Le Liban décortiqué
[lundi 28 avril 2008 - 11:00]
Monde
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Atlas du Liban : territoires et société
Éditeur : Institut français du Proche Orient
Enfin des faits ! Des données, sériées, précises, claires, rigoureuses. C’est ce qui vient à l’esprit à la lecture de cet Atlas du Liban.
Dans un paysage éditorial sur le Moyen-Orient saturé d’ouvrages de témoignages, d’itinéraires de découvertes, de récits de voyages, ou de dictionnaires amoureux, cet ouvrage vient combler une lacune, celle, justement, des faits, alignés, mis en perspective, et représentés spatialement. Avant tout, il s’agit d’un véritable outil de recherche : qu’on n’aille pas y chercher un itinéraire des sites, ou un circuit touristique. Il s’agit bien d’un atlas au sens le plus académique du terme, une représentation spatiale de la terre, des hommes, et de leurs dynamiques dans l’espace libanais, "Territoires et société", comme l’indique le sous-titre, avec les outils et le vocabulaire de l’étude géographique.


Des faits, rien que des faits

Au fil des chapitres thématiques, on passe ainsi du placement régional et mondial du Liban à une étude de son peuplement, de son économie, de ses dynamiques territoriales et nationales, etc… Pas de bonnes adresses, pas de charmant village "tapis au creux d’un nid de verdure" ou "perché sur un roc escarpé" donc, mais une étude détaillée du cadastre libanais, de la répartition de sa SAU (surface agricole utile), de celle de ses éparchies (évêchés maronites) et de leur personnel au niveau mondial, ou les chiffres de la part de la bijouterie dans sa balance commerciale, ceci pour ne rien dire de la distribution de l’élevage caprin dans la montagne. Et tout cela est, réellement, passionnant. Plus fait pour une consultation ponctuelle que pour une lecture au fil des pages, cet Atlas est un outil précieux pour l’étudiant ou l’enseignant, l’entrepreneur, également, qui souhaite travailler sur ou en lien avec le Liban. Il lui permet de voir, au sens propre, au moins une grande part de la réalité du pays, au travers d’une étude sérieuse, complète, et aussi impartiale que possible. La caricature, abusive, du Méditerranéen, en fait un personnage se reposant énormément, sinon trop, sur l’affectif, ce qui conduit souvent à des représentations faussées, ou à l’incommunicabilité : "vous ne pouvez pas comprendre, vous n’êtes pas du pays". Si, à défaut de ressentir, il est possible de comprendre : cet Atlas y aide en dressant le tableau, aussi complet que possible, d’un pays, laissant le lecteur se faire lui-même son opinion, mais lui fournissant des guides sûrs pour aider sa réflexion, et des données suffisamment complètes, équilibrées et précises pour aider son cheminement personnel.


Des données pour appuyer les intuitions

Ainsi de la question confessionnelle, parfois présentée comme l’alpha et l’oméga du Liban, le prisme à travers lequel tout passe. Elle n’est pas ignorée, loin de là, et prend sa juste place, enjeu fondamental, mais non unique : un des principaux intérêts de cet ouvrage est de la remettre, parmi d’autres, en perspective, et d’éclairer le jeu beaucoup plus complexe des dynamiques libanaises, qui ne mettent pas en jeu que la différenciation religieuse, mais aussi les clivages sociaux, la transition démographique, ou les fractures régionales. Essayer de ne comprendre le Liban que par la religion reviendrait, en grossissant le trait, à ne percevoir de la Grande-Bretagne que son opposition entre catholiques et anglicans, ce qui risque d’être assez vite limitatif.

Par la mise en perspective des données, cet Atlas permet aussi de confirmer, affiner, contredire parfois, par l’épreuve des faits, l’analyse "sauvage" que l’on a soi-même pu faire en étudiant le Liban, soit de visu, soit à partir de documents plus anciens, mais que, faute de collection et de représentation des données sur un échantillon significatif, on devait considérer comme une intuition, parfois une quasi-certitude, mais qui trouve là une base sur laquelle s’appuyer. Ainsi des migrations hebdomadaires des familles de la côte retournant au village en fin de semaine, et de la modification des rapports de sociabilité qui en découle, entre un exode rural permanent, et un attachement réel au village : au-delà du ressenti (l’abandon ou la fidélité), cette notion de migration hebdomadaire ouvre la porte à l’analyse. Ainsi également du domaine de la santé, extrêmement privatisé, hautement concurrentiel, et très inégalement réparti sur le territoire, qui permet, via sa représentation spatiale, de comprendre pourquoi l’hôpital passe selon les lieux ou les gens, de recours immédiat à exceptionnel. On peut aussi citer la répartition de la population étrangère, qui, au-delà du constat, lorsque l’on entend à l’occasion parler tagalog en plein Beyrouth, donne corps à la répartition de cette population, de son importance, de ses métiers, et permet de mieux comprendre les dynamiques de flux migratoires et les modifications sociétales qu’elles entraînent : oui il y a des employées de maison philippines, mais pourquoi ? Pourquoi philippines et pourquoi employées de maison ? Combien ? De quel âge ? Pour quelle durée ? Seules ? Dans quelle situation légale ?


Les migrations estivales des bergers bédouins du haut-Kesrouan

Inutile de multiplier les exemples, l’ouvrage le fait lui-même, utilisant certaines localités ou des aspects de l’évolution beyrouthine, afin d’illustrer les mutations qu’il décrit : Damour, Sarafand, projet Solidere du centre-ville sont ainsi étudiés plus en détail, ce que permet l’attention portée aux échelles. L’ouvrage tient ainsi à étudier le Liban dans sa dimension internationale, nationale, et locale, au niveau des cazas et des mouhafazat, voire des communes, évitant ainsi, autant que faire se peut, l’écueil des publications trop générales, et par là même déconnectées du terrain, ou l’aspect ultra-local de certaines recherches… "Les chevaliers-paysans de l’an mil au lac de Paladru" pouvant être transposés en "les migrations estivales des bergers bédouins du haut-Kesrouan". En s’attachant aux différentes échelles de compréhension, cet Atlas évite ce travers et permet aux divers niveaux de compréhension de s’expliquer les uns les autres, et de se compléter. Une des limites essentielles du travail est en effet, pour certaines questions un manque de données, soit volontaire (l’absence de recensement depuis 1932, pour des raisons d’équilibre communautaire), soit parce qu’elles manquent aussi cruellement à l’État libanais, qui doit travailler alors que toutes les blessures de la guerre ne sont pas cicatrisées, que la mise à jour des outils n’a presque pas été faite pendant au moins quinze ans, et qui peine parfois encore à s’affirmer aux marges de son territoire. De cela, logiquement, l’Atlas souffre aussi, mais permet dans le même temps d’en prendre conscience, et d’en expliquer les implications. 


Le travail cartographique en lui-même est impressionnant, riche, varié, et surtout, malgré la complexité des problématiques évoquées, parvient à demeurer clair et lisible même pour le lecteur peu familier des questions évoquées, et surtout, il reste un véritable outil au service de la présentation des éléments, ne cédant pas à la facilité, ou au plaisir de la belle carte, surchargée de fioritures, et illisible : texte et cartes sont bien deux parties d’un même ensemble, et sont étroitement liés, et se suffisent à eux-mêmes. Présenté dans un format assez facilement maniable (et ce n’est pas anodin pour un atlas), à défaut d’être un beau livre, qui n’est pas son but, cet Atlas est d’abord un bon livre.


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Crédit photo : Flickr.com/ FREEPAL

rédacteur : Thomas RICHARD, critique à nonfiction.fr
Titre du livre : Atlas du Liban : territoires et société
Auteur : Eric Verdeil, Ghaleb Faour, Sébastien Velut
Éditeur : Institut français du Proche Orient