Nietzsche et la musique, 1 : commentaire décomposé
[jeudi 21 août 2008 - 15:00]
Musiques
Couverture ouvrage
L'esthétique musicale de Nietzsche
Éditeur : Presses universitaires du Septentrion
344 pages
"Peut-on parler de Nietzsche et la musique sans connaître les rudiments du solfège et savoir lire (au moins approximativement) une partition ?"

Dans un ouvrage intitulé L’esthétique musicale de Nietzsche, Éric Dufour apporte aux études nietzschéennes une contribution doublement décisive. Loin de se contenter de soulever des questions nouvelles et essentielles, il entend y répondre une fois pour toutes, de manière probante et définitive1. L’auteur devra cette éclatante réussite à un double mérite, à la fois philosophique et musicologique : rompant avec une masse de commentateurs incompétents "dont l’esprit n’est décidément pas très wissenschaftlich"2 et qui, "sans jamais se référer aux partitions, se répètent les uns les autres en reprenant les mêmes opinions promues vérités définitives"3, il examinera les textes avec attention et intelligence, analysera les partitions avec finesse et exactitude. "C’est d’ailleurs sur ce point, remarque-t-il non sans justesse, que le commentateur est renvoyé aux conditions de possibilité de son propre travail : peut-on parler de Nietzsche et la musique sans connaître les rudiments du solfège et savoir lire (au moins approximativement) une partition ?"4

Pour élucider la conception nietzschéenne du "dionysiaque", Éric Dufour s’appuie sur un postulat ainsi exprimé :

"Par exemple, en ce qui concerne la "musique dionysiaque" dont il est question dans La Naissance de la tragédie : puisque Nietzsche ne renvoie qu’à un seul exemple, à savoir le Tristan de Wagner, peut-être que des considérations élémentaires sur les caractéristiques musicales de cette œuvre permettraient de mieux comprendre ce que Nietzsche entend par là. Davantage, Nietzsche compose à cette époque une œuvre pour piano à quatre mains intitulée Manfred Meditation : si l’on postule qu’il doit y avoir une cohérence entre ce que dit Nietzsche de la musique et la musique qu’il fait, il est fort probable qu’on retrouvera dans Manfred les caractéristiques de Tristan et que leur mise en évidence nous aidera à comprendre cette "musique dionysiaque"4.

Signalons seulement ici que dès le premier paragraphe de La Naissance de la tragédie, Nietzsche cite la 9ème Symphonie de Beethoven en modèle du dionysiaque6. Mais voici l’essentiel de l’analyse tant attendue de Tristan et Isolde :

"Il faut mettre en évidence les caractéristiques proprement techniques par lesquelles Tristan et Isolde construit un tel devenir musical qui exprime la volonté dans laquelle sont résorbées toutes les formes individuelles.
En premier lieu, cette continuité musicale se manifeste dans le refus de la structure de l’opéra, c’est-à-dire la discontinuité instituée par la succession des récitatifs, des airs et des ensembles. La "mélodie infinie" wagnérienne est précisément un flux mélodique qui ne s’interrompt pas.
En second lieu, Wagner construit une continuité véritable au niveau harmonique et mélodique. Dès le Prélude, l’écriture musicale est subordonnée à la mélodie.
[Tristan et Isole, Prélude, mesures 1-4 (réduction pour piano)]
Cet accord, qu’on appelle l’"accord de Tristan", est en effet pensé mélodiquement (et non harmoniquement). Son indétermination tonale est due à son aspect horizontal : aussi hésite-t-il temporellement entre le mi mineur et le la mineur et participe-t-il des deux à la fois, sans qu’on puisse accorder un privilège à l’une des deux tonalités. Cet accord n’est pas pensé harmoniquement, en fonction des lois du cadre tonal et des passages (modulations) qu’il autorise et défend, mais en fonction d’un déploiement temporel imprévisible de la ligne mélodique qui intègre des notes de passage inattendues déstabilisant la tonalité. Cette idée vaut pour Tristan dans sa totalité. De plus, l’écriture musicale de cet opéra est chromatique. Aussi la mélodie contient-elle systématiquement de longues appoggiatures au demi-ton qui introduisent des dissonances. Le chromatisme, qui était auparavant "un élément occasionnel dans un contexte diatonique", devient ici "le fond essentiel" et constitue le moyen par lequel Wagner porte "atteinte à la tonalité". Plus largement, la musique wagnérienne cherche à instaurer une indétermination tonale systématique, en abusant des notes de passages, des appoggiatures et des modulations, de sorte que la tonalité est constamment brouillée sans que l’auditeur puisse l’identifier. Ce procédé fait de la musique, non pas une succession d’états figés et immédiatement reconnaissables (identification de la tonalité et des modulations successives), mais un pur devenir qui se transforme au sein d’un processus de détermination infini qui n’atteint aucun but, même temporaire. Ces procédés sont précisément ceux qui permettent de dissoudre l’individualisation et la détermination, donc l’identité. Il y a dans Tristan une instabilité tonale qui apparaît dès l’accord initial, lequel ne trouve sa résolution qu’avec l’accord parfait en si majeur qui conclut la mort d’Isolde. Partant, nous ne pouvons jamais identifier ni déterminer la tonalité dans laquelle nous nous trouvons."7



Pour commencer, l’auteur confond ce qu’il appelle "cet accord" avec les quatre premières mesures du Prélude : on retrouve cette confusion à plusieurs reprises.8

Ensuite, l’analyse se limite à quelques mots sur ces quatre mesures, d’une part, et à des considérations générales sans référence précise, d’autre part. Étrange conception de l’analyse musicale, qui se contente de généraliser des remarques portant sur les premières mesures du prélude symphonique d’un drame lyrique en trois actes, sans un seul mot sur le poème, la structure de l’œuvre, l’écriture vocale et instrumentale, le traitement des personnages…

Enfin, l’analyse s’avère inexacte. Non seulement il n’est pas toujours impossible d’identifier la tonalité, mais le seul extrait cité en exemple commence précisément par une harmonie de la (le fa de la deuxième mesure étant une longue appoggiature du mi) pour aboutir à un accord de septième de dominante en la9 : il n’y a donc pas ici d’"indétermination tonale systématique". Reste à expliquer néanmoins "l’accord de Tristan", accord de passage suscité par le mouvement mélodique chromatique des deux thèmes principaux de l’œuvre.

Plus généralement, les leitmotive de l’"indétermination tonale" et du caractère "imprévisible de la ligne mélodique" contredisent le sens musical du chromatisme, qui consiste au contraire en l’attraction tonale de la mélodie de demi-ton en demi-ton ; attraction due non pas à "une simple succession d’instants ou de moments, sans qu’aucune loi, aucune règle logique ne nous expliquent pourquoi telle phrase donne naissance à telle autre dans laquelle elle se poursuit"10, mais bien au contexte formé par l’harmonie, puisque c’est d’elle que dépend la perception des notes étrangères comme telles. L’effet du chromatisme tonal est donc une tension irrésistible vers une résolution généralement ajournée par Wagner : le désir toujours repoussé, en somme – n’est-ce pas tout le sujet de Tristan et Isolde ? C’est ce qu’explique admirablement Jacques Chailley, dont il faut citer le passage suivant in extenso :
   
"Outre sa fréquence inhabituelle, le chromatisme de Tristan est encore particulièrement expressif par l’intensité exceptionnelle qu’a su lui conférer le génie de Wagner. Il ne s’exprime cependant que par les moyens habituels – surtout notes de passage et appoggiatures au demi-ton – mais avec une abondance et surtout une insistance inconnues auparavant, et qui en font la nouveauté. Prenons-en comme exemple les célèbres quatre premières mesures, où figure le fameux accord dit "accord de Tristan", fa-si-ré dièse-sol dièse, mesures qui si longtemps n’ont paru mystérieuses, voire inexplicables, qu’en raison de la maladresse des traités et des méthodes d’analyse en cours. Nous les analyserons en détail au moment de l’étude des thèmes, et nous verrons qu’elles peuvent se ramener à une simple succession tonique-dominante dans le ton principal de la mineur. Mais alors qu’une succession de ce genre, au maximum, ne reçoit guère d’ordinaire plus d’une ou deux notes étrangères, on en compte ici quatre, toutes au demi-ton voisin (diatonique ou chromatique) et toutes appuyées avec une insistance inaccoutumée. Or, chacune d’elles signifie "tension", et toutes sont appuyées au maximum, voire au-delà du maximum admis par l’usage préalable. Que ce régime, établi dès les premières mesures, soit maintenu longtemps (et il le sera), et l’on conçoit que la "tension" du drame deviendra vite un survoltage exceptionnel. Le chromatisme de Tristan, à base d’appoggiatures et de notes de passage, représente donc, techniquement et spirituellement, sans aucune atteinte à la tonalité, l’apogée de la tension."11

Mais… diantre ! N’avons-nous pas lu tantôt chez Éric Dufour la phrase suivante : "Le chromatisme, qui était auparavant "un élément occasionnel dans un contexte diatonique", devient ici "le fond essentiel" et constitue le moyen par lequel Wagner porte "atteinte à la tonalité"" ? Ne prétend-il pas citer ici, comme l’indique la référence donnée dans la note, cette même page de Jacques Chailley ? Éric Dufour pousse là le comble de l’imposture jusqu’à attribuer à l’éminent musicien des propos très exactement contraires à ceux qu’il tient en réalité dans son livre.12



Après Tristan et Isolde, c’est à Manfred-Meditation13 de Nietzsche que s’attaque Éric Dufour. S’il n’est guère de référence précise à un passage de Manfred-Meditation qui ne comporte une inexactitude, le début de l’œuvre est déjà l’occasion d’une méprise :

"L’instauration du climat dans lequel commence Manfred contient quasiment une citation de Tristan et Isolde. Le célèbre Sehnsucht-Motiv de Tristan est en effet composé de quatre notes qui forment une progression chromatique : sol #, la, la #, si. Or le début de Manfred contient également quatre notes qui forment une progression chromatique et qui donnent une même impression de Sehnsucht : la b, la bécarre, si b, si bécarre. Il s’agit donc de motifs qui sont enharmoniques et qui sont donc, au clavier, littéralement les mêmes."14

Ces motifs ne sont pas littéralement les mêmes : ils ne sont pas accompagnés des mêmes harmonies, leur rythme n’a rien de commun, et Nietzsche rompt la continuité de sa progression mélodique en passant à l’octave inférieure sur le si bécarre où culmine au contraire la phrase de Wagner. Bref, les deux motifs sonnent de manière totalement différente.

Continuons :

"La déstabilisation de la tonalité est également produite par l’utilisation fréquente de glissements chromatiques, autant dans la mélodie que dans l’harmonie. La mesure 39 est représentative de cette tendance : elle installe à nouveau le climat du commencement par des glissements chromatiques qui créent une nouvelle fois un sentiment d’attente par l’indétermination tonale qu’ils introduisent. Nous pouvons également observer les mesures 290-291, où l’utilisation du chromatisme n’est pas sans évoquer le duo d’amour du second acte de Tristan. Comme dans l’accord de Tristan, la mélodie se déplace sur des intervalles chromatiques et la tonalité reste indéterminée. Le premier accord est un accord de septième mineure du deuxième degré de sol (mesure 290), le second est un accord renversé de quinte diminuée du septième degré de si mineur ou majeur. Cela posé, le ré # gêne la tonalité dans la première mesure, ce qui est également le cas du fa bécarre dans la seconde mesure. Si nous considérons le ré # comme une note réelle et non accidentelle, nous pourrions être en mi mineur (ou dans sept autres tons). Dans la seconde mesure, le fa bécarre ne peut être considéré comme une note réelle, en sorte que nous sommes nécessairement en si."15



Prenons dans l’ordre les références de cette analyse désordonnée :
- il n’y a strictement aucun chromatisme à la mesure 39, pas plus qu’entre la mesure 39 et celle qui précède ; bien mieux : l’harmonie reste strictement identique pendant toute la mesure, les notes qui la composent demeurant rigoureusement les mêmes16 ;
- le duo d’amour auquel Éric Dufour fait allusion, célèbre sous le nom d’"hymne à la nuit", dure 89 mesures (571 à 659) : on aimerait plus de précision…
- aucune mélodie ne "se déplace" dans l’accord de Tristan ;
- les mesures 290 et 291 : le "premier accord", ré dièse – la – do bécarre – fa dièse (dont le sol bécarre est une appoggiature), est une septième diminuée, non une septième mineure : il s’agit clairement d’une dominante du ton de mi majeur affirmé mesure 289 sans aucune ambiguïté. Cet accord n’a rien à voir avec une septième du second degré de sol, dont on voit mal d’où elle sortirait, et qui ferait du sol une tonique. Le "second" accord est bien en si, mais il porte un nom beaucoup plus simple que ne le laisse accroire la description alambiquée d’Éric Dufour : c’est un triton (3ème renversement de l’accord de septième de dominante).

Autre approximation :

"Manfred passe d’une tonalité à une autre sans que ce processus trouve, sinon un terme, du moins un repos momentané. C’est le cas par exemple à partir de la mesure 31, où Nietzsche passe en ré majeur, après un long passage en mi mineur qu’il étire par des notes de passage (mesures 27 à 30), sans nous donner la résolution que nous fait attendre la pédale de dominante (mesures 22 à 26) que nous retrouvons à la mesure 30."17
   
On peut certes entendre en mi mineur ce passage étrange ; pourtant, tout au long des mesures 27 et 28 s’étale un mi bémol cruellement incompatible avec la tonalité de mi. Accordons à Éric Dufour le bénéfice d’un doute qu’il ne soulève pas : en interprétant ce mi bémol comme un ré dièse mal orthographié, et non comme un authentique mi bémol, on peut considérer que l’harmonie de dominante en mi de la mesure 26 se prolonge mesures 27 et 28 en changeant de renversement, quoique le passage orthographique du ré dièse au mi bémol enharmonique ne s’explique guère, et que le do (alors "9ème") accolé à cette "sensible" et placé sous la fondamentale si produise un effet extrêmement dur. Dans cette hypothèse, on peut interpréter l’harmonie de la mesure 29 comme un quatrième degré altéré ramenant à la dominante de mi mesure 30 – où ne se trouve d’ailleurs aucune pédale.

Et voici une perle :

"Non seulement Nietzsche ne cesse de troubler les tonalités, mais il utilise même la bitonalité de la mesure 180 à la mesure 183 : la partie écrite en clé de fa soutient par des accords de fa la mélodie de la partie écrite en clé de sol qui est en do majeur."17

L’harmonie de la mesure 180, un triton en fa, est d’autant plus indiscutable que cette mesure ne comporte pas la moindre note étrangère à l’accord19 et que ce triton se résout sur un accord de sixte en fa mineur sur le premier temps de la mesure 181. Les deuxième et troisième temps de cette même mesure apportent bien une couleur de dominante de do majeur (septième de dominante puis triton et tierce mineure), à la fois par l’harmonie et par le contour mélodique de la partie de premier piano, sans qu’en aucun cas ce bref emprunt ne permette de parler de bitonalité puisque les harmonies ne sont jamais superposées mais juxtaposées20. Nietzsche répète ces deux mesures à l’identique aux mesures 182-183.



Sur le plan rythmique, les remarques d’Éric Dufour conservent une pertinence constante : "Il y a en général dans Manfred une structure ternaire. Les passages relevant du quatre temps (mesure 236 par exemple) ou du deux temps (mesure 243) sont relativement rares."21 Or, ce sont les mesures 238 et 246 qui sont écrites à quatre temps (4/4), non la mesure 236. Ou encore : "Notons enfin une originalité rythmique : Nietzsche utilise l’hémiole (voir par exemple les mesures 40-50), procédé rythmique qui consiste à transformer deux mesures à trois temps en une grande mesure à trois temps, ce qui déplace les temps forts."21 En dépit de l’effort sémantique de l’auteur, il n’y a aucune hémiole de la mesure 40 à la mesure 48 : une basse tombe systématiquement sur le premier temps, alors que la structure rythmique décrite par Éric Dufour supposerait que le premier et le troisième temps d’une mesure puis le deuxième de la suivante soient accentués. C’est uniquement aux mesures 49 et 50 que la basse adopte effectivement ce schéma rythmique23, certes particulièrement original, puisqu’il était déjà fort goûté des maîtres baroques24.

Éric Dufour nous gratifie également de considérations générales oscillant entre l’obscurité fumeuse et la banalité navrante ; par exemple : "Dans Manfred, Nietzsche esquive toujours la résolution, sans qu’on ait pour autant l’impression qu’il assume cette irrésolution."25 Non seulement c’est faux (on a vu plus haut des exemples de résolution), mais surtout, on ne voit guère ce qu’entend démontrer l’auteur en évoquant une impression dont l’objet demeure pour le moins équivoque. Qu’est-ce qu’assumer l’irrésolution en musique ?

Pour clore ce brillant chapitre, Éric Dufour soutient la thèse selon laquelle Nietzsche composerait une musique conforme aux lois de l’harmonie classique, non sans déceler quelques exceptions :

"Nous devons cependant remarquer certains "heurts" dont il est peu probable que Nietzsche les ait voulus consciemment, dans le but tout à fait romantique d’enfreindre les règles d’école. Ainsi est-ce le cas de l’enchaînement du dernier temps de la mesure 316 au premier temps de la mesure 317. Nous y trouvons en effet un accord de sixte et de quarte du premier degré de do mineur, qui est enchaîné avec l’accord, à l’état fondamental, du premier degré de do mineur."26

Il s’agit tout simplement d’une syncope d’accords, ce qui signifie que le même accord se trouve de chaque côté de la barre de mesure : ici, un accord de do mineur dans deux renversements différents. L’effet en est très plat puisque l’harmonie reste rigoureusement identique, mais en aucun cas il ne saurait passer pour "heurté" ; au contraire, on peut difficilement imaginer un enchaînement plus pauvre et plus statique. Ce qui n’empêche pas l’auteur de poursuivre :

"Il est difficile de ne pas voir dans un tel enchaînement harmonique une "erreur", mais il est tout aussi difficile de trouver d’autres exemples de tels enchaînements de Manfred : aussi surprenantes que soient les discontinuités du discours musical nietzschéen, elles ne répugnent pas pour autant aux lois de l’harmonie."26

On ne peut réprimer ici deux remarques : d’abord, les fautes d’harmonie sont innombrables dans Manfred-Meditation28 ; ensuite, la thèse selon laquelle Nietzsche se conformerait aux règles de l’harmonie contredit abruptement toutes les analyses qui l’ont précédée, lesquelles visaient au contraire à accréditer l’idée d’une rupture avec le langage classique au moyen d’une "indétermination tonale" systématique. Cette indétermination nous semble devoir moins à l’exemple de Wagner qu’au manque de métier de Nietzsche. Éric Dufour conclut pour sa part que "Manfred témoigne d’une connaissance indéniable des règles de la composition"26. Traduction française : une telle analyse témoigne d’une méconnaissance indéniable desdites règles de la composition.



Il est à craindre que la volonté de faire de Manfred-Meditation une sorte de "Sous-Tristan", suivant le leitmotiv de l’indétermination tonale ait "conduit" Éric Dufour à bien des égarements. Pourtant, il écrit : "L’analyse de Tristan, mais aussi celle de Manfred-Meditation, pièce qui s’est révélée être une illustration de la conception développée dans La Naissance de la tragédie, nous ont permis de mieux comprendre les caractéristiques de la musique dionysiaque et leur sens esthétique et philosophique."30 Mieux : non content de faire preuve d’une musicalité surprenante de la part d’un auteur qui se targue d’apporter pour la première fois les analyses musicales qui faisaient défaut à tous les commentaires antérieurs, Éric Dufour ne manque pas une occasion de dénoncer leurs infortunés auteurs.31

Elégance, probité, pertinence, tels sont les incontestables mérites d’un ouvrage où l’on apprend bien des choses encore : que "la musique, comme on l’a vu, n’est pas pour Nietzsche dans le temps"32 ; que "la septième diminuée n’assume pas le passé et ne pose aucune direction par rapport à laquelle le présent pourrait s’instituer comme tel en faisant advenir un futur", et plus précisément qu’elle apparaît "comme l’élément qui fait de la phrase musicale un énoncé hypothétique d’autant plus aporétique que, alors que toute question formulée dans notre langage ordinaire implique quelque chose quant à ce qu’il faut chercher et quant à la manière dont nous devons le chercher, la septième diminuée apparaît comme le fait d’interroger en général, sans même poser une question déterminée"33 ; que de manière générale "la musique wagnérienne refuse de construire une totalité harmonique, mélodique et rythmique nécessairement finie"34.

Selon l’auteur de L’esthétique musicale de Nietzsche, "Nietzsche ne cesse de revenir sur un unique thème : comment un discours sur la musique est-il possible ?"35 Qu’elle intéresse Nietzsche ou non, il semble qu’Éric Dufour n’ait pas suffisamment médité cette question.


* À lire également sur nonfiction.fr :

La critique du livre de Florence Fabre, Nietzsche musicien. La musique et son ombre (PUR). Nietzsche possédé par le "démon de la musique", inspirateur de ses œuvres musicales comme de sa pensée, de son style, de ses livres. Par Julien Brun.



rédacteur : Julien BRUN, Critique à nonfiction.fr
Illustration : wikipedia.org

Notes :
1 - Cf. Éric Dufour, L’esthétique musicale de Nietzsche, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2005, p. 13-14 : "Pourquoi n’a-t-on remarqué, en lisant les textes sur la musique de Humain, trop humain, qu’il ne s’agit ni de la "physiologie de la musique" qu’on trouvera plus tard, dans les textes du Nietzsche de la maturité, ni de la "métaphysique de la musique" wagnéro-schopenhauérienne à laquelle souscrit Nietzsche jusqu’à Richard Wagner à Bayreuth ? Pourquoi n’a-t-on pas fait le rapprochement entre les idées qui apparaissent dans Humain, trop humain et l’esthétique formaliste défendue par Hanslick dans Du beau dans la musique ? Et il ne s’agit nullement là d’une interprétation, mais d’un fait qui peut et doit être établi – et qui d’ailleurs le sera ici."
2 - Éric Dufour, Op. cit., p. 258.
3 - Éric Dufour, Op. cit., p. 12.
4 - Éric Dufour, Op. cit., p. 15.
5 - Éric Dufour, Op. cit., p. 15.
6 - La Naissance de la tragédie, § 1 : "Transformez en tableau l’"Hymne à la joie" de Beethoven et ne laissez pas votre imagination en reste lorsque les millions d’êtres se prosternent en frémissant dans la poussière : c’est ainsi qu’il est possible d’approcher le dionysiaque."Ce qui n’empêche pas Éric Dufour de répéter : "Il est remarquable que le seul exemple de La Naissance de la tragédie, si l’on excepte la tragédie grecque, soit Tristan et Isolde, l’opéra de Richard Wagner." (Éric Dufour, Op. cit., p. 63.)
7 - Éric Dufour, Op. cit., p. 91-92.
8 - On la retrouve pages 95 et 99. Page 95 : "L’’accord de Tristan’ dont nous avons déjà parlé illustre cette idée. Nous y trouvons en effet deux lignes mélodiques indépendantes : d’une part le thème de Tristan qui est en la mineur (sol #, la, la #, si), d’autre part le thème d’Isolde qui est en mi mineur (la, fa, mi, ré #, ré). Aussi l’accord et donc l’harmonie sont-ils subordonnés au développement horizontal de deux lignes mélodiques indépendantes qui créent l’indétermination et le caractère étrange de cet accord." Les lignes mélodiques évoquées ici ne sont en elles-mêmes ni en la mineur ni en mi mineur : c’est le contexte harmonique qui permet de distinguer les notes réelles des notes étrangères dans ce chromatisme. Hors de tout contexte, chacun des deux thèmes pourrait parfaitement être harmonisé dans d’autres tonalités, même assez éloignées. Page 99 : "Comme dans l’accord de Tristan, la mélodie se déplace sur des intervalles chromatiques et la tonalité reste indéterminée." La note donne : "Comme dans l’accord de Tristan, il y a un accord de basse qui reste le même dans les deux mesures et la mélodie se déplace dans chaque mesure sur deux notes (et sur des intervalles chromatiques)." L’accord connu des oreilles musicales sous le nom d’"accord de Tristan" n’est rien d’autre que l’accord fa – si – ré dièse – sol dièse posé sur le premier temps de la troisième mesure.
9 - L’accord de septième de dominante est précisément l’accord tonal par excellence : non seulement c’est l’accord qui, dans le langage classique, instaure la tension structurante entre la tonique et la dominante, mais c’est en outre le seul accord qui fixe la tonalité avec certitude, les notes dont il se compose correspondant dans son seul cas aux harmoniques naturels de la fondamentale.
10 - Éric Dufour, Op. cit., p. 248.
11 - Jacques Chailley, Tristan et Isolde de Richard Wagner, Paris, Alphonse Leduc, 1972, p. 22-23 (nous soulignons).
12 - Jacques Chailley poursuit d’ailleurs aussitôt : "Je ne suis pas encore parvenu à comprendre comment avait pu se répandre, sous l’autorité de Schönberg, l’idée saugrenue d’en faire le prototype d’une atonalité basée sur la destruction de toute tension. […] Cette curieuse conception n’a pu se former que par suite d’une destruction des réflexes analytiques poussant à isoler artificiellement une agrégation formée en tout ou en partie de notes étrangères pour la considérer, abstraction faite de son contexte, comme un tout organique fait de notes réelles ; il devient dès lors aisé ensuite de démontrer qu’une telle agrégation échappe aux classifications des traités tonaux ; ceux-ci à leur tour n’ont plus qu’à se voir condamnés en bloc pour leur impuissance à rendre compte de tels "accords". Ce sophisme, assez grossier, que l’on ne tolèrerait pas chez un élève d’harmonie de première année, est pourtant devenu usuel dans les ouvrages d’obédience, et Tristan s’en est trouvé la première victime désignée. Devant l’incroyable audience obtenue par ce slogan pour sourds, la seule réaction honnête consiste à prendre la partition…" Éric Dufour aurait-il sauté sa première année d’harmonie ?
13 - Friedrich Nietzsche, Der musikalische Nachlass, Basel, Bärenreiter-Verlag, 1976, p. 108-126. Contrairement aux apparences, nous utilisons bien la même partition qu’Éric Dufour, "partition qu’on peut facilement trouver depuis 1976" (Éric Dufour, Op. cit., p. 12).
14 - Éric Dufour, Op. cit., p. 98.
15 - Éric Dufour, Op. cit., p. 99.
16 - Que le do bémol et le la bémol changent de partie sur le deuxième temps ne les altère en rien.
17 - Éric Dufour, Op. cit., p. 100.
18 - Éric Dufour, Op. cit., p. 100.
19 - L’accord de septième de dominante, dont le triton constitue le 3ème renversement, est dans le langage classique l’accord tonal par excellence (voir la note 8). Éric Dufour note par ailleurs la différence entre cet accord et l’accord, ambigu et instable, de septième diminuée – non sans faire une nouvelle erreur : "Ce point est très important. Avec un accord de septième diminuée, nous pouvons nous diriger vers huit tons – alors qu’avec un accord de dominante nous ne pouvons aller que dans deux tons." (Éric Dufour, Op. cit., p. 101.) À proprement parler, on peut soit "aller" dans l’un des deux modes, majeur ou mineur, du ton, soit moduler dans bien des tons différents dont le nombre ne se limite pas à deux.
20 - Sans même parler de prêter à Nietzsche l’intention d’utiliser sciemment une quelconque bitonalité.
21 - Éric Dufour, Op. cit., p. 103.
22 - Éric Dufour, Op. cit., p. 103.
23 - Tout au plus peut-on en voir une vague préfiguration dans la réitération d’une cellule rythmique composée d’une brève et d’une longue dans les mesures qui précèdent.
24 - Ainsi Jean-Jacques Rousseau décrit-il dans son Dictionnaire de Musique l’usage qu’en faisaient les "anciens Auteurs Italiens". Cf. Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes, tome V, Paris, Gallimard, coll. "Pléiade", 1995, p. 854-855.
25 - Éric Dufour, Op. cit., p. 102. Pour la banalité : "les modulations systématiques, les notes de passage et les appoggiatures ont pour conséquence le fait que le matériel musical est en perpétuel devenir." (Éric Dufour, Op. cit., p. 93.) Comment le "matériel musical" pourrait-il n’être pas en perpétuel devenir ?
26 - Éric Dufour, Op. cit., p. 104.
27 - Éric Dufour, Op. cit., p. 104.
28 - Hans von Bülow, à qui Nietzsche avait fait parvenir sa partition, a exprimé un jugement radical dans une lettre restée fameuse, où, entre autres sarcasmes, il accuse du viol d’Euterpe le compositeur d’une musique aussi détestable – compositeur auquel il reproche explicitement de mépriser toutes les règles de la composition, y compris les lois les plus élémentaires de l’harmonie…
29 - Éric Dufour, Op. cit., p. 104.
30 - Éric Dufour, Op. cit., p. 106.
31 - Éric Dufour, Op. cit., p. 258 : "Que les œuvres de Peter Gast soient tombées dans l’oubli le plus total est désolant pour deux raisons. La première, c’est que cet état de chose condamne les commentateurs, dont l’esprit n’est décidément pas très wissenschaftlich, à vouloir en parler sans même en avoir une connaissance de deuxième ou de troisième main." Si cette remarque se passe de commentaire, les exemples de telles attaques abondent…
32 - Éric Dufour, Op. cit., p. 273. Peut-être dans un arrière-monde ?
33 - Éric Dufour, Op. cit., p. 251. Comme si la musique se devait de discourir selon l’ordre des raisons…
34 - Éric Dufour, Op. cit., p. 323. C’est à croire que Wagner n’a achevé aucune œuvre.
35 - Éric Dufour, Op. cit., p. 15.
Titre du livre : L'esthétique musicale de Nietzsche
Auteur : Éric Dufour
Éditeur : Presses universitaires du Septentrion