Vulgarisons, vulgarisons !
[lundi 10 novembre 2008 - 05:00]
Philosophie
Couverture ouvrage
La Sagesses des mythes
Éditeur : Plon
420 pages
L’auteur livre un vade-mecum des grands mythes antiques qu’il patine, en passant, d’une réflexion philosophique bien souvent superficielle.  

Comme il l’avait fait pour la pensée philosophique dans son Traité de philosophie à l’usage des jeunes générations, Luc Ferry propose, dans La sagesse des mythes, une lecture de vulgarisation, qui se veut simple d’accès et synthétique, des grands mythes antiques fondateurs de notre civilisation. L’ouvrage s’inscrit ainsi dans un projet plus vaste, débuté avec le premier tome d’Apprendre à vivre, celui d’éclairer de façon plus exhaustive l’histoire de la philosophie en en soulignant les grandes articulations et ce, en vue de rendre plus accessibles les enjeux de son évolution actuelle. Entreprise diachronique donc, qui, de l’Antiquité, berceau de la pensée rationnelle, à la modernité déconstructrice, en passant par l’humanisme et la chrétienté, entend se décliner, une fois achevée, en cinq volumes1.


La mythologie, pourquoi ?

Pour ce qui est du choix, qui ne paraît a priori pas évident (du moins du point de vue philosophique), de consacrer un ouvrage entier à la glose des grands mythes antiques, Luc Ferry s’en justifie dans une longue introduction2 où il précise également la ligne de conduite qu’il entend suivre à l’égard de son lecteur.
 
La relecture des grands mythes antiques se trouve ainsi légitimée par deux arguments principaux, l’un culturel et classique, l’autre relevant davantage de la philosophie : tout d’abord l’omniprésence des références mythologiques dans notre quotidien, références dont notre langage tout autant que notre culture commune sont imprégnés, et qui suffiraient à elles seules à justifier l’intérêt porté à ces mythes fondateurs d’une large part de notre tradition occidentale ; ensuite et plus profondément, l’enseignement moral dont ces récits sont l‘occasion et le prétexte, première esquisse de cette sagesse antique à laquelle la naissance de la philosophie en Grèce au VIe siècle avant J.-C. donnera toute son ampleur. Il s’agit en somme, et Luc Ferry reprend ici, dans une large mesure, les analyses proposées par Jean-Pierre Vernant dans Les origines de la pensée grecque, de voir dans les récits mythologiques les premières traces de la naissance d’une pensée rationnelle en Grèce antique, "l’origine première de ce que la grande tradition de la philosophie grecque va bientôt développer sous une forme conceptuelle" 3.

Et il n’est pas anodin, pour l’auteur, que cette dimension philosophique des mythes antiques prenne essentiellement une forme morale : si ceux-ci peuvent encore jouir d’une telle vitalité linguistique et culturelle, c’est que l’interrogation sur la vie bonne et sur le sens de l’existence dont ils sont les lieux, interrogation qui, dans une large mesure, est à l’origine de la philosophie elle-même, demeure intemporelle. En somme, les leçons de sagesse dispensées par les mythes antiques n’ont rien perdu de leur actualité, bien au contraire : à l’homme moderne désillusionné, elles offrent une "doctrine du salut sans Dieu", une "spiritualité laïque"4, qui s’avèrent un réconfort non négligeable face à la perspective de la mort.




La mythologie pour tous

C’est pourquoi, sans doute, il convient de rendre ces récits accessibles au plus grand nombre. Non seulement ceux-ci sont susceptibles de s’adresser à tous dans la mesure où ils traitent de l’existence humaine en général, et où la mythologie antique relève en outre d’une tradition commune à une grande partie de l’humanité, mais leur dimension naturellement pédagogique les destine, de façon constitutive, à un large public. Procédant par récits concrets et souvent ludiques, recourant aux images, ces récits sont à même d’être compris par le plus grand nombre, adultes comme enfants (ce n’est d’ailleurs pas pour rien que les métaphores empruntées à la mythologie sont légion dans le langage courant). Du moins est-ce la conviction qui paraît animer l’auteur et justifier la "mission sacrée" dont il se sent investi : "rendre la mythologie accessible au plus grand nombre de parents pour qu’ils puissent à leur tour la faire découvrir à leurs enfants (…)"5, mission qui lui permet en outre de s’ériger en parangon de la lutte contre la perversion télévisuelle, fleuron d’une société de consommation décadente (plutôt que de les gaver de dessins animés, racontez plutôt des mythes à vos enfants…)6. Il s’agit donc bien de vulgarisation mais, précise immédiatement l’auteur, d’une vulgarisation éclairée, autrement dit soucieuse de citer ses sources, de resituer les mythes dans leur contexte historique et spatial, et d’en restituer scrupuleusement les différentes versions.

Aussi le tutoiement par lequel l’auteur choisit de s’adresser à son lecteur est-il destiné à mimer le mode sur lequel on pourrait s’adresser à des enfants et à forcer ainsi l’auteur à expliciter systématiquement tous les termes pouvant poser problème, à ne supposer chez son lecteur "aucun arrière-fond d’érudition"7 qui le dispenserait de ce travail de glose. En somme, le procédé sert le confort de l’auteur, sans qu'il se soucie réellement de celui du lecteur. Car cet interlocuteur enfantin n’a évidemment rien de réel. Il est même, pour ainsi dire, le plus improbable des lecteurs de ce genre d’ouvrage (à moins que les enfants se fournissent désormais chez Plon…), et il n’est pas sûr que la vulgarisation "par le bas" proposée ici par Luc Ferry soit la plus appropriée pour son lecteur, réel cette fois.


Du cosmos à l’homme, histoire de la recherche d’une place dans le monde


Pour ce qui est de sa structure, l’ouvrage s’organise en fonction de cinq grandes interrogations traversant les mythes grecs, et qui en constituent en quelque sorte la dimension philosophique.

La première interrogation, qui touche à l’origine du monde (théogonie et cosmogonie) et des hommes, occupe les deux premiers chapitres. Elle est l’occasion d’évoquer les mythes de la naissance du cosmos (cosmogonie) et des dieux (théogonie), ainsi que ceux relatifs à la lutte contre les forces du chaos, incarnées successivement par les Titans, les Géants, Typhon ou encore l’hybris dont font preuve, notamment, les malheureux Tantale et Midas. Les mythes de Prométhée et de Pandore sont également longuement exposés.

S’ensuit une seconde interrogation qui a pour objet la façon dont l’homme va pouvoir s’insérer, trouver sa place dans cet ordre réglé et établi, avant tout divin, que forme le cosmos. C’est ici qu’intervient le récit du voyage d’Ulysse, symbole d’une quête incessante de la vie bonne comprise comme l’insertion harmonique au sein du cosmos, la découverte, pour l’homme, de son "lieu naturel" dans l’univers divin et éternel. En contrepoint, il convient d’accorder une place aux forces chaotiques toujours menaçantes incarnées, une fois l’univers et l’humanité créés, dans la figure de l’hybris, cette démesure, comble de la transgression pour un Grec, pouvant prendre la forme de l’arrogance, de l’orgueil, voire de la bêtise.

C’est là la troisième interrogation et l’objet du chapitre quatre qui expose un certain nombre de récits mettant en scène cette folie de l’excès. Le chapitre cinq, quant à lui, s’intéresse au statut des héros ou demi-dieux qui, sur terre, sont chargés du maintien de l’ordre cosmique sans cesse menacé par la renaissance toujours possible des premières forces du chaos. Il s’agit de comprendre comment situer ces êtres intermédiaires qui ne sont, à proprement parler, "ni sages ni fous" 8.

Enfin, une dernière interrogation, probablement la plus intéressante philosophiquement, remplit le chapitre VI. Elle concerne l’expérience quotidienne de l’injustice du mal faite par tout homme, expérience qui paraît à première vue inconciliable avec la description d’un ordre cosmique harmonieux qui a été livrée préalablement. Paradoxe auquel les mythes d’Antigone et d’Oedipe vont tenter de répondre.


Il était une fois la mythologie


L’entreprise est certes louable et non dénuée de mérite : l’ouvrage offre une bonne synthèse des principaux mythes antiques replacés dans une perspective chronologique (du moins pour ce qui est du contenu des récits), et organisés en fonction de cinq grandes interrogations philosophiques qui s’avèrent ici relativement structurantes. Elles donnent en effet à cette succession de récits une cohérence et une intelligibilité appréciables. Le lecteur familier de ces mythes saura ainsi gré à l’auteur de ce rappel lui donnant l’occasion de rafraîchir des souvenirs parfois un peu datés. Cette succession de petits récits imagés (à la manière d’un livre d’histoires pour enfants) lui apparaîtra en outre des plus divertissantes (c’est bien là aussi l’un des objectifs originellement visés par les récits mythologiques). Mais précisément, à vouloir, en bon pédagogue, s’adresser à tous, Luc Ferry peine à trouver son lecteur. Condamné à ennuyer celui que sa culture et son éducation ont rompu à de tels récits, il pèche également par l’excès inverse : en postulant un lecteur qui serait totalement ignorant de ces mêmes récits, il ne parvient qu’à l’infantiliser. On voit mal pourquoi le mode sur lequel il convient de s’adresser à des enfants (et encore, cette adresse reste dans une large mesure caricaturale9) devrait devenir la jauge de toute œuvre de vulgarisation pédagogiquement réussie. Bien au contraire, tout bon pédagogue n’est pas sans savoir que c’est en s’adressant aux enfants comme à de futurs adultes qu’on est le plus à même de les responsabiliser et de les faire gagner en maturité. Postuler dans son lecteur un égal (et cela n‘implique pas pour autant de se livrer à des développements d’une complexité philosophique abyssale, mais simplement de s’adresser à des adultes comme à des adultes) paraît être la moindre des conditions à toute transmission de savoir qui veut atteindre honnêtement ses objectifs.



Aussi, et quoiqu’il s’en défende, Luc Ferry parvient difficilement à éviter l’écueil de la compilation de sympathiques "contes et légendes" dont il nous restitue le contenu. Si ce qui le sépare de ces sortes d’ouvrages se résume aux relents d’une rigueur méthodique consistant à citer les sources des grands mythes (ce qui paraît la moindre de choses), la distinction entre le recueil d’histoires et l’ouvrage "scientifique" est bien mince, en tout cas insuffisant pour convaincre un lecteur qui se sent de part en part appelé à la régression. L'insistance que met d’ailleurs l’auteur à justifier son projet dans l’introduction dit assez son pressentiment des reproches qui pourront lui être adressés, mais ne saurait malheureusement l’en préserver.

Car de philosophie en définitive, il est très (trop) peu question, du moins pour qui refuse, en la matière, de se contenter des topoi rebattus tout au long de l’ouvrage (l’opposition entre le cosmos, univers de l’ordre et de la mesure, et l’hybris, incarnation du chaos et de la démesure, la contradiction opposant l’amour à la mort, le paradoxe du mal… ) et qui ne nécessitaient pas vraiment qu’on leur consacre quatre cents pages. C’est qu’il s’agit précisément davantage d’un travail de mythographe que de philosophe. À vouloir concilier la chèvre et le choux, l’auteur livre un vade-mecum des grands mythes antiques qu’il patine, à l’occasion, d’une réflexion philosophique bien souvent superficielle. Or, il semble bien qu’entre la vulgarisation et la glose philosophique, il faille choisir. Ce n’est pas là renvoyer la philosophie à une sphère élitiste dont, penseront peut-être certains, elle n’aurait jamais dû sortir (et estimer qu’elle ne souffre guère la vulgarisation), mais considérer que raconter les grands mythes grecs et en proposer une interprétation philosophique pertinente sont là deux tâches distinctes, tant par le  traitement qu’elles requièrent que par le public auquel elles s’adressent.  La seconde implique en effet, pour être menée à bien, de s’adresser à un public déjà avisé des récits restitués par la première. Le tout reste de savoir si l’on veut raconter des histoires ou faire de la philosophie.

 



rédacteur : Juliette RABAT, Critique à nonfiction.fr

Notes :
1 - Ces deux premiers volumes d’Apprendre à vivre seront en effet suivis de trois autres : Sages antiques et penseurs chrétiens (volume III), Les Pères fondateurs de l’humanisme moderne (volume IV), Postmodernes et déconstructeurs : la naissance de la philosophie contemporaine (volume V).
2 - Un avant-propos plus exactement : "La mythologie grecque : pour qui et pourquoi ? ".
3 - p. 9
4 - p. 26
5 - p. 22
6 - On voit d'ailleurs mal ce que cette diatribe d'un conservatisme caricatural vient faire ici
7 - p. 46
8 - p. 43
9 - Du monde comme volonté et comme représentation de Schopenhauer devient ainsi un "gros livre très difficile" (p. 136)
Titre du livre : La Sagesses des mythes
Auteur : Luc Ferry
Éditeur : Plon
Date de publication : 30/10/08
N° ISBN : 2259207529