Journal d'une fille pas du tout perdue
[mercredi 26 novembre 2008 - 10:00]
Cinéma
Couverture ouvrage
Loulou à Hollywood, Mémoires
Éditeur : Tallandier
187 pages
L'autobiographie de "Loulou" est un essai fouillé sur le Hollywood des années 1920 et sur l'acteur de cinéma.

Cette autobiographie de Louise Brooks1 est un recueil de textes publiés au fil des années dans des revues de cinéma américaines et édité en 1983 comme un ensemble2. Cette édition est une nouvelle traduction en français, enrichie d'un article inédit. Elle est destinée à rendre moins confidentiels les récits d'une actrice à part dans le monde hollywoodien. Si l'on regrette une traduction parfois un peu trop littérale, on appréciera en revanche la richesse de ce court ouvrage qui révèle, derrière l'icône, une profonde culture et une extrême finesse dans l'observation des moeurs et stratégies de l'industrie du cinéma.


De l'importance de la danse

Brooks résume d'abord son propre parcours et rappelle à quel point celle qui est connue pour Loulou et Le Journal d'une fille perdue de Pabst3 est avant tout une actrice américaine. Elle a néanmoins un parcours très particulier et sa carrière se caractérise par une résistance à l'industrie hollywoodienne, ancrée en particulier dans son attachement pour la scène et les milieux new yorkais. Née au Kansas – région pour laquelle elle affiche un discret mais fort attachement 4 –, elle s'installe très jeune à New York au début des années 1920 pour apprendre la danse auprès de Martha Graham 5 et travailler avec la compagnie Denishawn 6.

Cet apprentissage fondateur, suivi par des débuts professionnels aux Ziegfeld Follies , sera la clef de ses interprétations au cinéma. Elle ajoute par ailleurs avoir eu des difficultés à maîtriser la parole et en particulier à se débarrasser de son accent provincial7. L'échec de Brooks à passer au parlant est certes dû au fait que les producteurs n'appréciaient pas sa voix, mais aussi à cause de ce que l'actrice reconnaît comme des limites personnelles. L'épisode met aussi en cause le "génie du système" et révèle les failles de l'industrie hollywoodienne dans sa reconnaissance de certains talents. D'une part, après son expérience berlinoise avec Pabst, Brooks considère un retour à Hollywood comme l'abandon d'ambitions plus hautes8. D'autre part, en dévalorisant sa voix (rappelons que beaucoup d'autres acteurs ont eu le même problème), les producteurs américains ont aussi renoncé à sa capacité de jeu et son art d'occuper la scène physiquement, ne voyant en elle qu'une image remplaçable.


Les dessous de Hollywood ?

Brooks ne cherche cependant pas à régler ses comptes avec l'industrie du cinéma. L'assemblage de ces textes, loin d'être disparate, construit un regard sur Hollywood finalement très élaboré. Le récit semble parfois sauter du coq à l'âne, mais progresse en fait par détours et associations d'idées à distance, ce qui le rend vivant et dynamique. Il faut ajouter que Louise Brooks n'est pas seulement une narratrice convaincante, mais aussi une remarquable analyste. L'enjeu n'est pas tant de construire un récit d'apprentissage déçu – forme hollywoodienne par excellence avec son pendant triomphant, la success story – que d'examiner les rouages du système. Ces mémoires montrent très clairement que le Hollywood des années 1920 est moins bien connu que la période classique, qui suit l'arrivée du parlant, et surtout que les réalisateurs et acteurs ne correspondent pas aux stéréotypes qui leurs sont associés.

Brooks est certainement la moins narcissique des stars hollywoodiennes et le livre n'est pas centré sur elle mais sur d'autres figures, célèbres ou non (la nièce de Marion Davies ou Humphrey Bogart). A priori, le texte pourrait se rattacher à la série des révélations de coulisses, montrant le versant peu glorieux de l'usine à rêves. Loin de chercher le parfum du scandale, Brooks - qui a pourtant parfois donné cette image, à cause précisément d'un rôle comme Loulou-, propose ici un discours particulièrement construit. Les conclusions ou affirmations fortes priment toujours sur les anecdotes que Brooks a tendance à simplifier. Son anticonformisme n'est pas construit sur de la provocation ou une pose de rebelle9. Des sujets comme la sexualité ou l'alcool ne sont pas l'occasion de fanfaronnades faciles mais abordés avec simplicité. Si Louise Brooks est une femme émancipée, c'est plus par sa lucidité que par son accumulation d'expériences taboues. Quand il s'agit de dénoncer la face sombre de l'industrie hollywoodienne, Brooks insiste par exemple sur des détails sociaux, comme le comportement indélicat de l'équipe de tournage de William Wellman vis-à-vis des clochards d'un village de Californie 10.

De plus, l'actrice s'avère particulièrement fine sur des sujets récurrents d'un chapitre à l'autre : les relations entre le monde des acteurs et celui de l'argent (observations sur l'entourage du magnat William Randolph Hearst dans le chapitre "La nièce de Marion Davies" ), la construction d'une persona de star ("Humphrey et Bogart" , "Gish et Garbo" ), les différences entre l'art théâtral et l'art cinématographique qui sont plus radicales qu'elles n'y paraissent dans la vaste culture du spectacle américain ( chapitre sur Bogart toujours ou "L'autre visage de W. C. Fields" ), les mythologies de héros américains ("En extérieurs avec William Wellman" ), l'art du ragot de la biographie hollywoodienne.... De manière générale, les analyses de Brooks sont très sensibles aux clichés, en particulier dès qu'il est question de l'image des acteurs à la ville11, des techniques biographiques12 et de la manière dont s'est constituée la mythologie des coulisses de Hollywood.


Critique et autodérision

La force du propos tient aussi à son autodérision. Si sa critique est souvent au vitriol, Brooks ne s'épargne jamais elle-même. Elle relate avec humour ses fautes de goût en matière vestimentaire et révèle sans cesse ses propres erreurs et ses prises de recul au fil du temps. Les épisodes où elle évoque ses diverses liaisons amoureuses ou sexuelles la dépeignent à travers ses humiliations, y compris publiques, plutôt que ses triomphes13.
Par ailleurs, elle ne cache jamais son hostilité initiale au monde de Hollywood : le livre n'est pas le récit d'une désillusion mais d'une réticence à entrer de plain-pied dans cet univers, si bien qu'elle assume son expulsion sans amertume et exprime avec sincérité son admiration pour la maîtrise qu'ont eu des actrices comme Gish et Garbo, elles aussi exclues en leur temps14.

Broadway / Hollywood

Du point de vue de l'histoire du cinéma, les mémoires de Loulou éclairent aussi un champ qui reste relativement mal connu : celui des relations entre Broadway et Hollywood. S'il est admis que le monde du théâtre new-yorkais a fourni au cinéma parlant un vivier de directeurs d'acteurs et de comédiens maîtrisant peut-être mieux les techniques du dialogue que les stars du muet, on oublie souvent les tensions entre ces deux mondes culturellement opposés. Brooks rappelle que les passages d'est en ouest n'ont pas toujours été faciles et qu'un acteur comme Humphrey Bogart, sur qui elle livre certaines de ses plus belles pages15, a dû, contrairement à d'autres comme James Cagney, se débarrasser de la relative fadeur qu'il avait dans ses débuts sur scène et qu'il n'a trouvé son caractère que par émancipation par rapport à la scène.

Brooks montre aussi que le théâtre new-yorkais connaît un tournant dans les années 192016, ce qui rend plus complexes ses influences possibles sur le cinéma. En effet, elle évoque l'abandon du modèle anglais au profit d'une tendance plus réaliste (portée par des interprètes comme Leslie Howard ou Noel Coward). Or cette tendance correspond souvent à ce qui est perçu comme théâtral dans le cinéma hollywoodien. Brooks dévoile ainsi un univers moins binaire qu'il n'y paraît quand on se contente d'opposer Broadway et Hollywood autour d'une dichotomie entre artifice et réalisme. L'actrice propose aussi 17 une définition du naturalisme du jeu d'acteur assez élaborée, puisqu'elle intègre des effets de jeu qui sont très présents dans les comportements réels. Les commentaires de Brooks sur les autres acteurs et le monde du théâtre ouvrent ainsi de riches perspectives de réflexion sur les modèles et sources des grandes stars hollywoodiennes et montrent que celle qu'on a souvent réduite à une figure plastique avait une haute conscience des arts de l'interprétation et de la performance.
 



rédacteur : Marguerite CHABROL, Critique à nonfiction.fr
Illustration : kay_wrad / Flickr.com

Notes :
1 - Pour un résumé de la carrière de l'actrice, voir ici . La rubrique "Bibliographie" renvoie vers d'autres sites internet consacrés à Brooks. Pour une critique du coffret dvd rassemblant ses films les plus célèbres, voir ici.
2 - Voir l'introduction p. 11
3 - qu'elle partit tourner à Berlin en 1929
4 - voir p. 62 l'analyse de son retour à Wichita
5 - qui a formé d'autres stars hollywoodiennes comme Bette Davis
6 - École et compagnie dirigée par Ruth St Denis et Ted Shawn et où Martha Graham apprit elle-même la danse moderne.
7 - Voir p. 23
8 - voir p. 156 : malgré sa dureté, Pabst tient les actrices en plus haute considération que le système hollywoodien, pourtant supposé les mettre sur un piédestal
9 - elle analyse elle-même ce procédé p. 143
10 - p. 44
11 - voir p. 108
12 - p. 111
13 - Voir p. 52 par exemple
14 - voir conclusion p. 137
15 - voir notamment p. 95 sur sa voix
16 - p. 94
17 - p. 100
Titre du livre : Loulou à Hollywood, Mémoires
Auteur : Louise Brooks
Éditeur : Tallandier
Nom du traducteur : René Brest
Collection : texto
Date de publication : 26/11/08
N° ISBN : 2847345388