Une interprétation de Tocqueville
[mardi 13 mai 2008 - 15:00]
Histoire
Couverture ouvrage
Tocqueville. Les sources aristocratiques de la liberté
Éditeur : Fayard
482 pages
Lucien Jaume signe ici une biographie intellectuelle magistrale.
Lucien Jaume nous dit d’emblée ce qu’il veut faire avec ce nouvel ouvrage et ce dont il ne veut plus : "Le propos de ce livre, alliant étude de contexte et lecture interne, n’est donc pas de livrer un commentaire … mais de donner une interprétation de Démocratie en Amérique". Nul n’est mieux placé que lui pour livrer cette interprétation. Son essai lumineux sur L’individu effacé ou le paradoxe du libéralisme français (1997) a fait date : c’est l’une des études les plus approfondies et les plus perspicaces de la pensée politique française de la première moitié du XIXe siècle. Et son Hobbes (1986) aura depuis longtemps démontré sa capacité à faire jaillir une pensée vivante de textes trop bien connus, voire déformés par trop de familiarité.


De la mutation de l'autorité

Quel Tocqueville sort donc de l’"interprétation" de notre auteur ? D’abord, c’est un Tocqueville qui, à l’encontre du poncif des manuels, n’est pas notre contemporain. Il vit dans un monde où une certaine aristocratie se survit à elle-même et cherche à la fois un nouveau rôle et un certain palliatif à ses craintes de l’avenir. Pour nous y faire entrer, Jaume nous montre "la littérature démocratique" - c’est ainsi que Tocqueville nomme le romantisme - à travers les yeux d’un lecteur formé à une autre école, où un moraliste comme La Bruyère côtoie des ecclésiastiques comme Bossuet ou Bourdaloue,  et où on peut faire appel aux "œuvres de l’Antiquité pour contrebalancer les défauts de la langue démocratique – notamment son incapacité à reconnaître un Arbitre ou un Juge permanent et, dirons-nous, "autorisé" ".

Par ce biais, nous en venons donc au cœur de l’analyse de Jaume, laquelle tourne autour de la question, capitale, de l’autorité. Car c’est l’autorité dans ses formes les plus traditionnelles – intellectuelles et religieuses aussi bien qu’esthétiques – que la démocratie s’emploie à détruire pour mettre en place ce que notre auteur appelle "l’autorité du social". Au lieu et à la place de l’autorité fixe, stable, hiérarchisée des siècles aristocratiques se construit alors une forme d’autorité qui aurait, comme le bon Dieu selon Pascal, son centre partout et sa circonférence nulle part : "une autorité que tous, distributivement, exercent sur chacun", écrit Jaume, et qui est, par là même, "d’allure holiste et … dotée de la toute-puissance". L’opinion publique devient donc croyance, et l’autorité du social s’établit sur la base de cette croyance qui fait irruption justement là où on croit avoir aboli la foi pour instaurer la liberté de l’individu qui jugerait seul de tout, sans préalables ou préjugés.

Autour de cette intuition – l’une des "plus fortes intuitions" de Tocqueville selon notre auteur – on voit se dessiner un bel échantillon de la pensée catholique et contre-révolutionnaire de l’époque. De Bonald à Lamennais en passant par Maistre, Jaume dégage une sociologie de l’opinion, une vision du sens commun comme "dépôt" de la "raison générale", le fondement de ces "croyances dogmatiques … que les hommes reçoivent", écrivit Tocqueville, "de confiance et sans les discuter". À la fin du XIXe siècle, Durkheim reprendra ce thème à son compte sous la forme de "la conscience collective".


"Une dynamique désormais irrépressible"

Voici donc une introduction à "la méthode Jaume" : d’abord replacer la pensée de Tocqueville dans une couche épaisse de discours saturés de questions, d’inquiétudes, de vocabulaires pareils aux siens, pour faire ensuite émerger non seulement son point de départ mais aussi son point d’arrivée, c’est-à-dire le corpus de "croyances dogmatiques" qu’il espère faire bouger par la force de ce qu’il écrit. Car le propos de Jaume n’est pas de priver Tocqueville de toute originalité en nous peignant "les sources aristocratiques" de sa pensée. En effet, il s'efforce de nous convaincre du contraire, à savoir que le véritable but de Tocqueville serait à chercher dans la formule appliquée par Chateaubriand à cet illustre ancêtre de son neveu, qu'il nommait "Malesherbes aux vertus antiques et aux opinions nouvelles". Ainsi, Tocqueville, comme son bisaïeul, ne confond pas fermeté de caractère avec immobilité d’esprit. Sa fidélité à un monde qu’il sait à jamais perdu consiste donc à "transférer quelque chose des belles valeurs aristocratiques à une société que le puissant moteur de l’Égalité dote d’une dynamique désormais irrépressible".

Mais l’exploration de Jaume ne s’arrête pas avec "les sources aristocratiques". Il fait aussi une place importante et éclairante à certains antagonistes dont la conception des "libertés" et de l’"autorité" est moins libérale et surtout moins généreuse que celle de Tocqueville. On pense d’abord à Michel Chevalier, Saint-Simonien et donc trop matérialiste au goût d’un Tocqueville moraliste et jansénisant (soit dit en passant que Jaume consacre plusieurs de ses plus belles pages aux rapports extrêmement intéressants entre Tocqueville et les moralistes et Jansénistes). Mais c’est surtout l’"impérialisme démocratique" de Chevalier qui est pour Tocqueville la pierre d’achoppement. Chevalier, tout comme ses opposants les conservateurs et traditionalistes, voit bien que la démocratie crée un problème d’autorité, mais il ne reconnaît pas cette nouvelle forme d’autorité du social que Tocqueville croit percevoir dans les mœurs démocratiques. Pour Chevalier et ses amis Saint-Simoniens, la nouvelle autorité serait à établir à partir d’une nouvelle aristocratie gouvernante. Aux yeux de Tocqueville, les Saint-Simoniens participent donc du péché originel de l’absolutisme et du despotisme post-révolutionnaire, qui consiste à substituer aux hiérarchies inhérentes à la société un encadrement artificiel de provenance étatique semblable à ceux de Napoléon et Louis XIV, qui avaient créé de nouvelles aristocraties dépendantes et donc privées de liberté.


Une monarchie accoucheuse ou assassine ?

Pour Guizot, l’autre grand antagoniste de Tocqueville, le problème est similaire. Si Chevalier représente l’aspect technocratique du triomphalisme bourgeois, Guizot représente le côté politique : pour lui, ce n’est pas l’État qui crée la nouvelle aristocratie, mais la partie supérieure de la bourgeoisie qui est, de par sa nature, une aristocratie de mérite, de "capacités" (pour employer un mot imprégné du véritable parfum de l’époque) et qui revendique donc le droit de gouverner au nom de tous, voire comme le représentant de tous. La différence entre les deux penseurs de la démocratie relève alors de leurs appréciations respectives du rôle historique de la monarchie : l’un et l’autre attribuent un rôle capital aux rois niveleurs, mais pour Guizot c’est la monarchie qui est l’accoucheuse de la liberté bourgeoise, alors que pour Tocqueville cette même monarchie n’est que l’assassin de la liberté aristocratique. Guizot ne croit donc pas au "dogme de la souveraineté du peuple" cher à Tocqueville. Le peuple ne pense pas, et un souverain qui ne pense pas lui est inconcevable : "Pour Guizot, écrit Lucien Jaume, c’est le gouvernement de l’élite représentative qui "était au fond de tous les besoins généraux, de toutes les tendances durables des sociétés européennes." " Qui plus est, ce n’est plus la particularité, le génie du local, de la commune, du contact direct entre hommes de tous les niveaux, qui constitue la définition même du bon gouvernement ou de la république de la vertu ; c’est plutôt ce que Guizot appelle "la généralité", produit du consensus élitaire, qui "s’élève dans le pouvoir, au-dessus des communautés de base … [qui] crée de l’autorité parce qu’on a crée de la représentation."


Un livre riche d’enseignement, donc, mais, au risque de paraître ingrat, je sacrifierai au devoir du critique en évoquant quelques lacunes possibles. La principale, à mon avis, c’est de ne pas tenir compte des sources américaines de Tocqueville – sources certes non "aristocratiques" au sens propre mais quand même prises dans cette couche de "capacités" chères à Guizot. En effet, des hommes comme Jared Sparks, John Quincy Adams, et James Kent, chez qui Tocqueville puise quantité de leçons sur la nouvelle société démocratique, représentent en quelque sorte les restes d’une société quasi-aristocratique au sein même de la démocratie – une société tranquille dont la belle harmonie serait, aux yeux de ces apologistes, le produit d’une déférence qui se réalise spontanément et sans contrainte. Fort de leurs opinions, voire de leurs préjugés, Tocqueville a pu nourrir un certain nombre d’illusions sur la véritable nature de la démocratie en Amérique, qui était en train de se métamorphoser au moment même de sa visite. Et puis Tocqueville lui-même met l’accent sur plusieurs institutions élitaires – les "légistes", par exemple, qu’il traite d’hommes supérieurs mais représentatifs au sens de Guizot, ou la Cour Suprême, ce puissant ralentisseur et amortisseur des passions démocratiques – d’une manière qui permettrait de rapprocher son analyse de celle de son maître et contradicteur Guizot. Mais c’est un vaste sujet, et il faudrait un autre lecteur aussi expert des sources américaines que Lucien Jaume ne l’est des sources françaises pour le mener à bien (Jaume évoque parfois des textes d’Outre-Atlantique, mais pas toujours de façon rassurante : il confond, par exemple, p. 196, l’auteur du XIXe siècle Washington Irving avec le romancier contemporain John Irving). Toutefois, s’il laisse du travail pour d’autres chercheurs, il faut reconnaître que Lucien Jaume nous a donné un livre magistral, l’un des meilleurs qui existe sur la pensée de Tocqueville, et désormais incontournable pour tout étudiant sérieux non seulement de l’auteur de La Démocratie en Amérique, mais aussi de la nature de la démocratie moderne elle-même.

rédacteur : Arthur GOLDHAMMER, Critique à nonfiction.fr
Titre du livre : Tocqueville. Les sources aristocratiques de la liberté
Auteur : Lucien Jaume
Éditeur : Fayard