Hobsbawm et le Bicentenaire de la Révolution
[mardi 30 octobre 2007 - 11:00]
Histoire
Couverture ouvrage
Aux Armes historiens. Deux siècles d'histoire de la Révolution française
Éditeur : La Découverte
155 pages
E. Hobsbawm nous livre son analyse de l'historiographie de la Révolution, avec, en point de mire, une charge grinçante mais incomplète contre les 'révisionnistes'.

L'historien britannique Eric J. Hobsbawm nous donne son analyse de l’historiographie de la Révolution à l’aune des enjeux et des intérêts politiques des historiens de chaque époque. Surtout en point de mire, une charge grinçante, mais incomplète, contre les tenants du "révisionnisme".


Un moment Hobsbawm ?

Les années 2000 semblent nettement plus propices aux publications des livres d’Eric J. Hobsbawm en France que les années 1990 – une  manière peut-être de compenser les blocages idéologiques qui avaient considérablement retardé la parution en français du dernier volet de sa grande fresque historique, L’Âge des Extrêmes. Histoire du court XXe siècle, finalement traduit en 1999 aux éditions belges Complexe avec le concours du Monde Diplomatique et succès de librairie sans conteste 1. Eric J. Hobsbawm est en effet – doit-on le rappeler ? – un historien de gauche, un militant communiste formé dans les cercles politique rouges du Cambridge des années 1930, co-fondateur de la revue britannique Past and Present, comme le raconte sa savoureuse autobiographie Franc-Tireur, qui, elle, n’attendit pas cinq années pour être traduite et publiée (chez Ramsay). Autre signe d’une certaine forme de vogue "hobsbawmienne" actuelle, la parution à l’automne 2005 aux éditions Amsterdam d’un "classique", écrit en collaboration avec Terence Ranger, L’Invention de la Tradition, qui poursuit une réflexion sur les formes de création et d’instrumentalisation culturelles au profit du nationalisme.


Le contexte du Bicentenaire

Aux armes, historiens. Deux siècles d’histoire de la Révolution française a presque vingt ans. Comme l’expliquent les premières pages du livre, il est le fruit de conférences présentées en 1989 à l’université du New Jersey Rutgers, remaniées ensuite pour une publication en 1990. Hobsbawm y présente un parcours historiographique de 1789 à 1989 motivé par un agacement explicite contre ceux qu’il qualifie de "révisionnistes" – terme qui renvoie, dans l’historiographie de la Révolution, à tous ceux qui s’opposent aux interprétations historiques traditionnelles admises, mais aussi, bien souvent, à la Révolution elle-même. Le mot, connoté négativement en France, vient des débats marxistes, alors que dans les milieux anglo-saxons – et de plus en plus chez les historiens du monde entier – il est revendiqué positivement comme une posture méthodologique et scientifique (Les "révisionnistes" en 1989 préféraient cependant qu’on les appelle "critiques", terme bien plus neutre il est vrai2). E. J. Hobsbawm en 1989 – et ceci se ressent très fortement dans la préface – veut s’élever contre l’air du temps qui, en France derrière François Furet essentiellement, relègue toute l’historiographie et l’héritage révolutionnaires à une passion dangereuse en pointant du doigt l’Union soviétique qui est alors en train de s’écrouler. En outre, Hobsbawm constate que l’historiographie de la Révolution française est un sujet négligé et propose donc "de s’interroger non pas sur l’histoire de la Révolution elle-même, mais sur l’histoire de sa réception et de son interprétation, de son héritage aux XIXe et XXe siècles" 3.


Quatre grandes parties

L’auteur organise son parcours en quatre temps qui correspondent, malgré quelques sauts dans le temps ou retours en arrière, à quatre grandes phases chronologiques. Dans la première partie, "Une révolution bourgeoise", après avoir annoncé que l’histoire est constamment une affaire de perception, subjective et nécessairement limitée – ou du moins sélectionnée – d’un événement, Hobsbawm revient sur la tradition des historiens libéraux de la Révolution (Guizot tout particulièrement). L’auteur montre comment ces historiens, souvent hommes politiques représentants de la tradition libérale, jugeaient que 1789 était le point culminant de l’ascension séculaire d’une classe nouvelle, la "bourgeoisie" qui, défendant ses intérêts, annonçait la société nouvelle du capitalisme industriel. E. J. Hobsbawm montre que ces libéraux, défenseurs politiquement de la monarchie constitutionnelle advenue après la "révolution bourgeoise" de 1830, jugeaient tout à fait fondamentaux les acquis de 1789. Parallèlement, l’historien, reprenant ses propos liminaires, s’attache à montrer comment les expériences politiques du début du XIXe siècle orientent la perception des épisodes révolutionnaires, et comment "le programme du libéralisme bourgeois se cristallisa dans l’expérience de la Révolution et dans son étude"4.

Dans la deuxième partie, "Dépasser la révolution bourgeoise", le point de vue de l’historien se fait plus international : la Révolution fait en effet figure de référence fondamentale pour tous les grands mouvements d’émancipation qui lui succèdent (les drapeaux tricolores, la Marseillaise, les Droits de l’homme…) – davantage que la Révolution américaine 5 . L’historien appuie à nouveau dans ce chapitre l’idée que l’interprétation historiographique est nécessairement liée aux enjeux politiques présents. D’où un exemple détaillé des lectures russes de la Révolution, en particulier celles de Lénine et de Trotski, qui témoignent de la permanence de la référence française. Les grands épisodes de la Bastille, du 10 août 1792, de la Terreur et de la Réaction thermidorienne donnent ainsi lieu à de nombreuses analogies faites par les acteurs principaux de la révolution bolchevique, mais aussi par les observateurs extérieurs qui la réprouvent ou l’acclament.

Hobsbawm rappelle ensuite dans la partie "D’un centenaire à l’autre", la genèse de ce qu’on appelait au début des années 1980 l’historiographie classique, "jacobine" ou "marxiste". C’est l’occasion pour l’auteur de montrer que les interprétations de la Révolution sont composites et conflictuelles : chaque courant politique tire à soi une figure révolutionnaire tutélaire, et personne ne fait consensus, contrairement aux Pères fondateurs américains reconnus plus unanimement. Surtout, il montre les réactions très vives contre la Révolution dans les sphères du pouvoir à l’étranger – sauf aux États-Unis – à l’époque du centenaire, durant lequel aucun ambassadeur des grandes puissances ne s’est déplacé. Selon lui, "ce n’est pas l’état dans lequel un siècle de révolution avait conduit la France qui suscitait [d]es discours passionnés et horrifiés, mais le fait que les politiques démocratiques avec leurs effets induits étaient en train de se propager à tous les pays bourgeois (…)" 6. On retrouve ici l’idée de la perception "présentiste" des faits passés. À l’opposé des réactions anti-révolutionnaires, jugées scientifiquement peu sérieuses, Hobsbawm décline les grandes phases de la production historienne académique sur la Révolution : l’interprétation radicale-socialiste, puis "nettement socialiste" (p. 92), très proche du jacobinisme robespierriste, et enfin communiste et marxiste. Ces interprétations fusionnent littéralement après la Seconde Guerre mondiale. Les marxistes n’ont donc fait que "s’approprier" l’historiographie républicaine.

La dernière partie, "Survivre au révisionnisme" se consacre donc logiquement aux années 1980 et à la révision de l’historiographie classique amorcée par l’historien anglais Alfred Cobban dans les années 1950. L’auteur soutient l’idée que l’opposition à l’histoire de la Révolution telle qu’elle avait été faite jusque là ne tient pas à l’apport de nouveaux faits qui auraient contribué à changer les perspectives interprétatives. Hobsbawm décrit donc dans des termes féroces les "idéologues" 7 qui soutiennent que la Révolution est un accident historique qui n’aboutit finalement qu’à des changements très mineurs voire inexistants. Il poursuit en défendant l’idée de la "révolution bourgeoise", tout en concédant que l’historiographie classique n’était pas sans une certaine « orthodoxie pédagogique » 8. Hobsbawm accuse les passions qui animent les intellectuels français des années 1980, et surtout l’anticommunisme viscéral de certains d’entre eux qui les pousse à employer une terminologie analogique hasardeuse pour parler de la fin du XVIIIe siècle ("goulag", "novlangue", "totalitarisme"). Il explique le changement idéologique par un changement de société qui oppose la France rurale de la méritocratie républicaine des historiens "classiques" de la Révolution à celle des héritiers qui grandissent dans des villes modernisées à toute vitesse. Aussi, après avoir peint le tableau d’un révisionnisme plus large "qui porte sur le processus de développement de l’Occident" 9, l’historien rappelle finalement le potentiel politique considérable toujours d’actualité de la Révolution – "sa devise, ses valeurs de raison, les Lumières" 10.


Une traduction trop tardive

Ce court livre d’Eric J. Hobsbawm permet de retrouver ce qui fait la marque de l’historien britannique, à savoir une perspective toujours internationale et comparatiste –les meilleurs passages du livre sont clairement à nos yeux ceux qui concernent la Russie. L’idée-force d’Hobsbawm d’une lecture orientée de la Révolution en fonction des intérêts politiques présents séduit et convainc à la fois, tout comme celle de l’utilité et de la portée considérables de la Révolution au XIXe et au XXe siècles, qu’on ne saurait remettre en cause. L’analyse du métier d’historien et de ses modifications en fonction des évolutions de la société s’avère également tout à fait intéressante, en particulier sur la contrainte de l’originalité, formulée avant Hobsbawm par Crane Brinton.

Toutefois, si Aux armes, historiens s’inscrit certes dans un débat qui a marqué l’historiographie de la Révolution – celui du Bicentenaire, monopolisé médiatiquement par un François Furet alors très influent dans les cercles intellectuels parisiens, il semble aujourd’hui quelque peu daté. Sans doute Echoes of The Marseillaise aurait dû être traduit plus tôt non seulement parce qu’il participe au débat, mais aussi parce qu’il est une réponse engagée contre "l’école critique" française dont il pointe souvent les paradoxes. Il manque pourtant à l’ouvrage une analyse plus fine du courant "révisionniste" qui apparaît comme une nébuleuse floue. L’attaque contre Furet et son école ne dit pas son nom, ou du moins pas assez nettement, comme si l’historien anglais avait refusé d’ouvrir Penser la Révolution française dont il ne cite que le titre. On aurait souhaité qu’Hobsbawm distingue le Furet de 1965 –celui de la thèse du "dérapage" -, du Furet de 1978 et de Penser la Révolution qui soutient que la Terreur était inscrite dans le processus révolutionnaire dès 1789. Et qu’il distingue encore un autre Furet, celui du Bicentenaire, qui explique que la révolution se termine en 1889, quand elle ne devient plus un point de référence politique nécessaire. Une lecture approfondie et, osons le mot, plus nuancée des œuvres qu’il réprouve aurait pu étayer ses thèses tout en empêchant de caricaturer totalement ses adversaires. Les critiques du terme de "bourgeoisie", par exemple, ont eu un intérêt heuristique indéniable sur les origines et les causes sociales de la Révolution 11, tout comme le rôle de la culture politique, ou bien l’analyse du discours. Il est également étonnant que nulle part n’apparaisse la formulation nette de la "théorie des circonstances" qui est l’un des points de débat les plus controversés du Bicentenaire : oui ou non la Terreur est-elle due aux guerres étrangères pendant la Révolution ? La question de la responsabilité politique du roi et des puissances européennes pendant le moment révolutionnaire n’est malheureusement pas abordée alors qu’il s’agit là, selon nous, d’un des points cruciaux des débats sur la Révolution.

Aussi attendions-nous dans la postface inédite un bilan qui surplombait le texte écrit en 1989, dans le feu de l’action et l’excitation du débat. Or, l’historien juge que le Bicentenaire fut un "exercice d’un provincialisme tout hexagonal" 12 qui a entraîné un déclin de la recherche historique liée à la Révolution en France. Hobsbawm oppose un dynamisme de la recherche anglo-saxonne à une déshérence française dont la cause serait l’ouragan Furet. Il est certes indéniable que la médiatisation du Bicentenaire en France et son utilisation politique par Furet sont en bien des points contestables. De même il est tout à fait juste que l’historiographie anglo-saxonne sur la Révolution propose des perspectives souvent novatrices, fondées sur des faits et des sources inédits ou renouvelés, qui enrichissent notre connaissance de la Révolution, mais c’est aussi le cas de recherches italiennes, allemandes, hollandaises, espagnoles entre autres. En France, comme le dit Michel Vovelle, la version historienne de Furet a été digérée plutôt en bien, ouvrant de nouvelles perspectives de recherche et contribuant à trouver une ligne intermédiaire entre le "tout social" et le "tout politique" 13. Contrairement à ce que dit Hobsbawm – d’après un livre qui date de 2002 –, la recherche française sur la Révolution n’est pas sans faire naître de nouveaux débats et apporter de nouvelles perspectives prometteuses : sur les républiques sœurs, les révoltes pré-1789, les étrangers, la Vendée, les "girouettes politiques", les Antilles etc. Si nous citons tous ces travaux, c’est pour qu’Eric J. Hobsbawm se rassure et soit plus optimiste : les échos universels de la Marseillaise continuent d’intéresser les Français, même si l’on ne chante plus la Carmagnole sur la place de la Bastille14.

 

Ouvrage publié avec l'aide du Centre national du livre.

rédacteur : Guillaume CALAFAT, Critique à nonfiction.fr

Notes :
1 - Pour plus de renseignements sur cette affaire, voir le point de vue de l’auteur : Eric J. Hobsbawm, "L’Âge des extrêmes échappe à ses censeurs", in Le Monde Diplomatique, Septembre 1999, disponible ici (www.monde-diplomatique.fr/1999/09/HOBSBAWM/12431). Pour avoir le point de vue adverse, notamment celui de Pierre Nora, se reporter à la revue Le Débat, Paris, n°93, janvier-février 1997. Rappelons que L’Âge des extrêmes conclut un travail d’histoire globale qui remonte à la fin du XVIIIe siècle et qui forme une trilogie - qui aurait dû être une tétralogie ! - publiée chez Fayard : L’Ère des Révolutions : 1789-1848, L’Ère du Capital : 1848-1875 puis L’Ère des Empires : 1875-1914.
2 - Voir sur ce sujet, la note du traducteur, Julien Louvrier, p. 8.
3 - p. 9
4 - p. 43
5 - Signalons qu’une tentative d’élargissement de perspective a notamment été effectuée par Annie Jourdan dans son livre La Révolution, une exception française ?, Flammarion, 2004
6 - p. 86
7 - p. 104
8 - p. 107
9 - p. 120
10 - p. 122-124
11 - Que ce soit pour s’opposer à la pertinence historique du terme (Sara Maza), ou que ce soit pour le défendre (Timothy Tackett).
12 - p. 136
13 - Voir la préface de Michel Vovelle dans Martine Lapied et Christine Peyrard (dir.), La Révolution française au carrefour des recherches, Publications de l’Université de Provence, Aix-en-Provence, 2002.
14 - Sur le bicentenaire toujours, le lecteur peut se reporter également au livre de Steven L. Kaplan Adieu 89 (Fayard, 1993) qui défend l'histoire sociale contre l'école révisionniste, non sans avoir suscité lors de sa parution de vives oppositions en France. Voir Laura Lee Downs et Stéphane Gerson (dir), Pourquoi la France ?, livre prochainement chroniqué sur nonfiction.fr. Nous aurions aimé qu'Hobsbawm se positionne dans la postface par rapport à un ouvrage important qui traite de thèmes très proches.
Titre du livre : Aux Armes historiens. Deux siècles d'histoire de la Révolution française
Auteur : Eric J. Hobsbawm
Éditeur : La Découverte