûtent, encore celles-là sont bien habillées à la mode d’ici" 3. La force de l’écrit complète ainsi celle du visuel. Elle est pourtant délaissée.


La représentation de plusieurs réalités

Belmenouar et Combier souhaitent, en effet, ne faire parler que l’image. Elle seule doit nous apporter les éléments pour comprendre la perception qu’ont les colons français de ces femmes. Les commentaires sont dès lors peu nombreux. Tout juste un texte bref de présentation accompagne les trois parties qui divisent l’ouvrage, consacré aux Mauresques, aux Africaines, et aux Tonkinoises. D’autres observations accompagnent un certain nombre d’illustrations. Inutilement : en surinterprétant souvent ces dernières, les auteurs vont ainsi à l’encontre de leur idée de départ et étouffent les images au moyen d’un pathos maladroit.

La force de l’image reste cependant certaine. Les cartes postales, dont le choix résulte (peut-on les croire ?), d’après Belmenouar et Combier, du "hasard des trouvailles" 2, provoquent la réaction du lecteur avant tout parce qu’elles parlent de la réalité, ou plutôt des réalités : celle du colonialisme, celle de ces femmes prisonnières de l’Histoire, celle de leurs geôliers qui, au travers de ces cartes postales, veulent montrer à la France métropolitaine un monde qui ressemble d’abord, malgré tous leurs efforts, à un imaginaire.

"Il serait vain, dans ces cartes postales, de guetter une quelconque authenticité" 5 rétorquent les auteurs à propos des modèles. Néanmoins, par l’image donnée de ces femmes du Maghreb, d’Afrique noire ou d’Indochine, ces supports peuvent être perçus comme un moyen pour les impérialistes de justifier la colonisation. La représentation du "bon sauvage" revient ainsi avec insistance. Les Mauresques sont souvent montrées dénudées ou voilées et le Français semble avoir la mission de les amener à la civilisation occidentale, afin de les faire se comporter comme des femmes civilisées, respectant leur corps et leur dignité humaine. La représentation de deux Maghrébines sur une terrasse, entièrement cachées par leurs habits, regardant avec curiosité et envie vers la ville modernisée par les colons, abonde dans ce sens. Les femmes noires d’Afrique apparaissent, pour leur part, totalement nues, et revêtant des bijoux et autres ornements locaux prouvant la sauvagerie des colonisées. Les mêmes remarques peuvent être faites pour certaines Annamites, photographiées nues, en groupe, autour de leurs habitations vétustes, dans l’attente de leurs sauveurs.

Ces femmes sont également désignées comme prisonnières d’une condition. Une nouvelle fois, le voile des Mauresques est utilisé pour représenter cette geôle imposée par les hommes de la région. On remarque, plus concrètement, ces barreaux et ces grilles derrière lesquels ces femmes se tiennent parfois, et au travers desquels elles s’adressent à des hommes. La même image claire se retrouve lorsque l’on observe ce Tonkinois et cet Africain représentés au côté de leur épouse qui semble totalement dominée. Le colon est d’une manière générale implicitement représenté comme celui qui doit délivrer la femme « indigène » du carcan décidé par son propre peuple.


La "charge érotique"

Celle-ci apparaît pourtant, avant tout, dominée par ce même colon. Pour ce dernier, la femme indigène est avant tout un objet sexuel. En guise de représentation de cette puissance, des symboles phalliques entourent souvent les modèles. Les Africaines tiennent ainsi entre leurs mains d’imposants manchons de bois pour piler le mil, tout comme les Annamites pour décortiquer le riz. D’autres posent nues en montant sur un tronc d’arbre tandis que certaines fument une pipe. La "charge érotique" 6 dont parlent les auteurs est ici totalement affirmée. Les Mauresques exhibent leurs seins ou leur corps tout entier, souriantes comme consentantes, aguichantes, tantôt dansant, tantôt une cigarette à la bouche. Toutes ne sont néanmoins pas logées à la même enseigne dans cette expression de la débauche : là où les Tonkinoises sont représentées souvent avec distinction, afin d’exprimer l’image de la sexualité mystérieuse et délicatement sensuelle des Asiatiques, l’Africaine est volontairement exhibée comme un symbole de luxure dégradant, réifiée à outrance. Les femmes maghrébines sont quant à elles représentées jouant avec leurs voiles, que le colon aura donc percés.

Leitmotiv de l’orientalisme, le fantasme de l’homosexualité féminine de l’homme occidental est également évoqué. Deux Mauresques sont photographiées "s’adonnant à des amours interdites" 7. D’autres posent en habits traditionnels, prenant l’apparence d’un harem dont le colon serait le roi. Des Africaines se prennent dans les bras, en riant, ou se tiennent par la main. Les Tonkinoises posent lascivement en groupe jouant aux cartes ou prenant un bain de mer. Deux d’entre elles fument le kédillot (une pipe commune). La terre coloniale serait ainsi perçue par l’Occidental comme l’occasion  d’assouvir ses désirs les plus inavouables. "Les femmes n’ont pas de nom, ne sont que des "types". Le corps est une marchandise comme une autre, soumise à une exigence d’exotisme, s’échangeant entre Occidentaux et ignorée de celles et de ceux qui sont représentés" 6. Elles permettraient, du moins dans l’imaginaire de ses hommes, de braver les interdits du vieux continent et constitueraient la luxure que la société occidentale réprouve par son conservatisme et ses dogmes mais que ceux qui la font recherchent. La très grande jeunesse de certains modèles nus va sans doute dans ce sens. Le respect pour les femmes des colonies n’existe pas. S’il coûte à l’impérialiste de s’imaginer souiller son propre pays, rien ne s’oppose à lui pour penser ainsi dans des contrées peuplées de "sauvages". La colonie a donc parmi ses vocations l’expulsion de l’énergie sexuelle réprimée. "L’imagerie (…) traduit des manques de l’homme colonial qui investit le monde de sa puissance, en dialoguant avec lui-même" affirment Belmenouar et Combier. Il n’est finalement pas allé dans les colonies pour aider les autochtones, mais pour se sauver. Ou du moins essayer.

Car ces cartes postales démontrent également la défaite du colon. Celle de son rêve évanoui d’un paradis terrestre. Partir pour les colonies était, pour certains, synonyme d’une découverte d’une vie plus libre, moins sclérosée par les contraintes. L’Histoire a montré qu’il en allait bien autrement. Ces représentations, sensées montrer cet Eden, sont au final des mensonges. C’est "un jeu qui n’abuse ni le photographe ni le modèle (…) mais le destinataire. ( …) La carte postale coloniale concourt à la vulgarisation d’images auprès d’un large public métropolitain qui n’a aucune conscience de la complexité des sociétés dans lesquelles elles ont été produites". 9.

Ne reste donc que l’authenticité de ces femmes, qui fait tout l’intérêt qui doit être porté à Bons baisers des colonies.


* À lire également sur nonfiction.fr :

- La critique du livre dirigé par Jean-Pierre Rioux, Dictionnaire de la France coloniale (Flammarion), par François Quinton.
- La critique du livre de Frédéric Régent, La France et ses esclaves (Grasset), par Cécilie Champy.
- La critique du livre de Claude Liauzu, Histoire de l'anticolonialisme (Armand Colin), par Alice Billard.

rédacteur : Antoine AUBERT, Critique à nonfiction.fr

Notes :
1 - Voir notamment L’Algérie oubliée, ouvrage collectif auquel a aussi participé Marc Combier, aux éditions Acropole Belfond (2004)
2 - p. 11
3 - p. 108
4 - p. 11
5 - p.24
6 - page 11
7 - p. 43
8 - page 11
9 - pp. 12-13
Titre du livre : Bons baisers des colonies
Auteur : Safia Belmenouar, Marc Combier
Éditeur : Alternatives
Date de publication : 10/01/13