Réforme de l'université : le grand gâchis
[lundi 23 février 2009 - 13:00]

L’élection présidentielle de 2007 a permis de faire un grand pas en avant : l’enseignement supérieur et la recherche sont devenus l’objet d’un consensus parmi les principaux candidats. Ils ont semblé, pour la première fois, réellement convaincus qu’il fallait à la fois mettre enfin de l’argent dans le système, afin de rattraper des décennies de sous-financement, et réformer des structures souvent obsolètes et génératrices d’inégalités. Droite, gauche et centre proposant de donner la priorité à ce dossier dans leur programme. Ce n’est qu’ensuite, sur le projet de réforme lui-même et le niveau de financement, que les divergences sont apparues, laissant présager d’un débat démocratique riche et fécond.

Une fois élu, Nicolas Sarkozy a confié à Valérie Pécresse un ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche de plein exercice (une première !) avec pour mission de mener à bien une réforme de grande ampleur. Il annonçait dans le même temps qu’il allait doter les universités et la recherche d’importants moyens nouveaux (plusieurs milliards d’euros sur cinq ans) pour assurer non seulement le rattrapage du retard pris depuis plus de vingt ans – à la fois par rapport à l’enseignement secondaire français et à la moyenne des autres pays de l’OCDE – mais encore pour faire de la France un pays capable d’entrer de plain-pied dans la désormais incontournable "société de la connaissance et de l’innovation" vantée par l’Union européenne. La loi relative aux "libertés et responsabilités des universités" (dite LRU ou loi sur l’autonomie), adoptée dès le mois d’août 2007, et le découpage en "instituts" du CNRS allaient vite fournir le cadre d’ensemble de la réforme annoncée.

Las, à peine la loi LRU est-elle entrée en application dans une vingtaine d’universités (depuis le 1er janvier 2009) que son principal projet de décret d’application, modifiant le statut des enseignants-chercheurs, est fortement contesté par une très large majorité des universitaires et avec lui l’ensemble de la loi. En moins de deux ans, ce qui était annoncé comme la réforme emblématique du quinquennat est devenue un tel repoussoir qu’on ne compte plus le nombre de celles et ceux, dans le milieu académique et au-delà, qui voudraient la voir abroger et avec elle voir enterrer l’idée même de toute réforme de l’enseignement supérieur et de la recherche ! Trois raisons principales expliquent ce formidable gâchis : une inspiration plus dogmatique que pragmatique de la réforme, sa conception d’ensemble totalement incohérente et une mise en œuvre particulièrement bâclée.

Une vision dogmatique

La première erreur du gouvernement est de s’être appuyée pour réformer sur une vision dogmatique de l’Université et de la recherche. Ce dogme repose d’abord sur l’idée que la France est désormais entrée dans la "société de la connaissance et de l’innovation". Il faut comprendre que la recherche (et accessoirement l’enseignement qui y occupe étrangement une place secondaire…) doit être intégralement mise au service de l’économie puisque seules les économies performantes, innovantes et compétitives seront gagnantes dans le gigantesque affrontement mondial.

L’interprétation contraire, selon laquelle dans cette "nouvelle société", il conviendrait plutôt de subordonner l’économie à la recherche (financement prioritaire dans le budget de l’État, généralisation de la formation par la recherche, revalorisation du rôle social des chercheurs et universitaires, etc.) n’est jamais envisagée. À ce titre, la lecture univoque du désormais célèbre classement de Shanghai est instructive ; le "mauvais classement" des universités françaises est le signe d’une insuffisance de la recherche française elle-même. Celle-ci est peu compétitive, mal organisée, trop peu évaluée, mal "gouvernée"…

Bref, les chercheurs et les universitaires français ne sont pas à la hauteur. Le fait que des universités et établissements français figurent malgré tout en bonne place dans la classement pourrait pourtant encourager une autre lecture. Celle d’une performance tout à fait honorable des universitaires et chercheurs français au regard de la faiblesse des moyens dont ils disposent en comparaison de leurs homologues étrangers. La charge de la preuve, si l’on peut dire, s’inverse : c’est grâce à eux finalement que la France fait plutôt bonne figure (5e rang des publications et 6e rang au classement de Shanghai par pays) malgré le sous-financement chronique de leurs activités (18e rang de l’OCDE pour le financement de la recherche académique…). Un peu comme si on leur reprochait de ne terminer qu’à la troisième place du 100 mètres des jeux Olympiques alors qu’ils le courent à cloche-pied !

Une réforme incohérente

La réforme proposée manque de cohérence, pour deux raisons principales. D’abord parce que commencer par l’autonomie – et encore, accordée moins aux universités qu’aux seuls présidents d’université qui règnent désormais en maîtres sur des conseils d’administration réduits au rôle de chambres d’enregistrement de leurs décisions –, c’est mettre la charrue (la gouvernance) avant les bœufs (tout le reste…). Or il y a beaucoup à faire avant que les universités puissent fonctionner correctement "seules" sous la houlette d’un "chef" tout puissant : amélioration des conditions de la vie étudiante, réforme des premiers cycles, orientation des étudiants, revalorisation et mobilité des carrières universitaires, développement du personnel administratif dans les établissements, rapprochement et redéfinition des liens entre universités, grandes écoles et organismes de recherche, etc. Ce qui suppose un effort financier considérable qui n’a pas été réalisé – au contraire, la seule suppression nette de postes d’enseignants-chercheurs cette année prouve combien l’intention de la réforme est à l’opposé de ce qui est annoncé officiellement.

Mais cette réforme manque aussi de cohérence parce que résumer l’autonomie à un pouvoir administratif concentré dans les seules mains des présidents d’université, c’est nier à la fois le principe d’indépendance des universitaires (comme on le voit nettement à l’occasion du mouvement actuel contre le décret statutaire) et la diversité du paysage universitaire (taille des établissements, spécialisation et niveau de la recherche, etc.).

Deux éléments qui garantissent l’efficacité et la légitimité des systèmes universitaires partout dans le monde. L’autonomie telle qu’elle a été conçue par le gouvernement renforce, sous le prétexte d’une "désétatisation" de l’université, un pouvoir qui bien que désormais local se résume à une pure bureaucratie dissimulée sous les traits de la responsabilité managériale. Le risque alors est de laisser reposer la politique de l’université sur la qualité personnelle de tel ou tel président – ce qui est intenable – et surtout d’ouvrir la porte, de manière plus systémique, à la dérive classique de tout pouvoir sans contrepouvoir : le despotisme. Bref, en voulant faire des présidents d’université des managers modernes, gestionnaires de ressources et acteurs de la société de la connaissance et de l’innovation – pour parler le sabir ministériel –, on a fabriqué des potentats locaux dont les moyens de satisfaire clientélisme et prébendes sont décuplés. On s’est contenté ensuite de renvoyer à leur bonne volonté et leur morale inflexible pour les empêcher d’agir à leur guise – ainsi que la "charte" annexée au décret statutaire devait le garantir ! On peut se poser la question de savoir si la seule mesure utile n’aurait pas été de rendre la lecture de Montesquieu obligatoire pour tous ces apprentis sorciers de la gouvernance.

Une mise en œuvre chaotique

Troisième erreur du gouvernement dans ce dossier : une mise en œuvre chaotique de la réforme qui aboutit à l’impasse actuelle. On peut se demander, au passage, comment se fait-il qu’un pouvoir aussi imbu du discours "d’efficacité managériale" et de "gouvernance du changement" en vienne à commettre autant d’erreurs tactiques et de bourdes de communication ?

Première bévue : la précipitation à l’été 2007 pour faire voter la loi. Il fallait aller vite au prétexte qu’il aurait été impossible sinon de la faire adopter ! Mais pourquoi une "bonne" loi serait-elle condamnée par un surcroît de concertation avec les acteurs, de débat public voire de débat parlementaire ? N’était-ce pas tout simplement parce que cette loi recelait des intentions qui n’étaient pas celles qui étaient affichées ? De quoi exactement a eu peur le gouvernement pour en venir à faire adopter une loi, considérée par lui-même comme un élément-clef de son action, au cœur de l’été, au beau milieu des vacances ? Mais qui a réellement été consulté et associé à l’élaboration de la loi ? Si ce n’est la Conférence des présidents d’universités (CPU) qui a en quelque sorte coécrit la loi tant elle apportait à ses membres la garantie d’un pouvoir inégalé jusqu’ici. Le gouvernement a certes également acheté à bon prix le principal syndicat étudiant, l’UNEF, en lui assurant que la question de la sélection – notamment à l’entrée en master – ne serait pas abordée, non plus que celle des droits d’inscription. Enfin, particulièrement mal conseillés par une UNEF désormais "satisfaite", les parlementaires socialistes n’ont pas daigné saisir le Conseil constitutionnel alors que la loi bafouait ostensiblement un principe à valeur constitutionnelle : l’indépendance des universitaires. Ils avaient sans doute mieux à faire que de défendre celle-ci.

La deuxième erreur tactique fondamentale du gouvernement a été de tenter de noyer le poisson en ouvrant plusieurs chantiers à la fois. Pour masquer la réforme sur l’autonomie en forme d’hyperprésidentialisation de l’université, le ministère a envoyé plusieurs leurres : l’amélioration de la vie étudiante (bourses, prêts, logement, santé), la réforme du premier cycle, le plan Campus ou encore la "mastérisation" de la formation des enseignants du primaire et du secondaire… La collision de toutes ces initiatives a bel et bien brouillé le paysage, permettant dans un premier temps de faire passer l’activisme ministériel pour une authentique volonté de réforme. Mais une fois la poussière retombée, chacun a pu constater que le roi était nu. L’amélioration de la vie étudiante ainsi conçue s’apparente à un cautère sur une jambe de bois : les montants des "nouvelles" bourses et le programme de construction de logements sont dérisoires au regard des besoins. La réforme du premier cycle n’est pas à la hauteur des problèmes massifs que connaissent les universités dans l’accueil et l’encadrement des étudiants en première et en deuxième années de licence. Le "plan Campus" ressemble à un marché de dupes puisque non seulement l’argent promis, et encore seulement à quelques universités sélectionnées selon une méthode contestable, pour abonder le fonds de financement immobilier – issu des quelques milliards d’euros tirés de la privatisation d’EDF – est "géré" par Bercy ; mais qu’en plus il ne sera versé qu’à l’achèvement des opérations immobilières, laissant les universités se débrouiller entre temps ! Quant à la mastérisation de la formation des "maîtres", la mesure est immédiatement apparue pour ce qu’elle est : une économie de bouts de chandelle aboutissant à la suppression d’une année de stage pratique rémunéré – considérée pourtant comme indispensable pour les nouveaux arrivants dans le métier.

Reste la troisième bourde du gouvernement, celle qui a déclenché la révolte des universitaires : la révision de leur décret statutaire. Sur ce point, les réformateurs ministériels se sont surpassés : atteinte frontale au principe d’indépendance et aux libertés universitaires, sanction d’une recherche insuffisante par augmentation du service individuel d’enseignement, évaluation des enseignants-chercheurs sur des critères obscurs et surtout, concentration des pouvoirs sur la carrière, le service et les rémunérations de chacun dans les mains du président de son université. Bref, il s’agissait visiblement dans l’esprit ministériel de transformer les universitaires en simples subordonnés de l’administration. Un comble quand on sait que ce sont les universitaires qui sont l’université. On peut se demander d’ailleurs si l’étape suivante n’aurait pu être de permettre au président de mettre en place une pointeuse à la porte de son université ! Plus sérieusement, l’idée sous-jacente de cette transformation substantielle du statut universitaire est de rendre possible la gestion par le président de la pénurie dans son établissement, en maintenant un service d’enseignement global – rendu obligatoire par la loi et fixé par avance – alors que sa "masse salariale" d’ensemble (titulaires et non titulaires) diminue ou qu’il doit arbitrer entre crédits consacrés à la recherche et à l’enseignement.

Ainsi, par exemple, dans une université généraliste, permettre à des scientifiques de faire plus de recherche (ne serait-ce que parce qu’ils sont davantage susceptibles de rapporter des financements supplémentaires à leur établissement) en allégeant leur service d’enseignement devenait possible sans ajouter un euro au budget de l’université mais en obligeant leurs collègues de lettres et sciences humaines ou de la faculté de droit (qui rapportent moins…), à faire davantage d’heures d’enseignement – le tout sans avoir à les payer en heures supplémentaires. Le tour de passe-passe, même pour un groupe aussi inattentif à ses intérêts que la communauté universitaire, était tout de même un peu gros.

D’autant que le Président de la République lui-même a finalement "lâché le morceau" en révélant le sens profond de toute l’opération par l’affichage cru de son mépris et de sa désinvolture à l’égard de toute la communauté dans son discours du 22 janvier 2009 – on ne mentionnera d’ailleurs ici qu’en passant le ton sur lequel a été prononcé de discours, d’une vulgarité confondante, indigne en tout cas d’un chef d’Etat s’exprimant dans une occasion officielle voire solennelle. Pis, il a montré que non seulement il ne comprenait rien à la vocation spécifique de l’université mais qu’il dédaignait l’idée même de recherche au profit d’une vision simpliste et triviale de ce qu’il nomme "l’innovation". En traitant tour à tour les universitaires et les chercheurs de conservateurs désireux de garder un mauvais système, de quémandeurs de deniers publics incapables de gérer correctement leur utilisation, de fonctionnaires refusant l’évaluation, incapables d’affronter la concurrence internationale…, il a réussi la performance de faire se lever contre lui, son gouvernement et la réforme, le plus important mouvement social que ce milieu ait jamais connu, jetant dans la rue et dans la grève, ensemble, l’extrême-gauche la plus radicale et la droite la plus conservatrice ! La crispation ministérielle qui s’en est suivie depuis n’a rien arrangé jusqu’à ce que le gouvernement soit contraint par ce mouvement d’ampleur inédite, bientôt rejoint par les étudiants et les autres personnels de l’université, de reculer. Pour le moment, même si le mot "retrait" n’a pas été explicitement prononcé, la "chose" est faite puisque le projet de décret a été retiré du Conseil d'Etat et qu'il va entièrement être revu. Une "médiatrice" et des députés UMP ont repris l’affaire en main. Ils encadrent désormais une ministre qui refuse toujours d’admettre qu’elle a reculé alors qu’elle a le dos au mur depuis un moment déjà.

C’est bel et bien, évidemment, Nicolas Sarkozy qui porte la responsabilité pleine et entière de ce fiasco. Que la ministre l’ait suivi ou subi importe peu ; elle est restée malgré tout et continue de défendre "sa" réforme. L’important n’est pas là. Le problème principal que soulève ce gâchis est celui de son impact sur l’idée même de réforme de l’enseignement supérieur et de la recherche. Les acquis, laborieux, de la dernière campagne présidentielle, sont désormais à terre ; et on entend déjà le murmure de revendications futures dans le sens d’une simple augmentation des moyens sans réforme du système. Ceux qui voudront continuer de défendre qu’il faut les deux à la fois, en même temps, seront immédiatement renvoyés aux fausses promesses et aux manipulations sarkozystes. On ne les écoutera plus dire qu’il est possible de faire les choses autrement, dans l’ordre des urgences et selon une vision d’ensemble cohérente, en concertation avec tous les acteurs et devant les citoyens. Et le faire en s’appuyant sur les valeurs mêmes de l’université et de la recherche, en prenant le temps nécessaire à la mise en place non d’un système idéal certes mais simplement vivable pour tous ses acteurs et dont le pays tout entier pourrait enfin être fier.
 

À lire également sur nonfiction.fr :

Évaluer les revues, classer les chercheurs?, par Camille Renard



rédacteur : Laurent BOUVET, Professeur de science politique
Illustration : Flickr.com / Feuillu