Le communisme par balles
[jeudi 30 avril 2009 - 10:00]
Histoire
Couverture ouvrage
L'ivrogne et la marchande de fleurs. Autopsie d'un meurtre de masse 1937-1938
Éditeur : Tallandier
335 pages
Ce tableau de la Grande terreur donne la mesure d’un événement trop méconnu de l’histoire soviétique.

En dépit de la banalisation de la violence depuis la révolution d’octobre, le déclenchement de la Grande Terreur à l’été 1937 marque une césure dans la trajectoire du régime soviétique. Les années 1937-1938 forment un paroxysme à part, dans une histoire pourtant peu avare en paroxysmes : 750 000 personnes exécutées  — et autant condamnées à dix ans de Goulag (200 000 y périront) —, c’est, en seize mois, plus des trois-quarts des condamnés à mort par des juridictions d’exception de toute la période qui va de la fin de la guerre civile  à la mort de Staline (1921-1953). Ce « meurtre de masse » a été longtemps un secret bien gardé. L’opération qui commence le 30 juillet 1937 est un programme gigantesque, mobilisant l’appareil du NKVD dans tout le pays, mais qui devait rester secret. Très peu d’informations filtreront jusqu’à l’ouverture des archives à partir de 1992. Les réhabilitations de survivants se feront dans la discrétion. 1

Les grandes purges des élites qui déciment le Parti de 1934 à 1938 vont fonctionner comme événement écran. Elles sont, elles, très bien documentées, puisque le régime les met en scène : les grands et petits procès sont des opérations de pédagogie politique, un « formidable mécanisme de prophylaxie sociale » (Annie Kriegel). Plus tard, les purges continueront à jouer leur rôle d’écran, rejetant dans l’ombre la Grande Terreur en accréditant l’idée que les communistes furent plus les victimes que les responsables des « crimes de Staline ». En un sens, les faits étaient connus depuis longtemps dans leurs grandes lignes, grâce à quelques témoins et au travail pionnier de Robert Conquest (La grande terreur, Paris, 1969), mais ils restaient dans l’ombre des purges, avec lesquelles on les confondait souvent.
 
Du « détail » en histoire

Mais les faits (et leur poids d’humanité) ne sont pas dans les « grandes lignes » : on pourrait dire que cette maxime commande l’œuvre de Nicolas Werth. La mise au jour des détails de l’entreprise introduit « un changement de perspective fondamental » (p. 19). On s’attendrait ici à des révélations, à des thèses inédites sur les acteurs de la Grande Terreur et le sens historique de cet épisode. Nicolas Werth s’attache plutôt à décrire, à reconstituer les détails et, en même temps, le tableau d’ensemble, de la base au sommet. Et c’est par cette modestie que ce livre est un grand livre. On y retrouve ce talent des historiens qui savent entraîner le lecteur dans les recoins des archives et des petits faits, tout en lui donnant un sens de l’ensemble. Nicolas Werth livre certes quelques hypothèses sur les origines et la signification historique de la Grande Terreur, mais il restitue d’abord l’opacité de l’événement, l’énigme qui persiste, quelles que soient nos connaissances et nos théories sur le totalitarisme soviétique. De façon significative, ces éléments d’interprétation se situent au début du livre, pas dans une conclusion consacrée à la mémoire. L’ouvrage est d’ailleurs dédié aux membres de « Mémorial », une association qui se bat en Russie pour l’ouverture des archives. La modestie de l’historien est commandée par l’idée que, dans le cas de l’histoire soviétique, la mémoire et l’histoire vont de pair. L’intelligibilité historique y est inséparable du travail de la mémoire, de la possibilité pour les ex-soviétiques de lever la chape de plomb qui pèse encore sur leur histoire, ne serait-ce que parce que l’accès des historiens aux archives, toujours restreint, est dépendant du combat des militants de la mémoire.



Secret du nazisme, secret soviétique

Le secret nazi reposait sur l’absence de document écrit, la destruction des preuves. Il fut rattrapé par la défaite et sanctionné par un opprobre universel. L’histoire du nazisme doit donc être gagnée sur l’hypermnésie de la mémoire collective et la rareté des documents. Au contraire, le secret communiste est conservé dans des documents innombrables, recouverts d’une pellicule de mensonge et de dissimulation.  Un exemple : les condamnés « en première catégorie », c’est-à-dire à mort, ne devaient pas être informés de la sentence avant l’exécution 2. En 1938, la direction du NKVD précisa par circulaire que les fonctionnaires du NKVD devaient répondre aux questions éventuelles des proches des condamnés à mort que « L’individu X a été condamné à dix ans de camp sans droit de correspondance. » Au moment de l’ouverture du Goulag après la mort de Staline, le ministère de l’Intérieur jugea « inopportun de communiquer aux familles des condamnés à mort la véritable sentence infligée car cette information contredirait nécessairement celle qui avait été délivrée à l’époque et risquerait d’introduire une grande confusion des esprits ».

Comment qualifier la « Grande Terreur » ?

Qu’on invoque, pour l’expliquer, la paranoïa du régime, la surenchère dans la brutalité de l’ingénierie sociale totalitaire, le désarroi du pouvoir face aux réactions de défense de la société ou encore les tensions structurelles qui travaillent le pouvoir stalinien, qu’on mette en avant la rationalité froide de la conception et de l’exécution ou, au contraire, la fuite en avant vers le chaos, il reste un mystère de la Grande Terreur, du seuil qualitatif que franchit la violence en juillet 1937. Il tient à l’intensité particulière et circonscrite des opérations, aussi sèchement interrompues à la fin de 1938 que méthodiquement lancées à l’été 1937. Il tient aussi à son caractère inclassable. C’est un événement limite, qui relève à la fois de l’opération policière bureaucratique et du massacre de masse, en partie incontrôlé. C’est une opération de terreur au sens classique du mot, c’est-à-dire de répression politique de groupes ou d’individus supposés hostiles ou dangereux. Mais elle s’apparente aussi par son échelle à une opération d’ « ingénierie sociale », visant à transformer la composition de la société par élimination des « éléments socialement nuisibles » ou « ethniquement suspects » qui n’ont pas leur place dans la nouvelle société socialiste. Nicolas Werth y insiste, la Grande Terreur ne doit pas être vue dans la continuité des purges mais plutôt dans celle du « Plan grandiose » de 1930-1933 qui, après la collectivisation des terres en 1929, devait exiler à l’Est les koulaks et leur famille (en même temps qu’un certains nombre de peuples suspects ou récalcitrants), afin de les « extraire » des campagnes collectivisées et de coloniser les espaces sauvages de l’Est. 2,5 millions de personnes furent ainsi déportées. Nicolas Werth a relaté, dans un livre jumeau de celui-ci, la démesure et l’échec épouvantables de cette politique de « déportation-abandon ». 3 Les déportés périssent par milliers faute de ravitaillement et d’infrastructure. Les survivants s’enfuient en masse. La colonisation est un fiasco. Le fantasme de la maîtrise totale de la société par le pouvoir, à travers la recomposition et le déplacement brutal des populations, se renverse dans la réalité en situation incontrôlable. Loin d’être une solution, les « déplacés spéciaux » deviennent un problème, qui s’ajoute à la disette de 1936 et à l’afflux de paysans dans les villes.

La Grande Terreur se prête aussi bien à une analyse « intentionnaliste » que « fonctionnaliste », pour utiliser des termes propres à l’historiographie du nazisme. 4 Le trait désormais le plus connu de la répression soviétique est la « culture du chiffre ». Les opérations sont minutieusement préparées. Des quotas par région sont établis, par catégorie de condamnation (mort ou dix ans de camp) et par catégorie de suspects. Les quotas seront très vite remplis et révisés à la hausse, mais les dépassements sont soumis à autorisation du Politburo. Les responsables régionaux du NKVD, souvent nommés peu après les purges de 1936, sont incités à respecter strictement les consignes, mais aussi à faire du zèle. Soumis à ces doubles injonctions, les agents du NKVD sont, de la base au sommet, « pris à l’hameçon », une expression courante de la période.

Le secret total n’est pas le trait le moins troublant des opérations de 1937-1938 car le propre de la Terreur est de terroriser et, pour cela, de se montrer. L’événement ne pouvait bien entendu passer inaperçu : il reçut même un sobriquet, la Iejovschina. Mais l’obsession du secret couvrit efficacement toutes les phases de l’opération, y compris dans les détails. Les exécutions devaient avoir lieu dans des lieux discrets, par exemple une cave, les corps étaient enterrés secrètement. De sorte que les gens pouvaient ne pas réaliser l’imminence de la menace, être happés par la terreur sans pouvoir donner le moindre sens à leur malheur. C’est le cas des deux infortunés qui fournissent son titre au livre : l’ivrogne qui jeta sa chopine contre un bar et brisa sans le vouloir le portrait de Kalinine un soir d’octobre 1937 ; la marchande de fleurs dans un cimetière qui, fin 1937, parla inconsidérément à des passants des « fusillés qu’on enterre la nuit ». Ni l’un ni l’autre ne semblent avoir réalisé le péril auquel les exposait leur attitude. Ils seront fusillés pour ainsi dire sans comprendre ce qui leur arrivait.

La fin de la Grande Terreur ressemble à son déroulement : mélange de rationalité bureaucratique et de surenchère délirante. Rationalité, en ce que la fin des opérations est motivée par le fait que les « sabotages » et autres désordres n’ont pas diminué, que l’ampleur des « bavures » locales commence à être connue, que Staline s’inquiète de l’emprise excessive du NKVD sur le Parti. Surenchère, car cet échec de la Grande Terreur est expliqué par un complot de Iejov et de ses complices, qui auraient sciemment épargné les vrais ennemis de l’URSS. Près de cinquante ans plus tard, Molotov affirmait encore que « 1937 était indispensable ». La Grande Terreur aurait évité une cinquième colonne pendant la guerre et les répressions n’auraient représenté qu’ « une mesure prophylactique ».


Hasard et rationalité dans le choix des victimes

« En 1937-1938, écrit sobrement Nicolas Werth, un Soviétique sur cent fut condamné et un sur deux cents fusillés » (p. 235). Qui étaient les victimes, comment étaient-elles ciblées par la répression ? La première « opération secrète de masse », dite « Opération koulak » visait à « éliminer une fois pour toutes » un ensemble d’ennemis traditionnels du régime : « ex-koulaks », « gens du passé », membres du clergé, anciens membres de partis non bolcheviques, auxquels s’ajoutent les « éléments socialement nuisibles ». Elle serait complétée par une dizaine d’opérations « nationales » : « polonaise », « allemande », « lettone », « finlandaise », « grecque », etc. Les cibles de ces opérations étaient les immigrés, les soviétiques ayant des origines ou des liens familiaux étrangers, mais aussi les habitants des régions frontalières. On voit à cette occasion se constituer un nouveau registre de l’idéologie, qui persista aussi longtemps que le régime et devint même central : l’hostilité à l’égard de l’étranger et de ceux qui ont été en contact avec l’étranger, hostilité où se mêlaient méfiance paranoïaque et franche xénophobie. On pourrait parler de la rationalité délirante de ces opérations qui combinent une procédure minutieuse et une indifférence délirante à la réalité. En Turkménie, les responsables du NKVD avaient donné l’ordre de ne jamais relâcher un individu arrêté, même si c’était par erreur. On rit malgré l’horreur à cette initiative du NKVD de Gorki qui, ne trouvant aucun « ancien prisonnier de guerre allemand resté en URSS », décida de réprimer les anciens soldats russes qui avaient été prisonniers en Allemagne pendant la Grande Guerre ! On ajoutait souvent au dossier d’un condamné un faux rapport sur l’origine de classe. Il ne s’agissait pas de bavures locales. Une étude de Mémorial montre que les statisticiens du NKVD corrigeaient les données sur la « composition sociale » des personnes arrêtées pour les mettre en conformité avec la mythologie prolétarienne. À Kiev, la liste des condamnés dans le cadre de l’opération polonaise comprend des paysans d’origine polonaise, des frontaliers, mais aussi une danseuse de l’Opéra qui avait eu une liaison avec un diplomate polonais en 1934-1935, une ex-noble russe, née à Vilnius, qui avait gardé des contacts familiaux et amicaux à l’étranger et recevait occasionnellement des petites sommes d’argent qu’elle redistribuait à des amis dans le besoin (on songe à la comtesse berlinoise interprétée par Lila Kedrova dans Le rideau déchiré d’Alfred Hitchcock, qui ne rêve que de partir à l’Ouest et se sacrifie pour sauver Paul Newman poursuivi par la STASI).

Pour une nouvelle comparaison entre nazisme et communisme


Un des points les plus débattus de la théorie du totalitarisme et de la comparaison entre nazisme et communisme est l’idée que le totalitarisme se caractérise par la désignation d’un ennemi imaginaire. Le propre de la terreur totalitaire est qu’elle n’a pas besoin d’ennemis véritables pour se déchaîner. Cette analyse correspond à l’évidence au statut de la race juive et du complot juif dans l’idéologie nazie. En revanche, le ciblage d’ennemis de classe par le communisme ne conserve-t-il pas une certaine rationalité sociologique ? On peut objecter à cet argument que les classes dans l’idéologie bolchevique sont des pseudo-classes, comme les races de la vision du monde nazie sont des pseudo-races. Le déroulement de la Grande Terreur apporte une confirmation concrète de cette vue. L’identification des koulaks et autres groupes dangereux est purement idéologique, toute la machine répressive travaille à remplacer la réalité par l’idéologie, avec ses travestissements, ses inventions, ses inversions, ses apparences procédurales destinées à masquer qu’on arrête en fait n’importe qui. De ce point de vue, l’entreprise à première vue purement factuelle de Nicolas Werth ne devrait pas manquer de faire rebondir les discussions théoriques sur le totalitarisme et cette comparaison qui fâche….
 



rédacteur : Philippe DE LARA, Critique à nonfiction.fr

Notes :
1 - Grossman a décrit dans Tout passe le vide atroce et mélancolique de ces retours silencieux, au compte goutte après 1948, massifs en 1955-1956, de ces hommes et de ces femmes disparus sans laisser de traces, oubliés parfois, et qui n’avaient pas de place dans le monde qu’ils retrouvaient, pas de récit public pour donner un sens à leur vie brisée.
2 - La deuxième catégorie valait dix ans de camp. Il n’y avait pas d’autres peines
3 - L’île aux cannibales. 1933, une déportation-abandon en Sibérie, Paris, Perrin, 2006
4 - La querelle de l’intentionnalisme et du fonctionnalisme porte sur la question de savoir si la radicalisation du régime nazi et en particulier la Shoah relève d’une décision délibérée de Hitler et des dirigeants nazis ou si elle s’explique par un processus structurel (« fonctionnel »), lié aux circonstances de la guerre et à la dynamique des institutions de persécution.
Titre du livre : L'ivrogne et la marchande de fleurs. Autopsie d'un meurtre de masse 1937-1938
Auteur : Nicolas Werth
Éditeur : Tallandier
Date de publication : 05/03/09
N° ISBN : 2847345736