Un livre qui analyse finement les interprétations hostiles à '68', traquant les contresens et l'à-peu-près.

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Ce n’est pas une pensée anti-68, mais plusieurs, qu’analyse Serge Audier dans son livre. Pour plus de commodité, on peut les ramener à quatre grandes interprétations, qui servent de matrices et s’organisent ensuite en autant de variantes qu’il y a d’auteurs. Et même s’il arrive à Régis Debray de côtoyer Alain Finkielkraut, à Luc Ferry de croiser Blandine Kriegel, à  Pierre Manent de rencontrer Marcel Gauchet, leurs interprétations de 68 n’en restent pas moins irréductibles et parfois contradictoires. Il y a l’interprétation marxiste de 68 comme rattrapage du retard des superstructures et mise en cohérence de la France gaulliste avec la mondialisation libérale ; l’interprétation conservatrice qui fait de 68 le début d’une décadence politique et morale ;  l’interprétation néo-libérale de 68 comme déploiement individualiste perverti, et effacement des normes sociales ; l’interprétation néo-républicaine qui y voit les ferments de dissolution de la République et de l’esprit civique qui s’épanouiront plus tard. Toutes ces interprétations sont présentées et analysées, avec beaucoup plus de finesse qu’il n’est fait ici, dans le moindre de leurs attendus ou de leurs développements. Et si Serge Audier traque sans merci l’anachronisme, le contresens, l’à-peu-près, il se montre aussi animé d’un souci profond d’équité, cherchant toujours à voir par quel côté ceux qu’il analyse pouvaient avoir raison, ou dans quelle mesure leur propos livre une part de vérité sur l’événement.


Trotskistes d'hier, consommateurs d'aujourd'hui

En même temps, si les cadres d’interprétation changent, voire diffèrent du tout au tout, toutes disent en gros la même chose ; mai 68 fut une révolte individualiste et consacra le triomphe de l’individu moderne, au détriment des idéaux collectifs. "[La vertu de l’expression "pensée anti 68"] est de faire apparaître des étonnantes passerelles entre des discours venus de droite et de gauche, issus de libéraux et d’anti-libéraux, de traditionalistes et de modernistes. Si tous n’énoncent pas le même jugement, beaucoup partagent un même diagnostic. Par exemple, l’un des thèses les plus en vogue est que mai 68 n’a été que l’accoucheur de la société libérale capitaliste : les soixante huitards se réclamaient de Mao et de Trotsky, ils dénonçaient le société de consommation, alors qu’ils étaient à leur insu, en réalité, les meilleurs agents historiques de la société marchande et de consommation. Cette thèse, indéfiniment recyclée – et présentée par chaque auteur comme une découverte novatrice-, constitue l’un des poncifs qui circulent le plus sur mai 68. Mais il y a deux manières de l’entendre : on peut se réjouir de ce destin historique ou bien, au contraire, s’en lamenter. Reste que, dans les deux cas, la structure de l’analyse est la même."   Comment une telle interprétation d’un mouvement qui fut collectif,  animé d'un profond désir de transformation sociale et politique, en un mot hyperpolitique, a-t-elle pu s’imposer ? Bien entendu, elle croise quelque chose de juste, et nul n’irait dire que 68 ne fut pas en rapport avec une révolte contre les normes collectives perçues comme oppressives au nom de la spontanéité et de la liberté individuelle. Les censeurs, quelle que soit leur chapelle, peuvent donc s’en donner à cœur joie. Reste à savoir s’ils ont ainsi perçu l’essentiel de ce qui s’est joué alors. Car ce qui frappe dans l’événement, c’est son caractère instable et ambivalent. Mai 68 c’est à la fois une manière de se détourner du politique (L’État, les institutions, les élections) et un mouvement profondément porteur d’une envie de politique, au point d’affirmer que "tout est politique". Il est donc pour le moins paradoxal d’affirmer que la signification profonde de ce mouvement fut de dissoudre le politique. Si l’on met de côté les avantages rhétoriques que procure un tel énoncé paradoxal, quelle en est la matrice profonde ? Il y a bien sûr le schème classique, qui bien au-delà du marxisme, postule que les individus ne savent pas l’histoire qu’ils font, qu’elle se fait dans leur dos, et que le plus souvent, la signification de leurs actes explicites est implicitement  le contraire de ce qu’ils croyaient faire. Mais il y a davantage : une thèse qui engage sur la nature du politique, et qui est au cœur de l’entreprise de Serge Audier. Ou bien, comme le pensaient les acteurs de 68 et ceux qui s’en réclament, ou du moins qui n’ont pas cherché à rompre avec cette inspiration (tout en reconnaissant que les choses avaient pu se dire dans un langage et un discours archéo-marxiste très largement inadéquat), le politique est à la fois partout et nulle part, c'est-à-dire qu’il engage la forme et la nature de nos relations avec les autres et avec nous-mêmes, et ne peut être circonscrit à une sphère particulière d’activité humaine, même si des institutions proprement politiques doivent exister de manière spécifique, ou bien le fond de l’affaire est de nature économique ou sociologique, voire anthropologique, et le politique n’est qu’une mise en forme dérivée de ces déterminations. On sait que le marxisme dans la plupart de ses variantes n’a cessé d’instruire ce procès en dépendance de la superstructure politique, on le remarque moins souvent pour le libéralisme, qui pourtant partage fréquemment ce postulat avec le marxisme ; on l’ignore presque toujours pour le conservatisme, parce qu’il ne met pas le politique dans la dépendance de l’économie, mais de la morale et des mœurs.


Le retour de Tocqueville

C’est tout l’enjeu du débat autour de Tocqueville que mène très minutieusement Serge Audier, entre un Tocqueville libéral, qui fait de l’individualisme un moteur sui generis des sociétés contemporaines, et un Tocqueville penseur politique de la démocratie, qui fait de cet individualisme la conséquence de cette forme politique. Serge Audier montre bien comment les interprétations de Tocqueville qui seront privilégiées par ceux qui font de 68 la consécration  de l'individualisme s'écartent de celles qui font de Tocqueville l'analyste d'une démocratie qui articule l'indépendance de l'individu à son engagement dans la société. C'est déjà ce que Claude Lefort objectait à la lecture de Lipovetsky : "Le sens de l'indépendance aiguise le désir de penser et d'agir en récusant les contraintes jugées arbitraires. Ce sens de l'indépendance n'est pas en contradiction avec le sens de la communauté. Plus il se répand parmi les hommes plus la société devient active, plus riche le débat public, plus vivant le tissu des relations entre les individus et les groupes. Bref, libertés individuelles et libertés politiques se soutiennent les les unes les autres."   .

Que ce conflit sur l'interprétation de mai 68 engage un conflit sur l'interprétation de Tocqueville ne saurait surprendre, puisque en effet, ce dernier fut le grand penseur redécouvert dans les années de l'après 68 afin de penser la dynamique démocratique, dans le sillage de la critique des totalitarismes et de la montée des dissidences des pays de l'Est. L'auteur aurait d'ailleurs pu aussi montrer que le conflit d'interprétations est général, et affecte toutes les références : plus proche de l'événement lui-même, voire au cours même de ceux-ci, un autre conflit d'interprétation aurait mis aux prises diverses lectures de Marx, non plus autour de la question de l'individualisme, mais bien de la place respective de l'économie et du politique. 68 fut le moment où s'affirmèrent des lectures "politiques" de Marx, bien sûr déjà celles de Lefort ou Castoriadis, mais aussi des lectures comme celle de Châtelet, centrées sur la notion de praxis, oubliée par l'auteur qui dresse pourtant un tableau fourni des véritables inspirateurs du mouvement. La question est de savoir si Marx a définitivement partie liée avec la pensée totalitaire, ou bien si au contraire on peut trouver chez lui de quoi nourrir une réflexion critique sur le totalitarisme. Quelque difficile que puisse paraître cette tâche, elle implique que l'on trouve chez Marx de quoi construire une pensée autonome du politique, ce qui pour certains des auteurs de l'époque représentait un véritable enjeu, tant la pensée de Marx était par ailleurs pour eux le sol nourricier d'une pensée de la critique sociale.

C'est d'ailleurs cette dimension qui a été profondément manquée par le livre de Ferry-Renaut La pensée 68, dans le procès qu'ils font aux auteurs qui sont à leurs yeux les emblèmes de 68 d'avoir partie liée avec la critique de l'humanisme, et partant avec la promotion de l'individualisme. A juste titre Serge Audier montre que le rapport des auteurs privilégiés par Ferry Renaut (Foucault, Derrida, Bourdieu, Lacan, Althusser) avec 68 est loin d'être simple et univoque, et qu' à tout prendre, si 68 représente quelque chose dans la pensée, c'est plutôt le triomphe d'une pensée humaniste, comme celle de Sartre. Ces auteurs ne furent ni les références du mouvement de 68, ni ses emblèmes, ni ses inspirateurs. Reste qu'il y a une hypothèse qu'il n'évoque pas et où se noue pourtant leur rapport à 68 : celui que 68 ait trouvé dans leur réflexion un écho, qu'il y ait eu en quelque sorte un effet 68 dans la théorie comme on disait à l'époque. Ce serait sans doute la seule manière acceptable de parler d'une pensée 68, mais alors il faudrait sans doute déplacer quelque peu l'accent et construire un autre palmarès que celui de Ferry Renaut : on pourrait allègrement en exclure Bourdieu, dont les catégories sont en place bien avant, qui construit de toute manière un univers théorique où il n'y a pas de place pour l'irruption de la nouveauté et qui est obsédé par le projet d'une construction scientifique, mais aussi dans une moindre mesure Althusser. En revanche, apparaissent comme les principaux héritiers de 68 Lyotard et Deleuze par exemple, ou encore Derrida et bien sûr Foucault. Il s'agit précisément pour eux de faire écho au déploiement post-soixante-huitard de combats, de luttes, de fronts nouveaux qui soit sont directement issus de 68, soit en sont inspirés : or ce qui vient fédérer ces nouveaux champs ce sont deux choses : la critique du totalitarisme et la conquête de nouveaux droits, qui sont bien pour certains des droits individuels mais qui ont surtout une signification politique. La question des droits de l'homme dès lors ne nécessite pas pour qu'ils soient fondés une pensée humaniste du sujet, mais sont en quelque sorte mis en mouvement par l'affirmation performative de leur revendication   . Mais plus encore qu'un écho de 68, c'est véritablement à une continuation de 68 qu'ils se livrent, Foucault en déployant une analytique du pouvoir, Derrida en traquant ce qu'il appelle le phallogocentrisme, et en cherchant à déceler les incidences les plus originaires du féminisme dans la philosophie, Lyotard en analysant la fin des grands récits et Deleuze et Guattari en scrutant les émergences des devenirs minoritaires à la fois dans l'individu et dans le social. De ce point de vue, c'est à juste titre qu'on peut parler d'une pensée 68 pour ces auteurs, mais il est en revanche difficile de faire de l'anti-humanisme leur dénominateur commun (il s'agit au contraire de frayer les voies d'une sortie du structuralisme), et plus difficile encore d'en faire les promoteurs d'un individualisme apolitique ou anti-politique.


Détestation de Mai 68

Si toutefois 68 concentre à ce point les critiques, au point parfois de rendre méconnaissable les événements de 68 et de leur attribuer une signification qui va à rebours de ce qu'ils ont effectivement mis en mouvement, et si comme le montre Serge Audier les registres de la critique de 68 peuvent aller de l'extrême-droite conservatrice au marxisme, en passant par les diverses tentatives de restauration républicaine, c'est qu'il y a là une raison impérieuse, qui s'impose même aux choix politiques et intellectuels. Où s'enracine donc la détestation de 68 ? Le livre de Serge Audier ne s'engage pas dans cette voie, s'arrêtant au seuil de cette question, mais il ne manque pas de la soulever avec force, une fois le livre refermé. Ce n'est pas seulement une affaire de grilles d'interprétation. Bien entendu, il doit y avoir ici où là des motifs biographiques forts à une telle hostilité, surtout parmi ceux qui furent les contemporains directs des événements. Mais ce n'est doute pas là l'élément déterminant. Il me semble que le point commun de ces critiques, c'est l'effet dissolvant de ce qui est appelé individualisme sur les moeurs, au sens large. Car la pensée anti-68 n'est pas seulement l'affaire de quelques philosophes politiques, même si ces derniers la déploient dans ses dimensions les plus fondamentales. Elle a aussi servi de matrice à une quantité considérable d'ouvrages, d'articles, de prises de position, qui concernent tous les champs de la société, la civilité, le tiers monde, l'écologie, la famille, l'immigration, la culture, l'école et les femmes. Ces trois derniers sont sans doute les plus cruciaux ce qui est une manière indirecte d'hommage à 68 puisque c'est bien en effet les questions du féminisme, la critique de l'autorité dans les institutions d'éducation et l'émergence d'un pluralisme culturel qui ont été les terrains les plus bouleversés par la secousse de 68. La connexion profonde entre la critique philosophique et politique de 68 et la critique culturelle est sans doute dans cette profonde hostilité au libéralisme culturel. En elle se nouent les motifs politiques, philosophiques et existentiels de la critique de 68. Au risque parfois d'aveugler leurs auteurs, et de leur faire méconnaître, et la profonde ambivalence de l'individualisme contemporain, qui recèle au moins autant de capacité d'agir que de repli sur soi, et la nature même de la démocratie, capable de surgir là où on l'attendait pas.


* À lire également sur nonfiction.fr :

- la critique de ce livre par Céline Spector.
Une vaste reconstitution des discours dénigrant l’héritage de 68 et un appel à une 'sédimentation' bénéfique de mai 68 dans le cadre d’un libéralisme social rénové.

- la critique de ce livre par Laurent Bouvet.
Une livre intéressant par son projet, qui malgré ses grandes qualités se laisse trop dériver vers le pamphlet à cause d'un manque de rigueur.


* Retrouvez le dossier 68 de nonfiction.fr.

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