Grandes écoles : chronique d'une mort annoncée ?
[vendredi 31 octobre 2008 - 09:00]
Société
Couverture ouvrage
Grandes écoles. La fin d'une exception française
Éditeur : Calmann-Lévy
219 pages
La fin de l'exception française en matière d'éducation élitiste : souhait autant que constat d'auteurs en quête de renouveau.

"Bienvenue sur les étoiles mortes de l’enseignement supérieur". Les premières pages de l’ouvrage annoncent la couleur : il ne s’agit pas ici de célébrer le dynamisme du système scolaire français. Ultra-élitiste, sclérosé, il serait responsable des difficultés économiques du pays et condamné face à la mondialisation du marché éducatif. 

Le thème n’est pas nouveau, mais il faut croire qu’il est vendeur eu égard à la floraison d’ouvrages qui lui ont été consacrés ces dernières années. Acteurs du système1 ou journalistes2 se sont en effet succédés pour dénoncer la compétition au fondement de ce système, la reproduction sociale qu’il induit et les difficultés que rencontrent ceux qui essaient de le réformer. Ici, ce sont deux journalistes indépendants, Thomas Lebègue et Emmanuelle Walter, qui se penchent à nouveau sur la question. De prime abord, une interrogation surgit : qu’apporte cet ouvrage sur un thème déjà largement traité ?

Alors que les lois LRU sur la réforme de l’Université ont suscité de nombreux débats,  alors que l’on discute des politiques d’ouverture sociale en classes préparatoires et dans certaines grandes écoles, il n’est pas inutile de bénéficier des mises au point et des synthèses que proposent ces deux auteurs.

 

Démocratiser l’"enfer des prépas" ?

 

Certes, sur certains points, il ne s’agit que de (légères) variations sur un thème devenu classique. De fait, on n’échappe pas au passage obligé sur "l’enfer des prépas", avec les élèves dépressifs et – ce sont parfois les mêmes – les bêtes à concours dressées depuis leur plus jeune âge pour entrer à l’X ou HEC. Les élèves de classes préparatoires cités par les auteurs "ne vont jamais au café"3 ni aux soirées. Ce type de discours, présentant une image dramatisée et souvent caricaturale de ces formations, est à peine nuancé par une rapide évocation des prépas "moins cotées et moins sélectives". Ce qui est à regretter lorsqu’on sait que le champ des classes préparatoires ne saurait se résumer à celui de quelques établissements parisiens4. En outre, les discours dramatisant ce type d’expérience conduisent à une forte auto-censure des lycéens, surtout chez ceux qui sont issus des catégories populaires, déjà moins prompts en général à se tourner vers ce type de formation5.

Au delà du discours soulignant la dureté du système, les notes extrêmement basses et les maux spécifiques aux jeunes de prépas, les auteurs s’intéressent aux politiques dites d’ "ouverture sociale" mises en place dans différents établissements depuis quelques années afin d’élargir le recrutement extrêmement élitiste de ces formations6. Les auteurs reviennent ainsi sur certaines mesures emblématiques, du 30% de boursiers en classes préparatoires souhaité par le président J. Chirac à la circulaire de Darcos-Pécresse de février 2008 appelant les proviseurs des lycées à présenter 5% des élèves "les plus méritants" en classe préparatoire, circulaire qui restera finalement lettre morte, du fait de son caractère trop flou.

Les auteurs s’attardent en outre sur la fameuse "classe préparatoire à l’enseignement supérieure" ouverte au lycée Henri IV en 2006. Laissant la parole à ses promoteurs comme à ses détracteurs, Thomas Lebègue et Emmanuelle Walter reconnaissent pourtant ressentir un léger malaise face au "formatage" à l’œuvre dans cette CPES qui contribue en outre à vider les bons établissements de banlieue de leurs meilleurs éléments. Et de conclure : "pas facile de réinjecter artificiellement de la diversité"7.

Le système des classements des prépas est également critiqué, car il fonctionne en boucle : les établissements les mieux classés attirent les meilleurs élèves, qui obtiendront les meilleurs résultats et contribueront à maintenir l’établissement au même rang. Sans tenir compte de la valeur ajoutée, comme cela est le cas dans les classements des lycées, regrette un professeur interrogé.

Au terme de ces premiers chapitres consacrés au système des classes préparatoires, on peut regretter que certaines questions fondamentales, comme celle du coût de ces formations par rapport à celles proposées à l’Université8 soient à peine évoquées, sans être réellement traitées.

 

Voyage en Hautes Écoles

 

Après les classes prépas, ce sont les grandes écoles qui sont placées sur la sellette dans la seconde partie du livre. Mais qui sont ces "grandes écoles" au juste ? Les auteurs  règlent la question en quelques lignes au début de l’ouvrage : il s’agit de "tout établissement d’enseignement supérieur qui échappe à l’Université"9. Ils en dénombrent environ quatre cents10. Pourtant, il n’est en réalité question que de quelques établissements : Polytechnique (aussi appelé l’X), HEC, l’ESSEC, l’ESCP-EAP, Centrale, Les Mines, l’ENA et de temps à autre les ENS. Pourquoi ces écoles plus que d’autres ? Représentent-elles vraiment un groupe homogène ? Quels liens existent entre l’ENS, école publique, dont les élèves, au statut de fonctionnaire, sont tenus de passer des diplômes universitaires et se préparent majoritairement à une carrière dans le public11 et HEC, école privée, liée à la Chambre de Commerce de Paris, qui délivre son propre diplôme et forme avant tout des cadres d’entreprise ? Ces liens existent, ne serait-ce qu’en terme de modes de recrutement, mais les auteurs ne prennent jamais la peine de les expliciter, ni de justifier le choix de s’intéresser plus ou moins à telle école.

On peut en outre regretter qu’une fois de plus, il ne soit question que des inégalités dans l’accès à ces formations prestigieuses, alors que les inégalités produites à l’Université et par d’autres systèmes sélectifs (IUT et BTS) restent peu interrogées12.

Malgré certains à peu près13 , l’ouvrage fournit des clés de lecture claires pour comprendre la "folie" des classements et les luttes d’images qui se jouent entre les écoles de commerce et d’ingénieurs, que ces classements soient nationaux, via la presse magazine, ou internationaux – classements de Shangai ou du Financial Time.

Mais la question centrale est sans doute celle du financement de ces établissements. Les auteurs soulignent les profondes inégalités qui existent en termes de financement étatique entre les étudiants. Un étudiant en deuxième cycle universitaire de sciences économiques coûte 3465 euros à l’État,  contre 12 830 pour un étudiant en école d’ingénieur post-bac, et 34 905 pour un élève de l’X. Or, un grand nombre des meilleurs étudiants formés dans cette école se destinent à une carrière dans le privé14 , voire dans un autre pays. Pourquoi l’État, et donc les contribuables devraient-ils payer pour cette formation ? Ceci apparaît d’autant plus injuste que les élèves des grandes écoles sont pour la grande majorité issus de milieux très favorisés. On assiste de fait à un phénomène de "redistribution à l’envers" : "ce sont dans une certaine mesure les classes moyennes dont les enfants étudient à l’ université qui payent par leurs impôts la scolarité confortable de jeunes gens biens nés"15.

Les auteurs posent également la question du financement privé des établissements supérieurs, sans pour autant présenter une position constante sur la question. Tantôt ils dénoncent les partenariats avec le privé qui existent déjà dans certains établissements – publics ou privés – , considérant que ceux-ci n’en ont pas vraiment besoin16 tantôt ils considèrent que les fonds privés représentent une "manne incontournable"17.

À aucun moment ils n’en appellent clairement à l’État. Pourtant, et ceci n’est pas rappelé dans l’ouvrage, les dépenses consacrées à l’enseignement supérieur en France sont inférieures à la moyenne des pays de l’OCDE et ont eu tendance à stagner ces dernières années18.

 

Comment réformer un système coûteux et peu efficace ?

 

Les grandes écoles coûtent cher, mais en plus, elles sont inefficaces, affirment T. Lebègue et E. Walter. Pour preuve, elles produisent plus de banquiers que d’entrepreneurs, ingénieurs ou chercheurs, ce qui n’est pas propice au dynamisme économique du pays. Pire, elles contribuent à une uniformisation des manières de faire et de voir des dirigeants de notre pays, qui en sont pour la grande majorité issus.

Critique qui nous mène tout naturellement à la question hautement débattue et médiatisée de l’ouverture sociale de ces établissements. Ici, ce n’est pas le lycée Henri IV mais Sciences Po Paris et ses "conventions ZEP" qui font figures de modèle et  semblent avoir inauguré une nouvelle dynamique sur l’ensemble du territoire.

Les auteurs parviennent pourtant à se détacher du discours lénifiant souvent présent dans les médias, et prônent une certaine distanciation face à cette "nouvelle mythologie", ces "belles histoires édifiantes" de "pépites des cités", sorties du ruisseau, qu’on nous présente invariablement. Tous les élèves recrutés par ce concours parallèle ne sont pas issus de milieux populaires, et la médiatisation de Sciences Po a eu pour effet d’augmenter le nombre de candidatures au concours "classique" comme dans les autres voies d’admissions, ce qui a eu pour effet de renforcer la sélection à l’entrée de l’école19.

L’ouvrage présente ensuite une série d’initiatives moins connues, dont celles regroupées sous l’étiquette "une prépa, une grande école, pourquoi pas moi ? " (PQPM). L’idée n’est pas de faire accéder coûte que coûte des jeunes défavorisés aux grands établissements, mais simplement de les aider à améliorer leurs ambitions de départ en matière d’orientation scolaire.

Au final, les auteurs reconnaissent que ces initiatives "ont médiatisé la nécessité de réformer le recrutement des élites en France et montré, en creux, l’échec du système éducatif hexagonal en termes d’égalité des chances." Pourtant, elles ne touchent qu’un nombre réduit d’élèves, et dans une certaine mesure "confortent le système et ses ancestrales hiérarchies." Réussir reste et demeure faire une classe préparatoire puis entrer dans une grande école.

La conclusion de l’ouvrage est sans appel : " À ceux qui regrettent que la France s’apprête à abandonner ses spécificités au profit d’un modèle anglo-saxon, on objectera que la circulation des savoirs, le recrutement réellement diversifié des étudiants, la présence plus importante de chercheurs et d’élèves étrangers, la fin des oligarchies, l’innovation technologique n’ont pas de prix (…). L’exception culturelle, parfois, ne mérite pas qu’on s’y accroche désespérément."

"La fin d’une exception française" : le sous-titre de l’ouvrage traduit donc plus un souhait qu’une réalité. Reste maintenant à discuter de ce qui pourrait remplacer l’actuel système. Car il n’est pas sûr que ce fameux "modèle anglo-saxon" soit paré de toutes les vertus que les auteurs semblent lui conférer….

 

*À lire également sur nonfiction.fr :

-Christophe Charle et Charles Soulié (dir.), Les ravages de la modernisation universitaire (Syllepse), par Laurent Bouvet.

 



rédacteur : Marianne BLANCHARD, Critique à nonfiction.fr
Illustration : -a

Notes :
1 - Pierre Veltz, ancien directeur de l'École nationale des ponts et chaussées et président de ParisTech, a publié, en 2005, Faut-il sauver les grandes écoles. De la culture de la sélection à la culture de l’innovation, aux Presses de Science Po ;  Olivier Basso, directeur académique de plusieurs programmes internationaux au sein de l'ESCP-EAP a publié avec Philippe-Pierre Dornier, professeur à l'ESSEC, et Jean-Paul Mounier, directeur délégué du MBA du Groupe HEC et membre de son comité de direction en 2001 et 2002, un ouvrage intitulé Tu seras patron mon fils ! Les grandes écoles de commerce face au modèle américain, en 2004 au Village Mondial.
2 - Patrick Fauconnier, journaliste au Nouvel Observateur, a publié en 2005 La Fabrique des "meilleurs", enquête sur une culture d’exclusion, au Seuil. Marie-Laure de Léotard, de l’Express, publie en 2001 chez Plon Le Dressage des élites. De la maternelle aux grandes écoles, un parcours pour initiés.
3 - p. 32
4 - En 2007-2008, 414 établissements proposaient des CPGE en France (Souce : DEP, Repères et références statistiques - édition 2008).
5 - À niveau scolaire égal, les bacheliers issus des milieux populaires sont moins nombreux à s’engager en CPGE : alors que près de 30 % des bacheliers ayant eu une mention entrent en classe préparatoire quand ils sont issus de milieux enseignant ou supérieur, ce n’est le cas que de 12 % des élèves issus d’un milieu populaire et 16 % de ceux issus d’un milieu intermédiaire (source : BAUDELOT Christian, DETHARE Brigitte, LEMAIRE Sylvie, ROSENWALD Fabienne, Les CPGE au fil du temps, Actes du Colloque "Démocratie, Classes préparatoires et grandes écoles" à l'École normale supérieure, 16 et 17 mai 2003. Colloque organisé par l'Union des Professeurs de Spéciales avec la participation de la Conférence des Grandes Écoles et des associations de professeurs de classes préparatoires).
6 - 57 % des garçons et 59 % des filles élèves de classes préparatoires sont issus de milieux sociaux supérieurs ou de familles d’enseignants, lesquels ne représentent que 18% de la population active (Source : Baudelot et al, 2003, op.cit.).
7 - p. 76
8 - "Ne faudrait-il pas plutôt doter l’Université de moyens d’encadrement décents, alors même qu’elle a affaire à des jeunes biens moins favorisés ?", p. 40
9 - p. 9
10 - Il n’existe pas de définition officielle d’une grande école. L’Éducation Nationale recense, en 2007-2008, quatre Écoles normales supérieures, vingt-cinq écoles de journalisme, dix "grands établissements" (Sciences Po Paris, École des Chartes, INALCO, EHESS entre autres), deux cent quarante écoles d’ingénieurs (dont le titre est protégé), dont soixante-huit privées et deux cent dix écoles de commerce et de gestion (dont le titre n’est pas protégé). Moins de deux cents établissements sont membres de la "Conférence des Grandes Écoles", association créée en 1973. Pour être admis en tant que membre de la Conférence, les écoles doivent satisfaire au préalable à un certain nombre de critères d' adhésion.
11 - 82% des anciens élèves de l’ENS Paris travaillent, quinze ans après y être entré, au service de l’État, dont 76% dans l’enseignement et la recherche (Source : Enquête de Christian Baudelot et Josianne Vinh, diffusée dans un numéro spécial de Normal Sup’ info, juin 2005).
12 - Voir à ce sujet Thibault Cizeau et  Brice Le Gall, "Retour sur les conditions d’accès à l’Université", Mouvements, n° 55-56 2008/3-4.
13 - Outre le fait de ne pas expliciter clairement la définition qu’ils donnent au terme "grande école", ni de bien distinguer entre les différents statuts de ces établissements, les auteurs font parfois dans l’à peu près. Patrice de Fournas devient ainsi ancien président de l’ESC Reims alors qu’il a présidé une TEMA, une école du groupe Reims Management School. Les mathématiques, la physique, l’informatique sont oubliées des enseignements dispensés à l’ENS Ulm. Autre exemple : le salaire de base " qui peut doubler voir tripler selon certains secteurs" d’un X à la sortie d’école serait de quatre mille euros nets par mois, sans compter les primes – ce qui est largement supérieur aux chiffres donnés par l’école sur son site et sans son rapport annuel.
14 - "Un polytechnicien sur cinq signe directement dans une banque à la sortie de l’école", p. 122, "Alors qu’un tiers des élèves choisissait de devenir fonctionnaire au début des années 1990, ils ne sont plus qu’un cinquième en 2007", p. 124
15 - Voir aussi le rapport du CERC, "Éducation et redistribution", N°3, 2003.
16 - "Parmi les bénéficiaires de cette manne financière (financements de la fédération française des banques), on trouve trois écoles pas franchement nécessiteuses, HEC, l’Edhec et Polytechnique", p.124.
17 - p. 212
18 - Voir le rapport publié sur le site du Sénat, "Enseignement supérieur : le défi des classements"
19 - Voir à ce sujet l’étude de Cécile Riou et Vincent Tiberj, qui met en évidence le maintien d’une forme de sélection sociale dans le recrutement à Sciences Po : "Biais sociaux et procédure de recrutement, l’exemple de l’examen d’entrée à Sciences Po – 1ère année”, Septembre 2002.
Titre du livre : Grandes écoles. La fin d'une exception française
Auteur : Thomas Lebègue, Emmanuelle Walter
Éditeur : Calmann-Lévy
Date de publication : 10/09/08
N° ISBN : 2702139450