Analyse d'une conception de la justice : abolir le hasard
[mercredi 18 février 2009 - 05:00]
Philosophie
Couverture ouvrage
Abolir le hasard ? Responsabilité individuelle et justice sociale
Éditeur : Vrin
384 pages
Selon Jean-Fabien Spitz  l’exigence égalitaire doit être fondée indépendamment de la responsabilité.

L’État-providence est fréquemment accusé de ne pas suffisamment prendre en compte la responsabilité individuelle dans l’exercice de la redistribution. Si l’on redistribue sans tenir compte des choix qu’ont faits les individus, n’en vient-on pas à prendre aux plus travailleurs pour distribuer à des individus qui auraient fait le choix d’activités moins rémunératrices ? Les revendications égalitaristes seraient immorales parce qu’elles ne tiennent pas compte des choix des individus. Par ailleurs, elles seraient incohérentes quand elles accordent aux choix une valeur – quand elles affirment que l’égalité est souhaitable parce qu’elle est essentielle à la capacité à faire des choix — qu’elles leur dénient en n’en tenant pas compte des choix dans la redistribution.

Dans Abolir le hasard ? Responsabilité individuelle et justice sociale, Jean-Fabien Spitz expose les tentatives entreprises depuis une vingtaine d’années au sein de la philosophie anglo-saxonne pour introduire dans la théorie égalitariste de la justice une notion forte de responsabilité, pour répondre à cette accusation.

Ces tentatives se sont notamment développées en réponse à des critiques adressées à la Théorie de la justice publiée en 1971 par John Rawls. En effet, Théorie de la justice ne fait pas appel à la notion de responsabilité individuelle : le "principe de différence", qui veut que l’on maximise les ressources des membres les plus défavorisés de la société, ne requiert pas que l’on examine les choix des individus qui pourraient expliquer leur situation. Les principes de justice sont déterminés derrière un "voile d’ignorance" et la notion de responsabilité n’intervient pas dans ces questions.
 
On a reproché à cette conception de la justice d’ignorer les choix des individus, et par là de les dévaloriser, alors qu’au contraire il faudrait tenir compte de ces choix pour créer une société juste. Selon cette autre conception de la justice, on doit redistribuer les ressources aux individus de manière à ce que chacun reçoive des ressources en fonction de ses choix et pas en fonction d’événements en dehors de son pouvoir. Exercer la justice consisterait donc à abolir les effets du hasard.

Jean-Fabien Spitz critique résolument cette conception de la justice comprise comme l’abolition des effets du hasard, en avançant non pas des arguments de sociologie empirique, tels qu’ils sont parfois avancés dans le débat politique, mais à l’aide de ce qui est propre à l’argumentation en philosophie politique, c’est-à-dire à l’aide d’arguments analytiques. Son livre est avant tout une exposition des théories qu’il reconstruit précisément en même temps qu’il en éprouve la validité.

Jean-Fabien Spitz présente l’intuition qui justifie la démarche des auteurs qu’il critique : faire abstraction de la responsabilité individuelle au moment même où l’on cherche à garantir les libertés de la personne peut sembler choquant.



Il expose d’abord la théorie élaborée par Ronald Dworkin dans les années 1980 comme une première tentative pour réconcilier l’exigence égalitaire et l’exigence de responsabilité individuelle. Selon Dworkin, cette réconciliation n’est possible que grâce à la notion d’égalité des ressources, conçue par opposition avec l’égalité de bien-être. Le raisonnement de Dworkin s’appuie sur la distinction entre contexte et personne. La personne désigne ce à quoi nous nous identifions, et le contexte la situation contingente dans laquelle nous nous trouvons, à laquelle nous ne nous identifions pas.1 Un système juste visera à l’égalisation des ressources, c’est-à-dire à l’égalisation des contextes dans lesquels se trouvent les personnes, et non à l’égalisation des personnes : ainsi, les effets des actions dont je suis responsable me seront imputés.

L’égalité des ressources telle que la définit Dworkin est bien une forme d’abolition des effets du hasard : il s’agit d’assurer ex ante les individus contre les effets du hasard, et de leur laisser porter la responsabilité de leurs choix. Dans l’ignorance des conditions contingentes dans lesquelles ils auront à réaliser leurs projets, les individus choisiront d’égaliser celles-ci, c’est-à-dire d’égaliser les contextes, à travers une assurance qui peut être traduite en mesures fiscales.2

À un niveau plus fondamental, Dworkin affirme qu’éthique et justice sont des notions inséparables. Selon lui, il est impossible de répondre de manière "compétente3» aux défis qui font la vie éthique si on ne dispose pas d’une part juste des ressources. Par conséquent, la justice est une condition de possibilité de la vie bonne et la réconciliation de l’exigence égalitaire avec l’exigence de responsabilité est indispensable.

Spitz expose ensuite la théorie des luck egalitarians qui critiquent la notion d’égalité des ressources. L’idée essentielle du luck egalitarianism4 est que "la société est juste si et seulement si les situations respectives des individus les uns par rapport aux autres ne sont pas affectées par le hasard.5" Les luck egalitarians rejettent l’égalité de ressources au profit de l’égalité de bien-être parce que le hasard n’affecte pas seulement les ressources dont on dispose mais aussi la capacité qu’a chacun de transformer les ressources en bien-être. Pour cette raison, l’égalisation qu’ils préconisent est l’égalisation des conditions ex post, c’est-à-dire une fois le hasard advenu.



Ce qui est commun à ces deux théories est qu’elles fondent la justice sur la distinction entre ce que les individus choisissent et la situation sociale dans laquelle ils se trouvent. Jean-Fabien Spitz présente dans la deuxième partie de Abolir le hasard ? plusieurs éléments d’une critique radicale de la distinction entre choix et hasard.

Tout d’abord, cette distinction est pratiquement impossible à déterminer. Elle requiert des informations infinies sur les actions et les motivations des actions des agents. Elle se heurte en outre à un obstacle métaphysique insurmontable, si l’on adopte la position compatibiliste6 selon laquelle la différence entre les actions que nous choisissons et celles qui sont le fruit du hasard est une différence de degré et non pas de nature. Il est impossible alors de séparer les actions choisies des actions qui seraient l’effet des causes, pour compenser les unes mais pas les autres. Enfin, il est impossible de trouver un contrefactuel qui permettrait de déterminer la compensation, c’est-à-dire d’établir ce que seraient nos choix dans un monde où le hasard n’exercerait pas d’effets. Nous pouvons certainement affirmer que dans un monde où le hasard n’interviendrait pas nos choix seraient différents, mais nous ne pouvons pas dire en quoi ils seraient différents. Il est donc impossible de fonder une juste répartition sur nos choix, car d’une part il est impossible de distinguer systématiquement ce qui est un choix de ce qui est purement hors de notre contrôle, et d’autre part il est impossible de savoir ce que seraient nos choix dans un monde où le hasard n’interviendrait pas.

La position de Jean-Fabien Spitz est claire et radicale : il est impossible de construire une notion de responsabilité individuelle cohérente pour les questions de justice sociale indépendamment d’un régime de justice. "La responsabilité est elle-même une notion sociale7." La responsabilité n’est pas préinstitutionnelle, bien au contraire cela n’a un sens de parler de responsabilité qu’en rapport avec des institutions. "[Il] est absurde de demander de quoi nous sommes responsables en tant que personnes séparées et cette approche doit être abandonnée au profit d’une interrogation sur la manière de construire équitablement la règle qui attribue aux individus les conséquences de certaines de leurs actions7" : cette règle "répartit les conséquences des actions individuelles entre celles dont les auteurs doivent personnellement assumer les conséquences et celles dont, au contraire, ils n’ont pas à assumer les conséquences9".



Comme dans la théorie de la justice comme équité de John Rawls, les critères de justice n’ont pas à être établis en fonction de la responsabilité individuelle ; ils doivent avoir une validité indépendante. Si l’on fait dépendre la justice de l’abolition du hasard, on confond contingent et illégitime, et on postule que le hasard ne peut pas engendrer d’égalité. Pour éviter ces paralogismes et ceux qui découlent de la distinction entre choix et hasard, il faut utiliser un critère indépendant pour déterminer ce qui est juste. "Ce qui est contestable, ce n’est donc pas que la répartition soit due au hasard mais le fait que la répartition soit injuste et elle n’est pas injuste parce qu’elle est due au hasard : elle l’est parce qu’elle ne satisfait pas à un principe qui serait accepté par tous derrière le voile d’ignorance.10" La théorie rawlsienne fournit des exemples de principes de justice dont la validité est indépendante. Ainsi, selon cette théorie, on acceptera les inégalités si et seulement si elles sont à l’avantage mutuel.

Les travaux précédents de Spitz suggèrent une autre justification indépendante du principe d’égalité. L’égalité n’est pas avant tout l’égale distribution des ressources, comme le modèle libéral porte à le croire, elle est une relation des hommes entre eux. L’égalité doit être recherchée parce qu’elle permet la non-domination.11 Cette justification issue de la tradition républicaine est une alternative à la justification libérale de la recherche de l’égalité.12 Aucune de ces deux théories ne prend appui sur une notion préinstitutionnelle de la responsabilité pour établir les principes de justice. C’est un critère indépendant qui permet la distinction entre système institutionnel juste et système institutionnel injuste. Cette indépendance permet de maintenir la distinction entre avoir le droit à quelque chose et mériter quelque chose : "La notion de mérite ne s’épuise pas dans celle de droit.13"

Jean-Fabien Spitz reprend donc dans ce livre sa conception de l’idée égalitaire, et le lien de cette idée avec la liberté : "l’idée égalitaire n’est pas destinée à faire porter à chacun les conséquences de ses choix. Tout au contraire elle est destinée à faire en sorte que les individus demeurent égaux malgré la différence de leurs choix.14" L’exigence égalitaire doit être fondée indépendamment de la responsabilité. La responsabilité individuelle n’est pas un concept pertinent pour la justice distributive, par opposition à la justice rétributive, qui attribue les châtiments et les récompenses. Pour ce qui concerne la justice distributive, la responsabilité est une notion sociale et institutionnelle.

Ouvrage publié avec l'aide du Centre national du livre
 



rédacteur : Hélène VUILLERMET, Critique à nonfiction
Illustration : prodigaldog / flickr.com

Notes :
1 - La distinction que propose Dworkin entre contexte et personne est cependant poreuse et extrêmement contestable ; ainsi, nous nous identifions à notre apparence physique ou à notre nationalité, sans les avoir choisies. Cf. Abolir le hasard ?, p. 267
2 - p. 63
3 - p. 99
4 - La notion d’égalité des chances est plus vague en français et correspond aussi à l’idée d’égalisation des ressources ex ante. Le luck egalitarianism désigne une théorie élaborée dans les vingt dernières années, notamment par Richard Arneson, John Roemer et Gerald A. Cohen autour de l’idée que la justice consiste dans l’abolition des effets du hasard.
5 - p. 115
6 - Cette position affirme la compatibilité entre la détermination par une cause et la liberté.
7 - p. 19
8 - p. 19
9 - p. 11
10 - p. 221. C’est Spitz qui souligne.
11 - p. 243
12 - Pour en savoir plus sur le républicanisme, voir l’article de la Stanford Encyclopedia of Philosophy
13 - p. 16
14 - p. 249
Titre du livre : Abolir le hasard ? Responsabilité individuelle et justice sociale
Auteur : Jean-Fabien Spitz
Éditeur : Vrin
Collection : Philosophie concrète
Date de publication : 12/11/09
N° ISBN : 271162160X